Au deuxième étage de la galerie HaMiffal de Jérusalem, lors de la soirée de réouverture, des dizaines de visiteurs étaient scotchés devant la projection d’échelles complexes, de ventilateurs et de chaises. Pour les responsables de cet espace, le moment était féérique, car cela n’aurait pas été possible il y a à peine un an.
Il y a cinq ans, le collectif original HaMiffal est passé d’installations temporaires à une résidence unique. Ses organisateurs ont choisi un bâtiment abandonné et délabré du XIXe siècle à deux pas du luxueux hôtel Waldorf Astoria et l’ont transformé en un espace partagé pour des événements artistiques et culturels. Peut-être inspiré des célèbres studios new-yorkais d’Andy Warhol, le nom de la communauté artistique signifie « L’usine » en français.
En début d’année dernière, HaMiffal était devenu une communauté artistique dynamique où de jeunes artistes locaux talentueux travaillaient, jouaient et s’exprimaient sur leur terrain bohème. Un bar et un café avaient même commencé à rapporter de l’argent. L’avenir semblait radieux – jusqu’à ce que la pandémie de coronavirus frappe.
Avec le pays paralysé par des confinements stricts et consécutifs, l’espace vibrant était à nouveau abandonné.
Le collectif ne s’est pas découragé. Les membres ont mis leurs énergies créatives au service d’un nouveau projet de confinement : la rénovation du deuxième étage du bâtiment, qui était auparavant considéré « à risque » par la municipalité et principalement utilisé comme squat d’artistes.
Après un appel de fonds de la municipalité de Jérusalem, de l’Autorité de développement d’Eden-Jerusalem et des fondations Beracha, Jérusalem et Leichtag, HaMiffal a transformé le rez-de-chaussée en galerie avec un magasin d’art officiel HaMiffal et un espace de résidence. Sa fondation communale et coopérative occupe désormais le premier étage, tandis que le second permet aux membres individuels de rayonner.

Alors que les restrictions liées à la COVID commençaient à être levées, HaMiffal souhaitait que la première exposition solo de l’espace mette en lumière l’un des talents artistiques les plus brillants de Jérusalem. La première exposition solo post-COVID « Moves » présente les œuvres de l’artiste local Kobi Vogman, 34 ans, réalisateur, animateur, artiste multimédia et éducateur à la prestigieuse Académie d’art et de design Bezalel de Jérusalem.
« Moves » intervient à la suite de la mort du père de Vogman, ce qui l’a amené à explorer le thème de la « maison ». Son exposition utilise différents médiums, tels que l’animation stop-motion, les miniatures 3D et les impressions numériques. À travers ceux-ci, Vogman donne vie à des objets inanimés – déformés et reconfigurés dans des espaces obsédants – et offre aux spectateurs des perspectives différentes sur ce qui pourrait autrement sembler banal.
Malheureusement, la COVID n’a pas été l’unique obstacle pour HaMiffal l’année passée. Juste au moment où « Moves » était sur le point d’aboutir, des troubles ethniques ont éclaté à Jérusalem. L’opération « Gardiens des Murs » a suivi peu de temps après. Finalement, alors que les choses se sont calmées, Vogman et HaMiffal ont pu lancer l’exposition solo qui a séduit les spectateurs dès cette soirée d’ouverture.
Le Times of Israel s’est entretenu avec Vogman lors de la soirée d’ouverture de l’exposition ainsi que via Zoom. L’interview suivante a été éditée pour plus de clarté.

The Times of Israel : Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ?
Kobi Vogman : Je suis né à Riga, en Lettonie, et ma famille a déménagé en Israël en 1990. Riga avait autrefois une forte communauté juive, décimée pendant la Shoah. Après, beaucoup sont allés en Russie ou aux États-Unis. Peu de gens sont venus ici en Israël.
À l’époque, mes grands-parents étaient membres du Parti communiste. Mon père s’est rebellé contre ça. C’était un hippie anticommuniste et aussi un sioniste convaincu. Dès que l’URSS est tombée, il nous a emmenés en Israël.
Mes parents étaient artisans, ils avaient une entreprise de reliure et de restauration, d’œuvres judaïques principalement. Mon père travaillait le cuir et ma mère la restauration du papier. Enfant, j’ai baigné dans ce monde artisanal.
Quand je suis entré à Bezalel, mon père a dit : « Victoire ! Il ne va pas dans la high tech ! » Alors que ma mère se lamentait : « Oh non ! Il va être pauvre ! »

