Cachée dans un entrepôt de son village devenu zone de guerre, Rivka Grabovsky attendait que l’ennemi la débusque. Dehors, elle entendait les combattants qui avaient envahi sa petite communauté hurler en arabe tandis qu’ils allaient de maison en maison, pillant, saccageant et prenant des otages.
Des heures durant, un petit groupe d’agents de sécurité locaux a tenté de repousser l’ennemi, mais au fur et à mesure que la bataille s’intensifiait, ils ont fini par être surpassés et submergés. Elle avait tout juste réussi à entrer dans l’abri et espérait pouvoir y rester cachée jusqu’à la tombée de la nuit.
Mais rapidement, Grabovsky s’enfuit, sprintant dans un champ de ronces, une seule chaussure aux pieds. Un combattant ennemi finit par la trouver et la fit prisonnière, un sort partagé par d’autres membres de sa petite communauté.
Nous sommes en 1948.
L’épopée méconnue de cette héroïne de la Guerre d’Indépendance de 1948 ressemble étrangement aux massacres du 7 octobre.
Le 7 octobre, des milliers de terroristes dirigés par le groupe terroriste palestinien du Hamas et aidés par des civils complices ont pris d’assaut le sud d’Israël, assassinant brutalement près de 1 200 personnes et en kidnappant 252 autres, les emmenant de force dans la bande de Gaza. Cent trente-deux otages – dont quatre détenus par le Hamas depuis près de dix ans – s’y trouvent encore, mais tous ne sont plus en vie.

L’ampleur de la tragédie est sans précédent dans l’histoire d’Israël, mais elle présente des similitudes avec un épisode de la Guerre d’Indépendance de 1948, lorsque quarante-cinq Israéliens, dont huit femmes, ont été pris en otage par l’armée syrienne. La plupart d’entre eux étaient originaires de Mishmar HaYarden, un village établi en Haute Galilée en 1890.
Grabovsky, dont le parcours est presque entièrement absent de la liste des héros israéliens, était une agricultrice veuve originaire de Mishmar HaYarden. Elle est née à Rosh Pina en 1898, huitième des neuf enfants d’Aharon et Sarah Feinstein. Lors de l’intense bataille pour Mishmar HaYarden en juin 1948, elle avait 50 ans et était mère de cinq enfants.
Dix ans avant sa capture, son époux, Chaïm Grabovsky, et leur fils aîné, Menachem, avaient été assassinés par des émeutiers arabes alors qu’ils transportaient des barils d’eau depuis le Jourdain voisin jusqu’à Mishmar HaYarden. Peu de temps après, Grabovsky donna naissance à son cinquième enfant, qu’elle appela Chaïm Menachem.
Rivka Grabovsky est morte en 1962, mais son histoire a survécu parce qu’un an après la bataille de Mishmar HaYarden, celle qui se décrivait comme une « paysanne » a conté les combats et son année de captivité dans un long article paru dans le journal HaBoker, aujourd’hui disparu.

En lisant l’expérience vécue par Grabovsky le 10 juin 1948, on pourrait croire que nous sommes le 7 octobre 2023.
Alors que les forces syriennes s’approchent du village situé juste à l’ouest du Jourdain, Grabovsky envoie Chaïm Menachem et sa fille Tzippora se mettre à l’abri. Ses fils Karmi et Aharon restent avec elle.
Le 10 juin, les forces syriennes avancent sur le village et Grabovsky décrit en détail la bataille qui s’y déroule. Karmi est tué pratiquement sous ses yeux. Grabovsky court entre les maisons pour échapper à l’assaut. Sur le bord de la route, avait-elle écrit, elle a vu « une vache mutilée, un âne blessé et éclaboussé de sang, et une mule enragée ». « Tout ce qui m’entourait avait été détruit. Inconsciemment, mes lèvres se sont mises à bouger pour prier ‘Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous, de nos garçons, de nos fermes et de notre courage afin que nous ne tombions pas’. »
Elle s’est réfugiée au dispensaire du village, où elle a élaboré un plan visant à rassembler les filles de la région et à s’enfuir plus à l’ouest, dans le kibboutz voisin d’Ayelet HaShahar. Son plan a été rejeté, jugé trop dangereux.

