Connu comme le fondateur du hassidisme, le Baal Shem Tov, le « Maître du Bon Nom » est une figure insaisissable, mystérieuse et fascinante.
Comment ce Juif simple est-il devenu la figure exemplaire qui a si profondément bouleversé la physionomie du judaïsme ashkénaze du 18e siècle ?
Le Baal Shem Tov, Mystique, magicien et guérisseur est une enquête passionnante, menée entre réalité et légende, par le spécialiste du hassidisme Jean Baumgarten.
Quelque part entre l’authenticité et l’imaginaire
Le supplément d’âme de ce livre tient sans doute au postulat posé d’emblée par l’auteur, directeur de recherche au CNRS : la condition, pour connaître le « vrai » Baal Shem Tov, est de ne pas séparer l’homme réel du personnage décrit dans les récits fabuleux. « Cette dimension qui plonge ses racines dans la magie, les techniques chamaniques et dans toutes ces croyances considérées comme relevant de la superstition sont très importantes pour comprendre le Baal Shem Tov, » explique Jean Baumgarten à Times Of Israël.
Israël ben Eliézer (1698 ou 1700-1760) est donc indissociable du héros célébré par ses contemporains. Seul « l’enchevêtrement » de ces deux figures, fussent-elles contradictoires, permet de comprendre comment est née l’une des plus grandes personnalités mystiques de l’histoire religieuse juive. La vérité du Baal Shem Tov (Besht) se trouve tout autant dans sa simplicité que dans sa complexité, quelque part entre l’authenticité et l’imaginaire. C’est à cette confluence que se situe l’enquête menée jusqu’au tournis dans ce livre érudit et extraordinairement vivant.
« L’histoire reste, dans une large mesure, un discours de fiction tandis que la légende, parce qu’elle part souvent de fondements historiques tangibles, contient son lot de véracité » : en cela, le chercheur est pleinement d’accord avec Jean-Claude Grumberg qui déclarait au Times of Israël, lors de la parution de La Plus Précieuse des marchandises (Seuil, 2019) : « Ce que l’on ne met pas en doute, par exemple dans Le Petit Poucet, c’est que des parents aient été contraints d’abandonner leurs enfants parce qu’ils crevaient de faim. (…). Le conte ne peut pas être mis en doute. Le conte est vrai ».
Il était une fois, donc, le Baal Shem Tov…
S’affranchir de démêler la légende et le réel ne facilite pas pour autant la tâche de l’historien. Si le mystère est entretenu, voire enjolivé par le vide biographique de sa jeunesse, le Baal Shem Tov n’a, par la suite, laissé quasiment aucun écrit. C’est là, souligne l’auteur, la marque de grands maîtres hassidiques qui n’ont pas cherché à diffuser leur enseignement autrement qu’oralement. S’agissant du Besht, la plupart des traités ou des lettres qu’on lui attribue provient principalement de compilations faites, sur la base de transmissions orales, par des disciples zélés.
Des hassidim avant le hassidisme
Comme c’est souvent le cas pour les figures charismatiques, le cheminement du Baal Shem Tov et sa popularité rapide doivent, pour être compris, être étudiés à la lumière du contexte historique. Dès lors, la vivifiante plongée dans le judaïsme européen des 17e et 18e siècles proposée dans ce livre est riche d’enseignements : si la créativité culturelle religieuse de l’époque est importante, elle est aussi hérissée d’épidémies, de guerres, d’accusations de meurtres rituels, d’expulsions ou de pogroms.
C’est à ces tristes « classiques » que vont s’agréger une dissidence religieuse et une crise de l’autorité communautaire. À l’époque du Besht, nous dit l’auteur, la société juive traditionnelle opère une distinction entre l’élite – rabbins, talmudistes, kabbalistes, sages, leaders communautaires, savants – et la masse du peuple, humble et plutôt ignorante. Ce qui, en yiddish, se traduit par la séparation, radicale et peu charitable, entre les sheyne yidn, les « beaux Juifs » et les proste yidn, les Juifs ordinaires et pauvres.
C’est dans ce terreau social que se développe le hassidisme dont il faut, pour rester fidèle à la rigueur de Jean Baumgarten, mentionner qu’il serait caricatural de le réduire à une « simple rébellion spirituelle des Juifs ordinaires ». Reste que le peuple du shtetl est en quête de « reviviscence spirituelle » ; il veut participer, lui aussi, à la vie sociale et religieuse. De petits cercles d’études kabbalistiques ont même commencé à s’organiser sous la forme d’oratoires privés, les kloyzn où les Juifs pratiquent la méditation, la prière contemplative, les jeûnes et les rituels de purification. Ils sont déjà, avant même le Baal Shem Tov, des hassidim, ces « hommes pieux » que l’idée de fonder un courant religieux n’effleure pas.
