Nizar Banat avait été habitué au tumulte de la politique en Cisjordanie durant toute sa vie, une vie perdue lors d’un passage à tabac sauvage l’été dernier, alors qu’il avait 42 ans.
Pendant les derniers mois de son existence, cet activiste de la défense des droits civils et fervent critique de l’Autorité palestinienne (AP) avait eu le sentiment que les choses avaient pris une tournure périlleuse. Moins d’un mois avant sa mort, des attaquants masqués avaient criblé de balles et de grenades incapacitantes son domicile, à grand renfort de gaz lacrymogène.
Il s’était avéré que, ce soir-là, Nizar rompait le jeûne du ramadan avec son oncle, dans l’habitation de ce dernier mais son épouse, Jihane, et leurs quatre enfants tous âgés de moins de dix ans, terrifiés, étaient restés cloîtrés à l’intérieur.
Une épreuve qui avait convaincu Banat de la nécessité de déménager de la ville de Dura, aux abords d’Hébron, en Cisjordanie. Il s’était installé dans un bâtiment adjacent à l’appartement de ses cousins. Le danger de mourir pour ses activités politiques n’avait pas pour autant cessé de planer sur lui : des messages de menaces anonymes l’avaient clairement établi à ce moment-là.
Jihan a depuis expliqué que son mari savait que ses jours étaient comptés et qu’il lui avait confié que ce déménagement visait à épargner à ses enfants la vision terrible du meurtre de leur père. Comme si les persécutions n’avaient fait que renforcer sa résolution, Banat avait continué à dire haut et fort ce qu’il pensait de l’AP à ses plus de 100 000 abonnés sur Facebook.
Dans sa dernière vidéo, un Banat visiblement révolté avait qualifié l’AP de « mercenaire » qui « a tout le temps trempé dans des trafics en tout genre ». Il avait cité des noms, allant du Premier ministre Mohammed Shtayyeh jusqu’à Mohammed Dahlan, ancien ministre de la sécurité de l’AP qui reste encore une force influente au sein de la politique palestinienne malgré une brouille sanglante avec le chef de l’AP Mahmoud Abbas qui avait précipité son exil en 2011. Deux personnalités qui aspirent à prendre la présidence de l’AP quand Abbas, octogénaire, présentera sa démission ou – c’est plus probable – mourra.
A des dizaines d’autres occasions, Banat avait demandé la démission d’Abbas, un souhait partagé par les deux tiers des Palestiniens qui vivent en Cisjordanie – c’est ce qu’avait affirmé un sondage effectué en 2020. Toutefois, les critiques publiques à l’égard du leader de l’AP sont souvent muselées. Des personnalités comme Banat, qui brisent le silence, gagnent à la fois de fervents admirateurs et de puissants ennemis.
Dans la nuit du 23 juin 2021, trois jours seulement après la publication de sa dernière vidéo, 14 agents de la sécurité de l’Autorité palestinienne armés avaient, selon des informations, pris d’assaut l’appartement de Banat, le frappant à coups de barres de fer et cognant sa tête contre le mur, devant ses deux cousins, horrifiés, qui avaient évoqué plusieurs dizaines de coups. Des images tournées par les caméras de surveillance avaient montré Banat sorti de la résidence, inconscient. L’homme était mort alors qu’il se trouvait en détention le lendemain dans la matinée.
Dans la nuit du 23 juin 2021, trois jours seulement après la publication de sa dernière vidéo, 14 agents de la sécurité de l’AP armés avaient, selon des informations, pris d’assaut l’appartement de Banat, le frappant à coups de barres de fer et cognant sa tête contre le mur, devant les yeux de ses deux cousins, horrifiés, qui avaient évoqué plusieurs dizaines de coups. Des images tournées par les caméras de surveillance avaient montré Banat sorti de la résidence, inconscient. L’homme était mort alors qu’il se trouvait en détention le lendemain dans la matinée.