Pendant toute la journée de la bataille pour Mishmar HaYarden, Grabovsky a couru entre les bâtiments, envoyant des messages par radio au commandement du village, tout en esquivant les tirs syriens.
« Je me suis cassée un doigt et des éclats d’obus ont touché ma jambe », avait-elle écrit. « Je suis rentrée à l’intérieur et j’ai pansé mes blessures. Les tirs de l’ennemi se sont intensifiés de toutes parts. Ils avaient déjà atteint les maisons extérieures du village […] Quel espoir avaient trente hommes contre des milliers ? Pendant ce temps, les Syriens attaquaient toutes les maisons, volaient, cassaient et mangeaient tout ce qui leur tombait sous la main. »
Après des heures d’intenses combats, les défenseurs de Mishmar HaYarden ont commencé à manquer de munitions. Leurs espoirs de ravitaillement et de renforts ne s’étaient pas concrétisés.
« En voyant notre lamentable état, mon cœur s’est brisé dans ma poitrine », avait écrit Grabovsky. « Non, criai-je, non, je ne me rendrai pas, je dois informer notre armée de notre situation. Peut-être arrivera-t-elle ce soir. »

Grabovsky réussit à s’enfuir de la ligne de feu et à se cacher dans un placard où elle attendit la tombée de la nuit.
« Pendant ce temps, les Syriens ont investi toutes les maisons. Je suis assise, j’entends leurs cris. Ils pillent les maisons […] La journée s’est éternisée. C’était plus long que l’éternité. J’attends la nuit, j’attends jusqu’à ce que la tête me tourne. »
Elle a ensuite décrit sa fuite du village et sa capture près d’un poste de contrôle syrien. « N’ayant pas d’autre choix, j’ai marché vers eux », avait-elle écrit. « C’est ainsi que j’ai été faite prisonnière. »
« Nous avaient-ils vraiment abandonnés ? »
Même si elle était aux mains des Syriens, Grabovsky gardait l’espoir que la jeune armée israélienne viendrait à son secours alors qu’elle contemplait les cieux assombris au-dessus d’elle.
« Je me suis assise, recroquevillée sur le bord de la tranchée, et j’ai regardé en l’air », avait-elle écrit. « Le ciel était parsemé d’étoiles et des avions volaient à grande hauteur. C’étaient nos avions, car les Syriens se dépêchaient d’entrer dans les tranchées. Ils ont essayé de me parler, mais je suis restée silencieuse et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, de peur que nos renforts n’arrivent. Nous avaient-ils vraiment abandonnés ? »
De là, elle a été conduite vers l’est, en direction du Jourdain, puis à travers le plateau du Golan jusqu’à Qouneitra et enfin à Damas.
« On m’a fait monter dans un camion et nous avons quitté le village. Je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là. De toutes parts, des dents grinçaient et des mains se levaient pour me frapper. Cependant, il semblait que le chauffeur avait reçu l’ordre de me ramener vivante et en bonne santé, et c’est ainsi que nous avons atteint les rives du Jourdain. »