« Lorsque tes sources se seront répandues au dehors »
Celui qu’on n’appelle pas encore le Baal Shem Tov est un posheter yid, un
« Juif simple ». Quant à son apparence, il suffit pour s’en faire une idée de lire le passage dans lequel le juge Gershon de Kutov, son futur beau-frère, rapporte que « ses orteils dépassaient de ses chaussures ». C’est ce moment-là que choisit le Baal Shem Tov, sans doute conscient du triste effet produit par son accoutrement, pour révéler au frère de sa promise qu’il est un nistar, un « maître caché », dont Gershon deviendra un fidèle disciple… tout en prenant soin, précise l’auteur, d’envoyer l’objet haillonneux de cette mésalliance sociale exercer ses pouvoirs loin de lui.

« Il y a toujours ce moment de la révélation où ceux qui le considéraient comme un rustre ignorant et sans intérêt sont frappés par la profondeur de son savoir et l’intensité de sa piété. Beaucoup deviennent alors ses disciples », commente Jean Baumgarten. S’en suit une période de
« maturation spirituelle » faite de prière, de méditation, de visions, de rêves et de voyages vers les mondes divins. Selon la tradition hassidique, des voix du monde céleste lui parlent. Bientôt, il est promu au rang de
« condisciple du prophète Elie ».
En 1736, à trente-six ans, il détient les savoirs magiques, les techniques mystiques et surtout, il maîtrise les Noms divins, concept qui fait référence à la kabbale, notamment au Sefer Yetsirah selon lequel Dieu a créé le monde à partir de la combinaison des lettres de son Nom. Jean Baumgarten rapporte « l’anecdote » selon laquelle, au Baal Shem Tov l’interrogeant sur sa venue, le Messie répond : « Lorsque tes sources se seront répandues au-dehors ». Le message est clair : il est temps, pour l’initié, de se dévoiler et de transmettre ses connaissances.
Il faut bien la plume alerte de l’auteur pour se glisser dans les pas de l’infatigable Sage et pour le suivre jusque dans les cours des synagogues, sur les marchés ou au carrefour des chemins, haranguant les Juifs des communautés rurales muni de ses talismans, de ses philtres et de ses charmes. Bientôt sa réputation s’étend à tel point qu’il doit s’adjoindre les services d’un scribe et de plusieurs assistants !
Talismans, philtres et charmes ; comprendre le hassidisme nécessite également, selon l’auteur, de concilier rationalité et magie : « Les frontières entre les pouvoirs des prophètes et des magiciens pouvaient être floues » écrit-il. Le Baal Shem Tov est donc un kabbaliste, un chaman, un magicien, un thaumaturge et un guérisseur dont l’enseignement s’appuie sur le Zohar et les doctrines kabbalistiques mais aussi sur des recettes magiques, des amulettes et des bols magiques incrustés de versets bibliques assurant protection et exorcisme.
« Longtemps, nous dit Jean Baumgarten, les chercheurs ont affirmé que le hassidisme n’était qu’une doctrine syncrétique, faite d’un bricolage d’idées anciennes tramées dans des assemblages textuels inédits ». Inutile de préciser que pour sa part, il rejette ce label quelque peu condescendant. Mais si l’enseignement du Baal Shem Tov n’est pas une « simple caisse de résonance de multiples courants de la pensée et de la mystique juives », quelle en est l’originalité ?
Les modalités d’accès au divin
Sa dimension novatrice tient à la signification que le Maître a donnée à l’éthique et à la remise au goût du jour de techniques mystiques oubliées : l’adhésion au monde divin, l’enthousiasme (l’embrasement), la méditation, la combinatoire des lettres comme autant de « processus de revitalisation et de renaissance intérieure ». Ce rapport inédit à l’étude, à la loi et à la praxis religieuse tient davantage de la « kabbale pratique » que de l’étude traditionnelle des Textes de la Bible et du Talmud.

A la brillante joute oratoire que constitue le pilpoul, la pensée du Bal Shem Tov préfère la performance rituelle : c’est par l’acte d’étudier que le fidèle, quels que soient son niveau d’éducation et son habileté dialectique, peut entrer en communication avec Dieu. Comment une telle proposition n’aurait-elle pas séduit de nombreux Juifs ? Pour autant, quand on lui demande si le Besht a « démocratisé » la rencontre avec le divin, l’auteur tempère : « Les traditions mystiques s’appuient sur des procédures très complexes de connaissances des domaines secrets liés à la création du monde et à la description des mondes supérieurs.