En invectivant ainsi les leaders de l’AP, Banat cherchait à faire éclater au grand jour ce que lui et d’autres considéraient comme un système profondément corrompu qui remplissait les portefeuilles des élites de l’argent reçu par le biais des recettes fiscales et de l’aide internationale, tout en canalisant une grande partie de ce qui restait d’un appareil sécuritaire massif formé pour réprimer les dissensions pour le compte de ses parrains.
L’AP avait d’abord fait savoir que Banat était mort « d’une insuffisance cardiovasculaire aiguë » mais une autopsie indépendante réclamée par sa famille incrédule avait plutôt confirmé la version de ses cousins. L’analyse des hématomes et des éraflures sur tout son corps, et notamment sur sa tête, avait déterminé que son décès n’était « pas naturel ».
Watch | A video footage from a surveillance camera documents the first moments of the kidnapping and assassination of #Palestinian opposition activist Nizar Banat by the Palestinian Authority (PA) security agents on Wednesday-Thursday night. pic.twitter.com/1K75ys0Wos
— Quds News Network (@QudsNen) June 28, 2021
La mort de Banat et les mouvements de protestation qui avaient suivi – ainsi que le procès organisé par l’AP des 14 agents de sécurité mis en cause, même si ceux qui avaient émis l’ordre de l’opération n’ont pas siégé sur le bancs des accusés – ont servi à mettre à nu l’intrusion des forces de sécurité dans la vie quotidienne de la Cisjordanie, dans un climat de corruption endémique. Ce faisant, ils ont aussi soulevé des questions inconfortables sur le rôle tenu par Israël dans le maintien d’un système considéré comme profondément injuste par un grand nombre.
Le père de la lutte
Banat avait la hardiesse dans le sang depuis toujours, selon son frère, Ghassan Banat. Pendant son enfance, il avait hérité du surnom arabe Abu al-Kifah (« le père de la lutte »), un clin d’œil à son intrépidité précoce.
Après un diplôme obtenu à l’université en Jordanie, Banat était revenu à Hébron, la ville qui l’avait vu naître, en l’an 2000 – juste à temps pour la Seconde Intifada, un soulèvement palestinien marqué par une série d’attentats-suicides à la bombe contre des Israéliens qui avait suivi l’échec des négociations visant la création d’un état palestinien à Camp David, cette année-là.
Banat avait évoqué le temps passé à l’étranger pendant sa dernière interview télévisée, au mois de novembre 2020. « Mes enfants et moi restons en Palestine… C’est la raison pour laquelle je veux qu’il y ait un espace pour la liberté, de manière à ce que mes enfants ne finissent pas par haïr ce pays et par envisager l’émigration », avait-il dit devant les caméras de la chaîne al-Ghad TV. « J’ai moi-même vécu à l’étranger et les Palestiniens ne sauraient être dignes ailleurs que dans leur propre pays. Les Palestiniens, à l’étranger, restent des citoyens de seconde catégorie, et ce, indépendamment de l’argent ou des connaissances qu’ils peuvent amasser ».
En 2005, il avait décidé de se consacrer à plein temps à l’activisme mais il n’avait rejoint aucun parti et il avait rejeté les étiquettes idéologiques. Il était alors dégoûté par la corruption au sein du Fatah, au pouvoir en Cisjordanie, mais il détestait également le principal parti d’opposition du Hamas, désigné comme groupe terroriste par Israël, les États-Unis et l’Union européenne. Et, comme la majorité des autres Palestiniens, il était aussi opposé au contrôle militaire israélien sur les territoires revendiqués par les Palestiniens pour y établir leur État.
Banat s’était fait connaître en tant qu’activiste en exploitant la colère et la frustration nourris à l’encontre de l’Autorité palestinienne, dominée par le Fatah, pour son détournement de l’argent de l’aide internationale vers des comptes bancaires privés, pour sa distribution des sinécures sur la base du népotisme et pour sa coordination sécuritaire avec Israël
Avant l’arrivée des réseaux sociaux – le tout premier post politique de Banat avait été publié sur internet en 2011 – il était un incontournable des manifestations et une personnalité largement respectée dans les cercles militants, assumant souvent un rôle déterminant dans la transmission des messages.