Comme il n’y avait pas de pont, les soldats et ceux qui avaient été capturés ont dû traverser l’étroite rivière à pied.
« J’ai été guidée par un secouriste syrien et nous avons traversé le Jourdain ensemble. Nous avons pataugé dans une eau qui m’arrivait à la poitrine, et j’en suis ressortie trempée et brisée, mes vêtements collés à ma peau », s’était-elle souvenue.
« Nous avons gravi la colline jusqu’à la route. Lorsque j’ai atteint la route, j’ai été arrêtée par trois soldats syriens qui m’ont ordonné d’enlever mon manteau. Ayant refusé, l’un d’eux m’a frappée à la tête avec la crosse de son arme. J’ai perdu connaissance. Je me suis réveillée sous les coups de pied des soldats, et quand je me suis levée, je leur ai jeté ma tenue de combat et j’ai continué à marcher. »
Grabovsky a raconté comment, a Damas, elle a été placée dans une pièce avec des prisonniers syriens qui avaient été arrêtés pour des délits mineurs. « On m’a donné la moitié d’un banc pour me reposer, et l’un [des prisonniers] a mis un sac de vêtements entre lui et moi pour que je puisse y poser ma tête. Tout le monde s’est endormi et a commencé à ronfler. »
Elle a ensuite demandé à être transférée avec le reste des otages israéliens. Pendant le trajet entre les deux prisons – à pied, au son des huées de la foule – elle a vu des captifs juifs être conduits hors des synagogues d’Alep, de Homs et de Damas, toujours vêtus de leurs habits du Shabbat.
« On m’a fait traverser des rues et des ruelles. De tous les commerces, on entendait hurler ‘Salut la Juive !’ C’est ainsi que nous avons atteint le bâtiment central de la police », avait-elle écrit.
« Des centaines de policiers nous observaient par les fenêtres. Nous avons emprunté un long couloir avec des cellules fermées de chaque côté. J’ai demandé aux officiers de police ‘Où sont-elles ?’ et les personnes qui se trouvaient dans les cellules ont entendu une voix familière et se sont levées d’un bond. Lorsque le policier a ouvert la porte, les filles se sont levées en pleurant de joie. »
Certaines des jeunes femmes, membres de l’organisation paramilitaire Etzel qui étaient venues défendre Mishmar HaYarden, ont été retenues en captivité avec Grabovsky en Syrie.

Elles décrivaient Grabovsky comme la « mère des otages », comme la femme qui s’occupait des jeunes filles et qui parlait aux soldats syriens de leurs conditions de vie.
« Elles ne m’ont plus quittée », avait raconté Grabovsky au sujet des autres otages après leurs retrouvailles. « Elles pensaient toutes que j’avais été tuée et, soudain, elles ont eu une telle surprise. Je ne peux pas décrire la joie que j’ai ressentie à ce moment-là. ‘Nous avons l’impression qu’une mère est venue à nous’, disaient-elles. Et en effet, je n’ai pas déçu les filles. J’ai été une mère et une sœur pour elles. »
Après onze mois de captivité, Grabovsky et d’autres prisonniers de guerre israéliens ont été libérés par les Syriens dans le cadre d’un échange de prisonniers à la fin de la guerre. La Syrie a récupéré quatre-vingt-dix-sept de ses prisonniers de guerre.
Pas vraiment accueillis comme des héros
L’héroïsme de Grabovsky n’a jamais été reconnu par l’État, bien que son histoire ne soit pas totalement inconnue.
« Pendant la Guerre d’Indépendance, de nombreuses femmes ont été prises en otage au Gush Etzion, à Nitzanim et à Mishmar HaYarden », a expliqué l’historien Aryeh Itzhaki. « Rivka Grabovsky était unique. Elle était l’héroïne numéro un d’Israël. Parmi tous les hommes et femmes de Mishmar HaYarden, elle a été la combattante la plus audacieuse, et elle n’était plus toute jeune et mère de cinq enfants. »
Cependant, selon Itzhaki, le jeune État a largement ignoré Mishmar HaYarden en raison de son idéologie de droite.
« Lors de la Guerre d’Indépendance, ils n’ont pas reçu d’armes, pas de renforts. Ils ne faisaient pas partie du club et n’ont donc pas eu droit à ce qu’ils auraient mérité. »

