LONDRES — La Wiener Holocaust Library, qui fête son 90e anniversaire ce mois-ci, n’est pas un musée ordinaire.
Il ne s’agit pas seulement de la richesse de ses collections – elle aurait, selon les estimations, jusqu’à deux millions de documents différents. Il ne s’agit pas non plus de l’aide précieuse apportée par le musée aux procureurs dans le cadre du procès de Nuremberg, où les nazis avaient répondu de leurs crimes de guerre ; ou de l’assistance offerte aux autorités israéliennes qui tentaient d’amener Adolf Eichmann devant les juges. L’autrice américaine Deborah Lipstadt avait aussi pu compter sur l’institution dans sa bataille juridique contre David Irving, négationniste de la Shoah.
Rien de tout cela. Ce qui sort de l’ordinaire, c’est que la bibliothèque a été créée avant les événements terribles qui sont au cœur de ses recherches.
Alfred Wiener, un exilé juif allemand, avait établi son institution, l’ancêtre du musée, au mois de février 1934. Le dessein poursuivi par le Bureau d’information central juif d’Amsterdam était de suivre, de collecter et de distribuer des informations sur la dictature nazie et sur les persécutions antijuives – et l’homme devait encore poursuivre ses activités pendant toute la Seconde Guerre mondiale, alors même que la Shoah se déroulait.
La semaine dernière, un hommage a été rendu à trois des six millions de victimes de la Shoah – l’épouse de Wiener, Margarete Wiener-Saulmann, et deux de ses loyaux lieutenants, Kurt Zielenziger et Bernhard Krieg — lors de la pose de Stolpersteine aux abords de leur ancien lieu de travail situé dans la ville néerlandaise. Ces pavés de la mémoire viennent rejoindre ainsi 100 000 autres plaques similaires placées sur les trottoirs, devant les habitations ou devant les lieux où travaillaient les victimes des atrocités nazies.
A Londres, la bibliothèque présente actuellement une exposition qui s’est terminée le 15 janvier, posant son regard sur les neuf décennies d’existence de l’institution et s’attardant en particulier sur l’homme remarquable qui l’avait fondée.
Wiener avait commencé à s’inquiéter du danger qui était posé par les nazis bien avant l’ascension de Hitler au pouvoir, en 1933. Il avait revendiqué – à juste titre – avoir été l’un des tout premiers intellectuels à tirer le signal d’alarme face à la recrudescence de l’antisémitisme, au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Horrifié par l’essor du nationalisme antisémite de droite dont il avait été témoin lorsqu’il était revenu dans son pays, après avoir quitté les tranchées, Wiener avait publié un tract, en 1919, qui s’interrogeait : « Un prélude aux pogroms ? ». Dans ce tract, il mettait en garde : « Une tempête antisémite puissante s’est abattue sur nous ». Et si rien ne devait être entrepris pour le contrer, avait prédit Wiener, cet antisémitisme était susceptible d’entraîner « des meurtres et des violences bestiales », faisant « couler le sang des citoyens sur les trottoirs ».
Alors même que les nazis se trouvaient encore largement à la marge de la politique allemande, Wiener, qui travaillait pour la principale organisation communautaire du pays, avait souligné avec beaucoup de justesse la menace qu’ils incarnaient. En 1928, il avait établi le Büro Wilhelmstrasse qui, dans le plus grand secret, collectait des renseignements, contrôlait les activités et la propagande du parti et préparait des campagnes pour contrer le péril. Pour informer et pour étoffer son travail, Wiener collectionnait les pamphlets, les livres, les prospectus, les journaux ou les affiches, assurant le suivi de l’ascension des nazis et exposant au grand jour leur haine des Juifs.