« Aux mouvements de protestation, il prenait des photos. Il adorait faire partie de l’équipe chargée de formuler les différentes déclarations et autres communiqués de presse », se souvient Issa Amro, activiste et ami de Banat pendant presque vingt ans, qui se rappelle en particulier de son ami pour leurs conversations animées du vendredi, à la table du petit-déjeuner, et pour son énergie débordante. « Il a poussé les activistes à apporter ce qu’ils avaient de meilleur en eux ».
Banat s’était fait connaître en tant qu’activiste en exploitant la colère et la frustration nourris à l’encontre de l’AP, dominée par le Fatah, pour son détournement de l’argent de l’aide internationale vers des comptes bancaires privés, pour sa distribution des sinécures sur la base du népotisme et pour sa coordination sécuritaire avec Israël.
Depuis la signature des Accords d’Oslo, dans les années 1990 – qui avaient créé l’AP et qui avaient divisé la Cisjordanie en secteurs placés sous les contrôles des Palestiniens ou des Israéliens – les dirigeants palestiniens se sont enrichis grâce à l’argent des impôts versés et à celui des nombreux financements étrangers en l’absence de mécanismes de supervision appropriés, affirment les critiques.
Selon les statistiques du Fonds monétaire international (FMI), l’ancien chef de l’AP, Yasser Arafat, et ses proches – c’était l’époque de passage à l’âge adulte de Banat – étaient parvenus à détourner presque 900 millions de dollars entre 1995 et l’an 2000. Dans la même période, la majorité des Palestiniens avaient souffert de privations et la pauvreté avait augmenté de manière constante, année après année. A la fin de 2022, 60 % des Palestiniens de Cisjordanie vivaient en-deçà du seuil de pauvreté international, avec environ deux dollars par jour.
Un sondage, qui avait été réalisé peu après la mort de Banat, avait établi que 83 % des personnes interrogées pensaient « qu’il y a de la corruption dans les institutions de l’AP ». Une autre enquête d’opinion, datant de 2018, avait indiqué que les Palestiniens de Cisjordanie considéraient la corruption comme la problématique la plus pressante qu’ils devaient affronter – derrière les difficultés économiques mais avant le contrôle militaire israélien.
La décision prise par Banat de critiquer la corruption au sein de l’AP et la mauvaise conduite israélienne comme phénomène interdépendant lui avait attiré la fureur de Ramallah qui l’avait accusé d’être un agent étranger, lui faisant courir des dangers que les autres activistes avaient su éviter, explique Amro.
« Si les deux parties s’accordent à votre sujet, elles peuvent faire en sorte, ensemble, de vous détruire, de vous abattre », note Amro, qui a été arrêté par les autorités israéliennes et palestiniennes.
Même s’il avait excellé dans ses études universitaires – il était diplômé en langue et littérature arabes – Banat n’avait pas pu profiter d’un système d’embauche basé sur la récompense de la loyauté et il avait souvent eu des difficultés à nourrir ses enfants. Il avait fait des petits boulots variés de peintre en bâtiment ou de menuisier ; les derniers mois de sa vie, il avait tenté de gagner un peu d’argent supplémentaire en vendant des créations d’arabesques gravées dans des pierres qu’un maçon, un de ses voisins, avait jetées au rebut.
D’un autre côté, les posts publiés sur les réseaux sociaux par Banat trouvaient une large audience, au grand dam des mêmes leaders dont il dénonçait avec rage la corruption.
Ces responsables avaient vu les réseaux sociaux jouer un rôle déterminant dans le renversement des régimes de toute la région à la fin des années 2010. L’activiste avait été arrêté par l’AP à huit reprises, accusé de trahison et d’incitation. Des arrestations qui, à la fin de sa vie, étaient devenues de plus en plus fréquentes.