Outre son séjour dans une prison syrienne, la vie de Grabovsky a été d’une étonnante complexité. Les amateurs de l’histoire de la poésie en hébreu la connaissent peut-être pour des raisons qui n’ont rien à voir avec son héroïsme en temps de guerre. Jeune fille, vivant parmi les premières vagues d’immigration juive en Palestine ottomane, elle tenait un carnet noir qu’elle remplissait de poèmes de son temps.
Parmi ces poèmes figurent les neuf strophes de l’Hatikva -« L’espoir » en hébreu – composées en 1886 par Naftali Herz Imber. Les deux premières strophes allaient devenir l’hymne national israélien, et le carnet de Grabovsky contient les premières traces des paroles originales dans leur intégralité.
Le carnet revêt depuis lors une grande importance historique, car il donne un aperçu de la culture des communautés juives avant la Première Guerre mondiale.
En 1982, une vingtaine d’années après la mort de Grabovsky, un infirmier réserviste nommé Chaïm Shani, qui avait été mobilisé pendant la Première Guerre du Liban, patrouillait avec un officier réserviste druze lorsqu’ils se sont retrouvés devant la principale synagogue de Saïda (ou aussi appelé Sidon).

Quelques années auparavant, la dernière famille juive, les Lévi, avait quitté Sidon, mais lorsque Grabovsky était jeune fille, elle se rendait avec sa famille et ses amis de Rosh Pina dans la ville libanaise pour rendre visite à des proches juifs ou commercer avec l’importante communauté juive.
Shani et son camarade ont commencé à fouiller la synagogue.
« Dans une boîte, nous avons trouvé un cahier de poèmes, et le nom de Rivka y était écrit avec d’autres noms. J’ai pris le carnet et j’ai pensé le rendre à son propriétaire », a raconté Shani au Times of Israel. « Lorsque je suis rentré en Israël après mon service de réserve, j’ai participé à un événement de poésie et j’y ai raconté cette histoire sur scène. L’une des personnes présentes, qui était une proche de la fille de Rivka, Tzippora Adler, m’a dit ‘Je vais lui apporter’. »
Shani, un habitant de Kiryat Shmona qui a travaillé pour le ministère de l’Éducation avant de prendre sa retraite, a raconté au Times of Israel que le mystère de la façon dont le carnet de Grabovsky est arrivé à Sidon « ne sera probablement jamais résolu ».

Grabovsky pensait probablement que son héritage serait celui d’une pionnière du peuplement de la Terre d’Israël. Elle avait consacré sa vie à travailler la terre et sa ferme à Mishmar HaYarden, et après avoir été libérée de sa captivité, elle avait l’intention de continuer.
Toutefois, à son retour de Syrie, elle a appris que toute la région faisait partie d’une zone démilitarisée, conformément à l’accord de cessez-le-feu conclu avec la Syrie. Un nouveau Mishmar HaYarden était en cours d’établissement sur des terres situées à l’ouest du village détruit, tandis que les terres du Mishmar Hayarden d’origine seraient plus tard utilisées par l’État pour y établir le kibboutz Gadot.
Les résidents de Mishmar HaYarden qui étaient revenus de captivité se sont plaints aux autorités et une querelle a éclaté au sujet de la compensation qui leur revenait de droit.
L’historien Itzhaki, qui a documenté les batailles de Mishmar HaYarden, est convaincu que la dépossession des terres était politique, tout comme le manque de reconnaissance de l’héroïsme de Grabovsky, entre autres.

« Elle a été victime d’une extraordinaire injustice », a-t-il affirmé. « Toutes les terres de Mishmar HaYarden ont été données au kibboutz Gadot et, après des années de discussions sur les compensations, elle et les autres habitants de Mishmar HaYarden n’ont obtenu que de maigres sommes. »
Grabovsky s’est installée à Netanya et y est décédée en 1962, sans jamais être retournée dans son village natal.
« Je l’ai connue et rencontrée à la fin de sa vie », a raconté Itzhaki. « Elle s’est retrouvée sans ressources et a travaillé comme technicienne de surface dans une maison de retraite à Netanya. Elle lavait la vaisselle et les sols et est décédée à l’âge de 64 ans. »