Wiener s’était rendu dans toute l’Allemagne, prenant la parole lors de réunions publiques et tentant de mettre en garde la classe moyenne face au péril nazi, révélant quelles étaient leurs réelles intentions. Il s’était tourné vers la justice dans des procès dont l’objectif était de révéler leurs sombres desseins. En 1929, il était même parvenu à obtenir la condamnation de Julius Streicher, le fameux éditeur antisémite du journal nazi « Der Stürmer », qui avait en conséquence été emprisonné pendant deux mois. Et Wiener avait également publié « Der Anti-Nazi », qui offrait des informations et des analyses sur les politiques et sur les personnalités du parti nazi. La première édition du livre avait été imprimée à 180 000 exemplaires et elle faisait seulement un peu plus de 30 pages. En 1932, le même volume – qui est exposé par la bibliothèque – avait été de cent pages.
Après l’accession de Hitler à la chancellerie, au mois de janvier 1933, les prédictions lugubres de Wiener devaient rapidement se vérifier. Hermann Göring avait fait savoir à cet opposant dorénavant connu des nazis qu’il n’était plus le bienvenu en Allemagne. Wiener, qui avait été rapidement suivi par Margarete et ses filles Mirjam, Ruth et Eva, était parti pour Amsterdam. Il avait continué son travail plus urgent et plus nécessaire que jamais dans le cadre du Bureau d’information central juif, qu’il venait de fonder.
Toutefois, à la fin de l’année 1938, l’ombre de la guerre s’était plus que jamais étendue au-dessus de l’Europe. Au cours de l’été 1939, Wiener avait transféré sa collection à Londres, ouvrant un nouveau bureau dans le quartier de Marylebone. Toutefois, la famille avait fait quelque chose qui devait s’avérer être une erreur fatale : l’épouse et les filles de Wiener étaient restées aux Pays-Bas, ne recevant des visas leur permettant d’entrer au Royaume-Uni que le jour qui avait été celui de l’invasion nazie, le 6 mai 1940. Les principales inquiétudes exprimées par le couple, à la lecture de sa correspondance, avaient été de ne pas troubler la vie heureuse que leurs deux enfants menaient à Amsterdam.
De nombreux Juifs avaient présumé, de manière somme toute naturelle, que la neutralité des Pays-Bas les protégerait dans la guerre. Ce qui n’avait été malheureusement pas le cas. Après avoir été emmenées à Westerbork, Margarete et ses filles avaient souffert du froid, de la faim et de la maladie à Bergen-Belsen. Elles avaient finalement été libérées dans le cadre d’un rare échange de prisonniers, au mois de janvier 1945, mais Margarete — qui s’affamait pour que ses filles puissent manger et qui était peut-être atteinte par le typhus – s’était éteinte peu après que le train dans lequel elle se trouvait avait franchi la frontière avec la Suisse.
Une fâcheuse acquisition récente
Wiener, qui s’était battu sans relâche pour tenter d’obtenir la libération de sa famille, avait passé la guerre à Londres et à New York. Il était rapidement devenu évident que « la bibliothèque du docteur Wiener », comme le disaient ses hôtes britanniques, était une source d’information d’une valeur considérable s’agissant de l’ennemi nazi. Les documents qui se trouvaient en possession de Wiener, avait fait remarquer l’un des chefs des services militaires de renseignement britanniques pendant la guerre, étaient « de loin, la plus utile des sources extérieures d’information qui sont actuellement mises à notre disposition ». La BBC et les départements gouvernementaux – comme le ministère de l’Information – avaient très vite utilisé eux-mêmes les documents que Wiener avait méticuleusement réunis et qu’il devait continuer à rassembler pendant toute la Seconde Guerre mondiale.
Comme Ben Barkow, ancien directeur de la bibliothèque, le dit dans son livre « Alfred Wiener and the Making of the Holocaust Library, » le bulletin bimensuel publié par Wiener pendant la Seconde Guerre mondiale, un bulletin qui s’intitulait « les nazis en guerre », présentait « des analyses fascinantes sur les développements politiques du conflit », fournissant au gouvernement britannique et aux autres clients de la Wiener Library « des sources précieuses pour mettre au point la propagande antinazie ».