Loin de se laisser intimider, Banat s’était présenté, l’année dernière, comme candidat aux élections parlementaires palestiniennes – les dernières avaient été organisées en 2006 – sous l’étiquette du parti Liberté et Dignité.
Le scrutin avait été fixé en date du 22 mai 2021 mais Abbas l’avait finalement annulé (encore). La raison avancée avait été le refus opposé par Israël de permettre le vote à Jérusalem-Est, mais l’argument a servi d’excuse pour Abbas, dont le désir de montrer sa bonne foi démocratique à la nouvelle administration de la Maison Blanche s’est avéré finalement moins important que sa peur de prendre une raclée dans les urnes de la part du Hamas.
Dans le cadre d’une initiative qui, selon de nombreux observateurs, avait été susceptible d’avoir été à l’origine de l’attaque initiale contre son habitation, Banat avait signé le communiqué écrit par son parti demandant au plus important donateur de l’AP, l’Union européenne, de renforcer sa condamnation de la manœuvre d’Abbas en fermant rapidement le robinet financier des aides.
Des forces de sécurité ‘aliénées’
L’annulation des élections par Abbas devait enlever à Banat l’opportunité de poster un clip de campagne dans lequel il s’adressait directement aux forces de sécurité de l’AP.
Les résidents palestiniens de Cisjordanie font partie des populations les plus surveillées du monde, avec un agent de sécurité pour 86 civils. En comparaison, il y a environ un médecin pour 500 patients sur ce territoire.
Dans une vidéo diffusée à titre posthume, Banat s’exprimait au sujet des personnels de sécurité de l’AP, évoquant « l’aliénation sociale » qu’ils subissaient en accomplissant un travail au sein d’un appareil davantage chargé d’intimider que de protéger les civils.
« Dayton a malheureusement semé en vous la doctrine que le peuple est votre ennemi », soulignait-il dans la vidéo, faisant référence au général Keith Dayton, ancien coordinateur de la sécurité des États-Unis pour Israël et l’AP, qui a pris la tête de la « professionnalisation » des forces de l’AP.
Il a promis de les reconstruire pour en faire « une force de police qui n’a aucun lien avec la politique mais plutôt avec la sécurité de la société ».
L’année dernière, les 22 % du budget de l’AP consacrés aux différentes branches de l’appareil de sécurité ont dépassé les dépenses d’éducation (19 %) et de santé (14 %).
Cette masse salariale importante permet à l’AP de maintenir une grande partie de la population heureuse et nourrie malgré la pauvreté qui sévit ailleurs, en mettant essentiellement les membres des forces de sécurité et leurs familles au service du gouvernement. Avec un taux de chômage de 16 % en Cisjordanie et des emplois relativement bien rémunérés en Israël plus difficiles à trouver que par le passé, beaucoup n’ont pas d’autre choix.
Des milliers de personnes ont assisté aux funérailles et à la manifestation en l’honneur de Banat au lendemain de sa mort. Au cours des semaines qui ont suivi, des manifestations ont eu lieu en Cisjordanie. Dans les vidéos des rassemblements, on entend les manifestants scander « Le peuple veut le renversement du régime ».
Le contrôle d’une importante force de police donne également à l’AP la capacité de réprimer les opposants au Hamas et autres dissidents. Mohannad Karajah, directeur de l’organisation palestinienne Avocats pour la justice, a constaté une augmentation du nombre de prisonniers politiques depuis que le Hamas a gagné les élections des conseils locaux.
La menace du Hamas est utilisée pour justifier cette traque des opposants de tous bords, y compris des anti-islamistes comme Banat. De nombreux Palestiniens, considérant la corruption du Fatah comme un moindre mal par rapport à l’idéologie du Hamas, se morfondent devant cette situation. D’autres rejoignent les rangs des forces de sécurité, avec plus ou moins de réticence. La plupart craignent de s’exprimer.