Vous êtes un artiste qui superpose de nombreux médiums différents. Comment naviguez-vous entre eux ?
Avant Bezalel, j’étais dans le street art. Et même avant cela, j’ai grandi avec les matériaux artisanaux de mes parents. L’animation stop-motion est essentiellement une animation avec des matériaux. Aujourd’hui, j’essaie de créer des dialogues entre ces différents outils, et particulièrement entre le graffiti et le stop-motion, ce qui transparaît dans cette exposition. Avec les graffitis, vous créez d’énormes pièces sur des bâtiments de trois étages, tandis que le stop-motion fonctionne avec des miniatures.
J’ai commencé à sculpter mon style graffiti, de façon similaire aux œuvres de jeunesse de cette exposition, un style influencé par l’impression sur pierre lithographique des vieux livres juifs et chrétiens avec lesquels mes parents travaillaient. C’est toujours un dialogue entre les techniques et les médiums. Je m’ennuie si je fais tout le temps la même chose encore et encore.

Puisque que nous parlons de vos parents : L’exposition aborde explicitement le thème de la mort de votre père, en commençant par le croquis puissant d’un homme portant une maison inondée sur son dos. Pouvez-vous m’expliquer l’élan derrière cette image et l’histoire de la maladie et la mort de votre père, et votre processus de deuil ?
Le prologue de l’exposition a été mon voyage avec mon père à la Nouvelle-Orléans [en 2014] pour sa greffe du foie. Je venais de terminer Bezalel et j’étais au milieu de mon premier projet de direction artistique pour un film. Au moment où nous avons reçu l’appel, j’ai expliqué ma situation, j’ai tout abandonné et j’ai pris l’avion en tant qu’aide légal pour mon père.
Le pire était de ne pas savoir combien de temps nous serions là-bas. Votre vie tourne autour de l’attente d’un coup de téléphone, qui peut arriver à tout moment, même au milieu de la nuit. Et nous ne savions pas non plus s’il survivrait à la chirurgie. C’était une situation absurde.
Il y avait tellement de tension, un processus de maturation intense où les rôles étaient inversés entre parent et enfant. Pendant que j’étais là-bas, j’ai pris du temps pour moi – mon père a compris que j’en avais besoin. Je m’asseyais au bord du fleuve Mississippi juste pour respirer, regarder le coucher de soleil et dessiner. Mon carnet de croquis était pour moi comme un journal intime. J’ai ressenti fortement le traumatisme post-Katrina et l’eau est devenue un thème puissant. Le croquis que vous avez décrit était mon sentiment exact à l’époque : quelqu’un dont la maison est inondée, mais qui essaie encore de la maintenir hors de l’eau.
Après l’opération, nous sommes retournés en Israël avec le sentiment d’avoir réussi. Mais un an et demi plus tard, il est tombé de nouveau malade, et 10 mois après, il est décédé. Ce fut un cheminement vraiment difficile et incroyable, même s’il m’est difficile d’en parler. C’est aussi le point de départ de cette exposition.

