L’histoire de la Shoah s’appuie sur des millions d’archives dispersées. Pour la première fois, des historiens européens présentent près de trois cents de ces documents, jusqu’alors épars. Chacune témoigne de la tentative d’extermination des juifs d’Europe et d’Afrique du Nord. Des spécialistes les ont décryptés. Photographies, dessins, lettres, rapports, témoignages plongent le lecteur au cœur de l’anéantissement et aident à comprendre les mécanismes du génocide et ses conséquences, comme les résistances qui lui furent opposées.
Des sources parfois inédites pour un livre patrimonial, indispensable à la transmission de la mémoire de la Shoah.
Comment écrit-on l’Histoire ? Avec des témoignages et des archives quand il en existe. Actuellement, la voix des témoins de la Shoah est au cœur des préoccupations : comment transmettre l’indicible et l’inaudible quand les derniers témoins visuels de l’impensable auront disparu ? En ce sens, l’année qui vient de s’écouler a été particulièrement terrible, pour deux raisons au moins. Déjà parce que 76 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la voix des générations qui ont traversé la Shoah se tait naturellement. Ensuite, parce que la pandémie a accentué ce mouvement générationnel en accélérant les disparitions. Pourtant, plus de sept décennies après la libération des camps d’extermination, la figure du survivant, du témoin, est devenue plus que jamais tutélaire. Leurs récits, prononcés de vive voix, écrits ou enregistrés, pendant ou après l’événement composent aujourd’hui une immense source d’information sur la Shoah. Le devoir de transmission incombera aux générations futures dont la responsabilité est grande.
Et puis, au-delà des témoignages qui s’impriment dans les mémoires, il y a les documents d’archives qui demeurent comme des preuves irréfutables de l’ignominie nazie. Et La Shoah. Au cœur de l’anéantissement (Tallandier) qui vient de paraître en recense une centaine, faisant de ce livre une trace unique. Au fil des pages, des documents d’archives glaçant ont été exhumés de l’oubli où ils étaient relégués pour raconter l’anéantissement des juifs d’Europe et d’Afrique du Nord. Serge Klarsfeld n’écrit-il pas dans la postface : « On sort meurtri de ce livre. Mais toutes les générations pourront y puiser un enseignement, averties de ce qui fut et ce qui pourrait se renouveler ».
Tourner les pages n’est pas chose facile. Les images sont plus expressives que les mots pour représenter la bête immonde. L’archive n’est plus une illustration, elle fait l’histoire et permet au lecteur d’approcher au plus près de la tragédie humaine. Si certaines sont connues, d’autres ne sont jamais sorties du cercle restreint de la recherche historique. D’autres sont même inédites. Chacune de ses archives restitue ce système criminel, ses évolutions et ses différentes échelles. Des mots, il y en a aussi pour expliquer la « solution finale à la question juive » décidée par l’Allemagne nazie et mise en place avec l’aide de leurs collaborateurs.
Cet ouvrage international a été coordonné par Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah et membre du Centre international pour l’éducation sur Auschwitz et l’Holocauste du musée d’État d’Auschwitz Birkenau. Il nous explique : « Chacun de ses précieux documents participe à façonner cette histoire que les nazis refusaient de voir écrire et divulguer. » Le spécialiste ajoute : « Des documents historiques majeurs sont ici éclairés par les contributions de quelques-uns des meilleurs spécialistes européens. Certaines pièces sont connues, d’autres beaucoup moins, voire inédites. Elles sont toutes exceptionnelles et leur présentation donne accès aux dernières avancées de la recherche en illustrant la diversité et la complémentarité des sources disponibles : archives, photographies, témoignages ».
L’ouvrage s’articule autour de plusieurs parties permettant au lecteur de mieux faire connaître et comprendre cet événement historique majeur. Des historiens européens – Philippe Boukara, Tal Bruttmann, Johann Chapoutot, Piotr M.A.Cywinski, Joël Kotek et Christoph Kreutzmüller – ont choisi et présentent une centaine de ses archives, parcelle infime de cet ensemble monumental, mais indispensable à sa compréhension.
Le livre permettra au lecteur de se confronter au document, commenté et contextualisé par les meilleurs spécialistes. Chacune des parties qu’il traite participe à l’écriture d’une facette de cette histoire. Dans la première, Johann Chapoutot utilise des pièces d’archives pour traiter du nazisme et de l’antisémitisme. L’historien explique comment « l’antisémitisme nazi et la politique judéophobe mise en œuvre dès l’entrée des nazis au gouvernement du Reich le 30 janvier 1933 ne peuvent se comprendre sans prendre en compte une longue tradition de judéophobie chrétienne » en terres d’Europe. La Grande Guerre suscite nombre de clichés antisémites auprès de la nation allemande, vaincue. Les archives montrent comment la politique antijuive se met en place avec brutalité.
Joël Kotek, dans la deuxième partie, évoque « L’Europe, guerre et persécutions » ou comment « dans une Allemagne désormais acquise aux nazis, le sort des juifs est scellé ». Si à l’Est, on observe les prémices du génocide, à l’ouest, les mesures sont progressives. Une sous-partie attire particulièrement l’attention car le sujet est souvent délaissé par les historiens de la période : « La Palestine britannique contre les Juifs, mai 1939 ». Alors que le gouvernement britannique promulgue un livre blanc qui interdit pratiquement toute immigration juive en Palestine mandataire le 17 mai 1939, le grand mufti de Jérusalem met en place une politique antijuive de collaboration avec les plus hauts dignitaires nazies, parmi lesquels Hitler et Himmler.
Comment le génocide des juifs se met-il en place ? La réponse se trouve dans le chapitre « L’organisation du génocide » détaillé par Christoph Kreutzmüller. Il s’articule autour de documents illustrant le basculement vers le génocide et la planification du crime de masse.
L’historien Tal Bruttmann s’intéresse à « La mise à mort des juifs d’Europe » au travers de la mise en place de la « Solution finale de la question juive » décidée lors de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942.
La partie de Piotr M.A. Cywinski se focalise sur « Le complexe d’Auschwitz-Birkenau », camp d’extermination devenu le symbole de l’assassinat des juifs d’Europe et d’Afrique du Nord. Alors que des voix révisionnistes se font encore entendre, les preuves fournies dans ce livre sont irréfutables. Des visuels parmi les plus durs y sont donnés à voir.
Le thème de « La passivité du monde, résistance des juifs » est abordé par Philippe Boukara, redonnant une note d’espoir. Alors que le monde s’est tu, malgré les alertes lancées par certains, les documents confirment que les juifs ne sont pas « laissés conduire comme des moutons à l’abattoir » selon l’expression consacrée.
Et puis, dans « Les dernier jours », Olivier Lalieu démonte l’articulation des faits jusqu’à la découverte de l’horreur qui s’était jouée.
Des pièces d’archives, photographies, dessins, lettres, rapports, témoignages, collectées aux quatre coins du monde donnent sa valeur à cette somme – alors que des voix révisionnistes se font encore entendre malgré des preuves irréfutables.
Olivier Lalieu (sous la direction de), La Shoah. Au cœur de l’anéantissement, Tallandier, Paris, 2021, 304 pages, 32 euros.