Beaucoup, cependant, se sont exprimés suite à l’assassinat de Banat. La mort de l’activiste a jeté juste assez d’huile sur le feu du mécontentement pour que les protestations débordent dans les rues.
Des milliers de personnes ont assisté aux funérailles et à la manifestation en l’honneur de Banat au lendemain de sa mort. Au cours des semaines qui ont suivi, des manifestations ont eu lieu en Cisjordanie. Dans les vidéos des rassemblements, on entend les manifestants scander « Le peuple veut le renversement du régime », faisant écho au cri de ralliement du Printemps arabe.
En 2011-2012, alors que les manifestations prenaient de l’ampleur dans tout le Moyen-Orient, les forces de sécurité de Cisjordanie ont étouffé les premières lueurs de dissidence manifeste. Dix ans plus tard, des Palestiniens excédés par le meurtre de Banat et d’autres abus commis par les forces de sécurité ont afflué sur la place al-Manara à Ramallah. Mais lorsque les manifestants ont voulu étendre leur rassemblement au-delà de la place principale de Ramallah, les forces de sécurité sont entrées en action.
Dans une interview accordée à Nawa, une chaîne d’information féministe palestinienne, la journaliste Najla Zaytoun a raconté son expérience : « Quelqu’un m’a poussée et a commencé à frapper mon bras gauche avec un bâton en bois. Je me suis retirée à l’arrière, puis une autre personne a attrapé mon téléphone et s’est enfuie… Mon téléphone a ensuite été remis aux forces de police. J’ai exigé qu’on me le rende, car je suis journaliste… Les forces de police m’ont répondu par les mots ‘Sortez d’ici’. »
Des dizaines de personnes ont été arrêtées au cours des manifestations et par la suite. Le 4 juillet 2021, Karajah, l’avocat qui a tiré la sonnette d’alarme sur le nombre croissant de prisonniers politiques, est arrivé dans un palais de justice de Ramallah pour défendre des clients accusés d’avoir participé à des manifestations liées à la mort de Banat. Sur place, il a été lui-même placé en détention pour « cyber-crimes », une accusation dont Banat lui-même avait déjà fait l’objet.
D’après Ghassan Banat, des dizaines de personnes ont été visées pour s’être exprimées au sujet de son frère, et ont été arrêtées, mises à l’index, ou les deux.
Talal Dweikat, le porte-parole de l’AP chargé de limiter les dégâts après la mort de Banat, est apparu sur la chaîne d’information al-Awda, proche du Fatah, pour affirmer que « l’arène publique en Cisjordanie est ouverte par rapport à tous les autres pays de la région ».
Dans le même souffle, il a critiqué le comportement des manifestants : « La question de Nizar Banat est utilisée pour attaquer le tissu de notre société… le principal bénéficiaire de cette situation est l’occupation israélienne. »
Coordination ou connivence ?
L’armée israélienne et le Shin Bet ont tout intérêt à maintenir un mécanisme de coordination avec les forces de sécurité palestiniennes, et ce afin de contenir les troubles en Cisjordanie. Cette coordination porte souvent sur le partage des renseignements et l’engagement communautaire, l’AP étant généralement mieux placée pour effectuer la surveillance et établir des contacts sur le terrain.
De manière peut-être plus controversée, l’AP donne fréquemment à Israël l’autorisation et les renseignements nécessaires pour mener des raids visant à éliminer le Hamas dans des endroits qui sont sous contrôle palestinien total et donc supposément interdits aux forces de sécurité israéliennes.
Israël et l’AP dépeignent leur système de coordination de la sécurité comme un élément clé destiné à empêcher la Cisjordanie de tomber entre les mains de groupes terroristes ou d’exploser dans une violence incontrôlable.