Beaucoup d’œuvres d’art masquent des sujets difficiles, mais il est rafraîchissant que vous en discutiez ouvertement. Cela vous rend vulnérable. C’est également évident dans la première animation de l’exposition, « Common Ground », où une figure humaine s’ouvre et tout se déverse.
« Common Ground », créé avec Tal Harada et Noa Arad-Yairi, a été réalisé pour le festival culturel juif de Cracovie un an et demi après le décès de mon père. J’étais encore submergé d’émotions, de pensées et de questions : qui suis-je et quelle est cette maison que j’habite ? Lorsque vous perdez un parent, votre maison s’écroule ; les fondations de votre être sont fissurées. Incapable de vous appuyer sur elles, vous devez construire quelque chose de nouveau. Ces pensées tourbillonnaient cette année-là, et j’ai aussi littéralement pu casser beaucoup de maisons pour ce projet.
Voulez-vous dire « maisons » ou « foyers » ?
Lorsque nous avons traduit les textes de l’exposition de l’hébreu vers l’anglais, c’était en fait la première question que nous avons posée. En hébreu, « bayit » est le même mot pour désigner les deux. Le foyer est plus philosophique, tandis que la maison est physique. Quand je parle de maisons, je parle des deux, mais aussi des objets, en particulier de ceux que je crée dans mon art.
Votre pièce 3D exposée est une petite maison débordante de mousse qui a des fleurs qui poussent dans toutes sortes de zones inattendues. Ici aussi, la structure de la maison est brisée et des changements parfois inattendus en découlent.
La raison pour laquelle j’utilise de la mousse est qu’elle se dilate rapidement. C’est comme une explosion figée dans le temps. Et le matériau devient un terrain fertile à partir duquel il pousse quelque chose de nouveau. C’était une réaction directe à « Common Ground », où tout était noir et blanc et sentait la maladie. Je me suis dit : « Assez avec ces ténèbres. J’ai besoin de couleur, j’ai besoin d’injecter une nouvelle vie dans la destruction. »
Vous explorez également des objets à l’intérieur de la maison, donnant vie à des ventilateurs, des échelles et autres objets inanimés. De plus, même si vous ne dessinez pas de figures humaines, vous vous êtes transformé en objet de votre animation. Pouvez-vous expliquer ces choix ?
Les objets que je représente sont des objets réels de HaMiffal. J’aime faire du travail in situ, ce qui est similaire à mon parcours de graffiti où j’ai travaillé dans des lieux abandonnés et avec ce que j’ai pu trouver.
Il y a un an, la COVID a commencé et tout à HaMiffal s’est soudainement arrêté. C’était un espace complètement vide. HaMiffal étant un lieu de vie en constante évolution et mutation, j’ai voulu y réinjecter de la vie, mettre mon âme dans ses objets et les réarranger en personnages.
À l’époque, j’étais fasciné par cette nouvelle technique cubiste consistant à utiliser la photographie pour réorganiser les espaces à partir de différents points de vue. En stop-motion, vous prenez de nombreuses photos afin de créer une chronologie. Ici, mon idée était de prendre plusieurs photos et de les presser dans un seul cadre. Ensuite, avec l’animation que j’ai faite spécialement pour l’exposition « The Builder », j’ai dû chercher comment prendre ce monde que je venais de créer et le développer à nouveau dans une chronologie.
Est-ce pour cela que vous appelez l’exposition « Moves » ?
L’animation en fait partie, bien sûr. Mais il s’agit plus de moi-même : continuez à bouger, à construire et à me développer. Le mouvement est toujours présent dans tout ce que je fais, aux différentes strates : le mouvement dans l’animation, dans la créativité et dans l’âme.
Même s’il n’y a rien d’ouvertement politique, je ne peux m’empêcher de relier votre exposition au moment que nous vivons, dans ce pays, notre maison.
En tant qu’artiste et créateur, vos yeux doivent être ouverts sur le monde. Et vous répondez à ce monde, que vous le vouliez ou non.
Vivre ici est difficile. Ça vous inonde, ça vous noie même un petit peu, en vous maintenant la tête juste au-dessus de la surface de l’eau. Il n’y a jamais de calme intérieur. Vous vivez avec la peur que quelque chose explose au-dessus de votre tête. Et puis ça explose. Mais ça reste notre maison. Les amis, la famille, et vous l’aimez.
Il y a un conflit intérieur associé à la vie ici, qui trouve une expression émotionnelle dans mon exposition : c’est la maison miniature qui explose, mais ensuite l’explosion s’arrête et crée un terrain fertile pour que de nouvelles choses poussent dessus.

Où va HaMiffal ? Et vous ?
HaMiffal essaie de combler un vide à Jérusalem. Il y a une tonne d’étudiants en art talentueux ici, mais la prochaine étape, c’est le Musée d’Israël. Il y a cet énorme groupe de jeunes artistes qui essaient de passer à l’étape suivante, et HaMiffal veut se situer à la croisée des chemins.
Simultanément, il y a un enjeu économique : il n’y a même pas une galerie à Jérusalem qui vend des œuvres d’art contemporain de jeunes artistes israéliens. Contrairement à Tel Aviv, tout dans cette ville est judaïque ou pop art. HaMiffal souhaite entrer dans cet entredeux, tout en continuant à organiser des événements, des ateliers, etc.
Maintenant, je dois penser à où je vais…
Au Musée d’Israël ?
J’adorerais ça, évidemment, et exposer dans les musées plus généralement. En attendant, je soumettrai « The Builder » à des festivals de cinéma. Et je vais continuer à créer, bien sûr.
« Moves » se déroule jusqu’au 29 juillet 2021 à HaMiffal, au 3, rue Ha-Maaravim, à Jérusalem.