Ce sont les archives de Wiener qui forment aujourd’hui la base de la collection de la bibliothèque. Au fil des décennies, elle s’est élargie et elle contient dorénavant 50 000 livres, 15 000 pamphlets, 600 posters, 500 mémoires qui n’ont pas été publiés et 500 manuscrits. La collection de photographies est dorénavant constituée de 40 000 clichés.
Et ces archives continuent à s’enrichir à ce jour. Les conservateurs de l’institution, qui continuent activement à collecter des livres, des documents ou des archives personnelles, pensent qu’elles augmentent à un rythme quasiment sans précédent dans toute l’histoire de la bibliothèque. Par exemple, en ce qui concerne les documents, ce sont 40 collections qui viennent s’ajouter, chaque année, aux témoignages du passé déjà riches du musée.
Toutefois, c’est un autre rappel du passé qui s’est récemment invité au sein de l’institution. Au mois de novembre dernier, le personnel qui arrivait à la bibliothèque, dans la matinée, a découvert que le panneau en métal placé sur le portail du bâtiment avait été vandalisé : le mot « Gaza » y avait été peint à la bombe, en rouge. Un panneau qui entrera dorénavant dans la collection et un incident qui a choqué le personnel.
« Ce graffiti avait manifestement pour objectif d’entraîner des dégâts et de causer de la souffrance, » avait déclaré le directeur de la bibliothèque, Toby Simpson, aux médias lorsque l’incident était arrivé. « Utiliser l’ignorance contre une institution d’enseignement est stupide, et ce n’est pas une bonne chose. S’en prendre à Israël en visant une institution consacrant ses travaux à la Shoah est un acte qui n’a de sens que pour les antisémites et leurs complices ».
La bibliothèque – qui travaille non seulement sur la Shoah mais aussi sur l’histoire du nazisme, de l’antifascisme et de l’antisémitisme, ainsi que sur les génocides d’après-guerre – est devenue un centre reconnu de recherche sur la Shoah, avec un millier de visites effectuées par des chercheurs l’année dernière.
L’institution propose aussi des programmes d’enseignement ; elle accueille des expositions et des conférences et elle héberge une copie des archives numériques du Service de recherche international de la Croix Rouge. Chaque année, plusieurs centaines de personnes – occasionnellement des survivants, des familles de survivants, des proches de réfugiés – utilisent ce trésor gigantesque de 30 millions de documents pour effectuer des recherches sur ceux qui avaient été victimes des persécutions nazies.
L’exposition qui s’est achevée au mois de février n’aura été l’occasion de découvrir que ce qui n’était finalement qu’une fraction de cette collection à la fois unique, sombre et terrifiante.
Parmi les différents trésors exposés, par exemple, ce qui semblait être un sachet de semences de tomates – qui contenait en réalité un pamphlet anti-nazi qui avait été écrit par le communiste allemand en exil Gustav Regler. Un exemple parmi plus de 480 pamphlets « cachés » – c’est la deuxième collection la plus importante au monde – que possède la bibliothèque.
Était également présenté au public un récit livré par un témoin direct de la Nuit de Cristal – récit qui figure parmi les 350 correspondances issues des contacts de Wiener en Allemagne et en Autriche, des témoignages qui avaient été collectés par le Bureau d’information juif central dans les jours et dans les semaines qui avaient suivi ce pogrom, qui s’était déroulé au mois de novembre. Ces comptes-rendus avaient été minutieusement écrits à la machine et rassemblés au début de l’année 1939.
Pendant la guerre elle-même, les employés de Wiener avaient commencé à recueillir des preuves, des documents et à rendre publiques les premières informations laissant clairement entrevoir que les nazis avaient entrepris d’anéantir les Juifs d’Europe. Une copie du « Jewish News », un bulletin qui était publié par la bibliothèque, soulignait les témoignages portant sur des meurtres de masse commis à Auschwitz – avec notamment le témoignage d’un déporté qui était parvenu à s’échapper. La date de publication du bulletin, le 29 janvier 1942, suivait d’à peine une semaine la conférence de Wannsee de triste mémoire, ce sommet où les dirigeants nazis s’étaient regroupés pour planifier l’abattage industriel des Juifs.