Mais ce mécanisme est profondément impopulaire en Cisjordanie – 61 % des Palestiniens de la région le désapprouvent – et c’est l’une des raisons qui expliquent la faible popularité d’Abbas. De nombreux Palestiniens considèrent que l’AP et ses forces de sécurité sont des sous-traitants d’Israël, qui accomplissent le sale boulot de la sécurité quotidienne en Cisjordanie en échange d’argent, de pouvoir et de privilèges.
« Toute personne travaillant pour l’AP est contrôlée et affectée à son poste par Israël », a déclaré Tahani Mustafa, expert en politique palestinienne au groupe de réflexion International Crisis Group. « Ces élites de l’AP contrôlent une grande partie des flux d’aide et de l’économie locale en raison de leur relation positive avec Israël, qui en échange leur fournit des permis d’entrée et la liberté de mouvement, ainsi qu’à leurs amis et familles. »
Les Palestiniens de Cisjordanie doivent obtenir une autorisation pour se rendre en Israël et à Gaza. Selon le groupe de défense des droits de l’homme Gisha, le niveau d’autorisation le moins contraignant est réservé à un groupe restreint de « VIP » de l’AP, dont le nombre est limité à 120 personnes et à leurs familles. Ces quelques chanceux sont autorisés à se déplacer librement en Cisjordanie, à Gaza et en Israël, sans subir les contrôles de sécurité habituels, sauf à l’aéroport Ben Gurion.
Un porte-parole du Coordinateur des affaires gouvernementales dans les territoires (COGAT), la branche du ministère israélien de la Défense qui assure la liaison avec les autorités palestiniennes, n’a pas répondu à une demande de commentaire.
Dans sa dernière vidéo, Banat présentait la coopération entre l’AP et Israël comme une menace pour la vie des Palestiniens. Dans cette vidéo, il a mis au pilori un accord selon lequel Israël devait livrer à l’AP un million de doses de vaccins contre la COVID-19 presque périmés en échange d’un nombre égal de vaccins frais trois mois plus tard. Cet accord, conclu au plus fort de la pandémie alors que l’AP avait un besoin urgent de vaccins, a finalement été annulé par Ramallah.
« L’AP fait place à tous les projets que l’occupation désire », a-t-il déclaré à la chaîne d’information palestinienne indépendante Watan quelques mois avant sa mort, exprimant ainsi un sentiment omniprésent.
Les proches de Banat sont hantés par l’idée que la collusion à laquelle il s’opposait tant entre les forces de l’AP et l’armée israélienne pourrait avoir facilité son assassinat.
Banat a été enlevé à l’intérieur de la zone H2, la section de Hébron directement administrée par Israël. C’est pour cette raison que Banat avait choisi de se réfugier près de ses cousins, espérant vaguement pouvoir échapper à l’emprise de l’AP.
Ghassan Banat et Ghandi Rubi, l’avocat de la famille Banat, ont déclaré que les procédures judiciaires engagées depuis la mort de Banat ont démenti les informations précédentes selon lesquelles Israël aurait donné aux forces de l’AP l’autorisation préalable de pénétrer dans sa juridiction, peut-être en contrepartie. Le porte-parole du COGAT a également rejeté ces allégations.
Rubi a fait remarquer que la zone H2 est une « vaste zone » et a déclaré que les forces de sécurité de l’AP sont entrées en civil dans la région à bord d’un véhicule volé portant des plaques israéliennes.
Il a néanmoins dénoncé l’incapacité d’Israël à protéger Banat et son insensibilité face à la violence intra-palestinienne. « Les responsables israéliens disent ‘un Palestinien tue un Palestinien, Israël n’a rien à voir avec cela’… mais Israël a la responsabilité légale de protéger les citoyens [palestiniens] de H2. « Israël occupe la terre et traite avec le peuple [palestinien]. Quelle est la classification de ces personnes ? Sont-ils des êtres humains ? Ont-ils de la dignité ? Ou bien n’ont-ils aucune dignité et ne sont pas des êtres humains, mais simplement des animaux ? »
Par ailleurs, Rubi n’a pas épargné les critiques de l’AP, l’accusant de jouer un double jeu : « Tout citoyen qui parle avec Israël est un ‘traître’, mais il y a une catégorie de personnes pour qui tout est permis », a-t-il déclaré. « Pour le citoyen moyen, rien n’est permis ».
