Israël en guerre - Jour 469

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Peter Green en 1987, avec ses célèbres griffes. (Photo : Trinity Mirror / Mirrorpix / Alamy)
Peter Green en 1987, avec ses célèbres griffes. (Photo : Trinity Mirror / Mirrorpix / Alamy)
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Le dernier blues de Peter Green à Tel Aviv

Le 25 décembre 1980, le fondateur du groupe Fleetwood Mac, mort cet été, entrait dans un studio de la ville blanche et y laissait un rare enregistrement d’une tristesse envoûtante

Près de quarante ans se sont écoulés depuis cette nuit du 25 décembre 1980, et ceux qui ont participé à la session improvisée aux studios d’enregistrement Eshel à Tel Aviv s’en souviennent encore avec une excitation indélébile.

« J’ai senti mes genoux vaciller quand je suis entré dans ce studio », se souvient Yossi Buzin, le batteur. Fima Shuster, qui joue du synthétiseur, se souvient encore de la façon dont son cœur battait la chamade pendant son voyage en train vers le sud, alors qu’il était assis à côté de Shimon Holly, talentueux guitariste de Haïfa. Le preneur de son, Yoram Lev, qui a enregistré la session, se souvient : « J’étais si excité que je me souviens de tout cela comme un brouillard. Je n’ai jamais pris de drogue en studio. Je n’aimais pas ça. Mais ce soir-là, j’étais très excité. J’étais vraiment, vraiment survolté. »

Yoav Kutner, doyen des DJs israéliens et monteur son, était également présent. « J’ai eu la chair de poule quand j’ai appris que cela allait arriver », a-t-il déclaré. Ofer Eckerling, qui a organisé le tout et qui n’avait que 18 ans et demi à l’époque, ajoute : « C’était incroyable. C’était magique. Et tous ceux qui étaient là l’ont ressenti. Nous avions l’impression de partager le studio avec un Dieu. » Haim Dor, qui était l’assistant de Yoram Lev et qui vit aujourd’hui au Danemark, se souvient lui que « Ofer Eckerling est tombé par terre – il était tellement excité. C’était une séance unique ».

C’était incroyable. C’était magique. Et tous ceux qui étaient là l’ont ressenti. Nous avons senti que nous partagions le studio avec un Dieu

Les personnes présentes ont du mal à se mettre d’accord sur les détails de cette nuit. Après tout, cela fait quarante ans. Qui va se souvenir de ce qu’ils portaient, de ce qu’ils fumaient, de ce qu’ils buvaient, de ce qui a été dit. Mais sur le fond, ils sont tous d’accord : cette nuit-là, quelque chose de sacré est descendu dans les studios Eshel, rue Frug, à Tel Aviv. Ils mentionnent « une inspiration divine qui se faisait sentir » dans le studio ; une magie qu’ils n’ont jamais connue avant ou depuis. Tous les musiciens qui ont participé à cette session étaient d’accord : ils n’avaient jamais joué de cette façon auparavant.

L’homme responsable de cette inspiration qui est descendue dans le studio de Tel Aviv cette nuit-là, deux semaines après le meurtre de John Lennon, était un Anglais juif grassouillet, calme et introverti du nom de Peter Green.

Il avait 34 ans en en 1980. Treize ans plus tôt, il s’était placé à l’avant-garde de la révolution rock’n roll des années soixante. Il a fondé et dirigé Fleetwood Mac, qui allait devenir l’un des groupes les plus populaires du XXe siècle. Beaucoup le considéraient comme le plus grand guitariste au monde. Il a écrit de grands titres à succès, avant de décider d’arrêter. Il a tourné le dos à la gloire et à tous les droits d’auteur qu’il percevait, et a préféré se griller le cerveau dans une poêle brûlante de LSD. Il a été diagnostiqué schizophrène et a été hospitalisé dans un hôpital psychiatrique, avant de disparaitre pendant de longues périodes.

Et puis, à l’improviste, il est arrivé à Tel Aviv, a regardé la vieille Gibson Les Paul que Shimon Holly avait sortie pour lui dans le studio, et s’est mis à pincer les cordes et à produire un son envoûtant et saisissant qui, quarante ans plus tard, fait encore couler des larmes d’excitation dans les yeux de ceux qui étaient présents.