Les archives contiennent également de nombreux documents sur la vie dans les camps. Il y a notamment le journal qui avait été tenu par Philipp Manes, un Juif allemand qui avait conservé, toute sa vie, l’habitude d’écrire un journal intime, même lorsqu’il était emprisonné à Theresienstadt. Manes et son épouse étaient morts à Auschwitz mais les journaux intimes, pour leur part, avaient survécu et ils avaient été remis à sa famille après la guerre.
Dans ces archives, des images glaçantes – photographiées par des membres de la Wehrmacht — montrent les soldats allemands filmer les pogroms de Lvov, en 1941.
Une carte grossière – qui était entrée dans le cadre d’un rapport écrit dans le plus grand secret par les nazis, un rapport consacré aux avancées sanglantes de l’escadron paramilitaire Einsatzgruppe A — détaille le nombre de Juifs tués en Russie, en Biélorussie et dans les États baltiques.
Cette carte se trouvait parmi les nombreux contenus présentés au procès de Nuremberg qui se trouvaient alors dans la bibliothèque. Wiener lui-même avait été en mesure de fournir aux procureurs des documentations qui n’étaient disponibles nulle part ailleurs.
« L’aide apportée par la bibliothèque a été inestimable dans le cadre de la préparation des poursuites intentées contre les responsables de l’Allemagne nazie, » avait noté le commissaire belge de la Commission des crimes de guerre des Nations unies à l’issue du procès.
Poursuivre les persécuteurs
Lors du procès Eichmann, presque 15 ans après, la bibliothèque avait aussi fourni une précieuse documentation aux procureurs de Jérusalem, tandis que le responsable de la police israélienne de l’époque, Abraham Selinger, s’était lui-même rendu dans l’institution de Londres après la capture du criminel nazi. Avec l’aide de la bibliothèque, Selinger avait été en mesure de recueillir des preuves qui reliaient Eichmann à des crimes spécifiques.
La bibliothèque avait également joué un rôle crucial quand l’historien britannique controversé Irving avait poursuivi en justice Lipstadt, en l’an 2000, lorsqu’elle l’avait accusé de délibérément dénaturer les preuves de la Shoah. Les chercheurs avaient pioché dans les archives de l’institution pour rédiger un rapport d’expertise de 800 pages qui analysait les écrits et les discours d’Irving, aidant à battre en brèche son argumentation.
Mais l’affaire Irving, particulièrement célèbre, n’avait assurément pas été le premier coup porté par la bibliothèque au négationnisme de la Shoah. Certains des premiers récits livrés par les survivants figurent dans sa collection. L’un de ces récits, celui de Mordechai Lichtenstein, avait été publié par l’institution sous forme de pamphlet – « Dix-huit mois au camp d’extermination d’Oswiecim » – en 1945. Sous la direction d’Eva Reichmann, directrice de recherche, plus de 1 300 témoignages avaient été rassemblés en sept langues dans toute l’Europe, dans les années 1950. Cela avait été, selon le livre de Barkow, « le plus remarquable exemple de la clairvoyance de la bibliothèque. Dans les années 1950, le phénomène du dit ‘révisionnisme’ ou du dit ‘négationnisme’ de la Shoah était peu connu et pourtant, à partir des années 1960, cela devait devenir un problème important ».
Depuis sa première mise en garde sous forme de prophétie, en 1919, le travail de Wiener aura été guidé par la conviction simple que seule la puissance de la vérité pouvait contrer l’antisémitisme et les nazis.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, la bibliothèque a conservé la même conviction, rendant ainsi hommage à son legs.