Un simulacre de procès
En septembre 2021, en réponse aux pressions croissantes qui étaient exercées par la population et par les pays donateurs, l’AP a lancé une procédure judiciaire militaire contre les 14 policiers qui auraient battu à mort Banat lors de l’opération menée dans son habitation.
Un procès truffé d’irrégularités dès le début
Un procès truffé d’irrégularités dès le début. Le témoin principal du parquet, représenté par Rubi et par un procureur qui avait été désigné par l’AP, était Hussein Banat, le cousin de Nizar – et il avait été arrêté pour de fausses accusations le même mois.
Au mois de février, les 14 accusés qui étaient en détention avaient pu échapper aux audiences du tribunal. Selon Ghassan Banat, il leur avait été tout simplement permis de « venir et de repartir ». Il avait souligné l’utilisation continue, par les accusés, des réseaux sociaux pendant tout le procès – une preuve, selon lui, de la liberté qui leur était octroyée.
Faris Sharab, avocat de la défense, a nié que de tels privilèges aient été accordés à ses clients et il a préféré indiquer que les restrictions imposées par l’armée israélienne sur les déplacements des Palestiniens avaient gêné leur transfert de la prison, située à Jéricho, au tribunal de Ramallah.
Une affirmation démentie par un porte-parole du COGAT. L’absence des accusés au mois de février, conjuguée à l’absence d’un médecin-légiste et d’un expert en images numériques – tous les deux des témoins de la défense – avaient finalement entraîné des retards de plusieurs semaines.
Les accusés avaient ensuite été là pendant les audiences mais ils avaient gardé le silence, comme la loi palestinienne les autorisait à le faire.
En l’absence des témoins et en l’absence également d’une enquête en profondeur de l’AP, il avait été difficile, pendant tout le procès, de déterminer qui avait été le donneur d’ordre dans cette affaire qui avait abouti à la mort de Banat. Parmi les charges retenues contre les 14 accusés, « la violation des instructions militaires » avait semblé avoir été utilisée pour disculper la hiérarchie des agents mis en cause.
Rubi confie au Times of Israel qu’il est indubitable, de son point de vue, que les ordres sont venus de très haut. Il pense néanmoins que ces agents qui n’avaient pas été formés et qui étaient dans l’ignorance juvénile de la fragilité humaine s’étaient laissés emportés, là où il leur avait peut-être seulement été demandé d’intimider l’homme en le frappant physiquement. Des coups étaient susceptibles de réduire l’adversaire au silence ; un assassinat pouvait faire de lui un martyr – un titre honorifique que l’AP elle-même a utilisé en référence à Banat dans ses déclarations officielles.
Six médecins-légistes, témoignant pour le parquet, ont indiqué que des coups associés à une asphyxie entraînée par des gaz lacrymogènes pulvérisés directement dans la bouche étaient à l’origine de la mort de Banat
Alors que presque toutes les parties impliquées avaient refusé de se présenter à la barre, la défense avait fait son travail en s’appuyant sur les récits de trois témoins seulement. En contraste, le parquet en avait présenté 25.
Le mépris conjugué à l’incrédulité sur le visage de Rubi quand il évoque les conclusions d’un médecin-légiste qui avait témoigné pour la défense, sans même avoir examiné le corps de Banat, et qui avait déclaré que Banat « serait mort même s’il avait été en train de boire un café dans un hôtel ».
Six médecins-légistes avaient déclaré, lors de leurs témoignages pour le parquet, que la mort de Banat était imputable à des coups violents associés à une asphyxie entraînée par la pulvérisation de gaz lacrymogènes dans la bouche de la victime.