Le Besht a certes montré que tous les Juifs, même ceux qui jusque-là étaient exclus des cercles d’initiés, pouvaient avoir accès à ces savoirs, mais cette « popularisation » n’a pas changé la hiérarchisation traditionnellement instaurée entre le peuple et l’élite intellectuelle ; elle a en revanche sensiblement modifié les modalités d’accès au divin ».
Autre « renversement » des principes du judaïsme rabbinique : l’attention accordée au monde matériel et aux réalités somatiques. « Comme la Présence divine emplit la moindre parcelle de l’univers, on peut servir Dieu par le corps » écrit Jean Baumgarten, qui précise : « Il s’agit, par exemple, de manger en se concentrant sur les aliments absorbés puisque, comme toute chose créée par Dieu, ils contiennent eux aussi des étincelles divines ».
Tout bouge !
L’intérêt de cet ouvrage tient également au fait que la matière ésotérique et dense du sujet ne pèse à aucun moment sur le récit, servi par un style d’écriture simple, didactique et à l’instar de la pensée du Besht, toujours en mouvement. Une pensée en mouvement ? « Il existe une fixité des éléments de la création mais en même temps, une infinie mobilité est rendue possible en les combinant. C’est comme en mathématiques où, à partir de formules fixes, se décline une infinité de réalisations et de combinaisons » précise M. Baumgarten.
Tout bouge donc, jusqu’au centre de gravité de la cosmogonie lourianique (ndlr Isaac Louria, 1534-1572, Maître de l’école kabbalistique de Safed) que le Baal Shem Tov « réoriente dans une perspective essentiellement humaine, centrée sur l’expérience concrète de l’individu comme moteur de la rédemption messianique ».
Cette notion de mouvement, si prégnante, ne se reflète-t-elle pas également dans la nature plutôt démonstrative de la prière extatique, parfois qualifiée « d’acrobatique » par ses détracteurs ? Jean Baumgarten nous le confirme : « Dans le judaïsme rabbinique, la prière se fait généralement en silence et le corps bouge modérément. Dans le hassidisme, il y a l’idée selon laquelle la joie de se connecter au divin fait que le corps se met à avoir des mouvements désordonnés : cet embrasement, ce feu mystique attestent que l’âme commence à s’élever vers les sphères supérieures ».
La fabrique d’un leader
Figure majeure de la vie juive d’Europe orientale du 18e siècle, le Baal Shem Tov n’a jamais voulu, selon l’auteur, fonder un mouvement : « En diffusant ses messages et son enseignement, ses disciples en ont fait le fondateur. Ils ont été relayés par les imprimeurs et les éditeurs qui ont rassemblé les manuscrits de ses contes et de ses récits. C’est à partir de la circulation des livres que sa pensée a connu un très grand rayonnement.

Les générations qui lui ont succédé ont permis au Besht de devenir un héros mystique. Une opération de respectabilisation du personnage, quelque peu marginal et provocateur, a été menée. Elle a surtout retenu les messages éthiques et la piété de son enseignement, et façonné un héros plus conforme aux fondements de la tradition juive ».
En guise de conclusion, (« s’il fallait résumer » lâche le chercheur, conscient de la dimension réductrice de l’exercice), Jean Baumgarten parle du semeur d’avenir : « De nombreux courants hassidiques, notamment aux Etats-Unis et en Israël, se réclament de l’héritage et du patrimoine du Besht. Ses messages sont pour son temps mais ils se projettent également dans l’avenir du peuple juif. Les Hassidim trouvent aujourd’hui dans son enseignement une très forte résonance, notamment dans une perspective messianique ».
Le plus troublant est peut-être de constater qu’à l’issue de cette formidable enquête – que cet article est loin d’avoir résumée – la figure du Baal Shem Tov, pourtant cernée de près, résiste et demeure insaisissable. Laissons à Jean Baumgarten qui le « connaît » bien, le soin d’en
parler : « C’est un personnage attachant qui garde son mystère mais tous ceux qui l’ont rencontré ont été bouleversés par son charisme, sa piété, son attention à autrui, sa volonté d’adapter son discours à chacun de ses interlocuteurs et sa manière originale de vivre la Torah ».
Jean Baumgarten, Le Baal Shem Tov – Mystique, magicien et guérisseur, Albin Michel, 208 pages, 19 euros