A l’extérieur du tribunal, la famille Banat a continué son travail de sensibilisation sur le dossier, faisant part de ses failles variées. Selon Ghassan Banat, l’AP a tenté d’offrir des pots-de-vin à la famille. Il prétend qu’un homme de l’AP s’est montré à son bureau et qu’il lui a soumis une offre d’Abbas : Une somme de dix millions de dollars et des emplois pour lui-même, pour Jihan et pour 30 cousins de Nizar dans des missions diplomatiques – s’ils le désiraient. Une demande de commentaire adressée à l’AP était restée sans réponse au moment de l’écriture de cet article.
Le 22 juin, presque un an après la mort de Banat, les accusés avaient été libérés sous caution. L’AP avait alors évoqué le risque encouru par les détenus d’attraper la COVID-19 dans leurs petites cellules. La Commission indépendante des droits de l’Homme a néanmoins catégoriquement affirmé que « la prévention de la propagation du coronavirus ne justifie pas la violation de l’état de droit ».
A ce moment-là, la famille Banat s’était déjà détournée du procès, disant qu’il était « un simulacre ». Pour Rubi, « le procès va continuer dans la direction qu’il voudra », mais sans la bénédiction de la famille du défunt.
La famille cherche dorénavant à obtenir justice par le biais des tribunes internationales. Le cabinet Stoke White — une firme britannique spécialisée dans le droit international – s’est emparé bénévolement du dossier, l’année dernière. La firme a mis en cause sept responsables sur la base d’un dossier d’enquête d’environ 2 000 pages. Parmi eux, Hussein al-Sheikh, ministre des Affaires civiles qui coordonne les accords avec Israël et qui serait celui qu’Abbas aurait choisi pour lui succéder à la tête de l’AP.
Hakan Camuz, directeur du droit international au sein du cabinet Stoke White, confie au Times of Israel que des éléments spécifiques impliquant al-Sheikh ne peuvent pas être rendus publics à ce stade dans la mesure où les investigations sont encore en cours, mais il ajoute que ces éléments sont solides. Camuz et sa firme sont actuellement en train de préparer les documents nécessaires pour déposer des demandes auprès de plusieurs forums juridiques internationaux.
A l’heure de la publication de cet article, personne n’a eu à répondre de la responsabilité de la mort de Banat.
Dans son bureau qui surplombe Ramallah, décoré d’œuvres d’art originaires « de toutes les civilisations » – un panneau en bois japonais, une photo en noir et blanc de statues de bodhisattva dans un temple thaï, un portrait réalisé par une femme juive, portrait dont la ressemblance avec l’activiste palestinienne Ahmed Tamimi est frappante – Rubi explique que ce dossier n’est pas seulement l’occasion de rendre enfin justice à Nizar Banat et à sa famille, mais qu’il permet aussi de dévoiler les méthodes employées par l’AP pour gérer les dissensions.
L’AP, ajoute-t-il, est aveugle face aux avantages que représentent les concessions politiques, préférant utiliser le clientélisme le plus direct, la corruption pure ou la violence si les deux premiers échouent. L’AP ferait mieux d’accueillir ses adversaires pour un échange pacifique, affirme-t-il, parce que « ceux qui n’ont pas mis en place des moyens pacifiques pour obtenir des droits ont recours à la violence ».
« L’avenir de la société palestinienne », ajoute-t-il avec une grimace, « c’est la violence ».
Ghassan Banat, d’un autre côté, espère encore que la vie politique palestinienne pourra changer, inspiré par l’héritage laissé derrière lui par son frère et par les manifestations qui ont suivi sa mort tragique.
« L’après-Nizar n’est plus la même chose que l’avant-Nizar », dit-il. « La preuve en est que des dizaines d’activistes trouvent dorénavant le courage nécessaire pour parler comme Nizar parlait lui-même ».