La seule photo qui existe de la séance d’enregistrement de Peter Green (debout, à gauche) aux Eshel Recording Studios de Tel Aviv, le 25 décembre 1980. Assis, à droite, se trouve Shimon Holly. Fima Shuster est au clavier. (Autorisation : Yoram Lev)

Le silence entre les accords

« C’est avec une grande tristesse que la famille de Peter Green annonce sa mort ce week-end, paisiblement dans son sommeil. » L’annonce laconique de la famille, le 25 juillet 2020, a laissé beaucoup de gens perplexes. Quand j’ai appelé Ilan Lukatch de la Douzième chaîne pour essayer de vérifier un détail de l’histoire, il m’a dit : « Whoa, vous venez de réussir à me surprendre à deux fois. La première fois parce que Peter Green était encore vivant, et la seconde parce qu’il est mort. »

Les éloges funèbres publiés dans les principaux journaux du monde entier ont passé sous silence les dizaines d’années pendant lesquelles Green est resté totalement anonyme et presque oublié. Les hommages se sont concentrés sur ses années de gloire de la fin des années 1960, lorsqu’il s’est transformé d’un garçon juif timide nommé Peter Greenbaum, qui souffrait de l’antisémitisme dans l’East End de Londres, à un guitariste et chanteur de blues bien-aimé nommé Peter Green, un dieu parmi les dieux de la guitare.

Il a été l’inspiration de ceux qui ont inspiré. Le héros de la guitare des héros de la guitare. Un Juif blanc qui jouait si singulièrement du blues que B.B. King, son idole, a dit un jour : « Il a le son le plus doux que j’ai jamais entendu ; le seul qui m’a donné des sueurs froides. »

Les médias musicaux ne sont pas les seuls à avoir fait leurs adieux à Green fin juillet. L’hebdomadaire The Economist a intitulé son article ainsi : « Peter Green était sans doute le meilleur guitariste de blues de Grande-Bretagne. »

Cela continue : « Lorsque Peter Green a fait pousser ses ongles jusqu’à ce qu’ils aient la longueur de griffes, cela a semblé à ses fans un acte de vandalisme culturel. Pour eux, ces ongles répondaient à un objectif simple : s’assurer qu’il ne serait plus jamais tenté d’appliquer le bout de ses doigts sur une note. Il a ainsi privé le public du son de celui qui est sans doute le plus grand guitariste de blues britannique de sa génération. »

Ces griffes joueront encore un rôle essentiel lors de la session de décembre 1980 à Tel Aviv, mais avant d’y revenir, attardons-nous un peu plus longuement sur l’article de l’Economist et le grand compliment qu’il a fait à Green, un sentiment qui a été repris à maintes reprises après sa mort.

Green était le contemporain de guitaristes britanniques comme Eric Clapton, Jimmy Page, Keith Richards et Jeff Beck. Le fait qu’on se souvienne de lui parmi les géants de sa génération, cinquante ans après sa disparition presque totale de la scène, montre l’étendue de son influence pendant les quelques années où il était à son meilleur.

Après sa mort, de nombreuses stations de radio et DJs lui ont dédié des morceaux, sélectionnant souvent les tubes les plus connus de Fleetwood Mac. Ces chansons n’ont rien à voir avec Green et son héritage. Car, comme tous ses fans et tous les fans de Fleetwood Mac le savent, il y a eu deux Fleetwood Mac.

Après sa mort, de nombreuses stations de radio et DJs lui ont dédié des morceaux, sélectionnant souvent les tubes les plus connus de Fleetwood Mac. Ces chansons n’ont rien à voir avec Green et son héritage

Il y a le Fleetwood Mac de « Rumours », album de 1977 proche du sommet de la liste des albums les plus commercialement réussis de tous les temps – aux côtés de « Thriller » de Michael Jackson et de « The Dark Side of the Moon » de Pink Floyd. Quelque quarante millions d’exemplaires de cet album ont été vendus, un album qui comprend les grands succès « Go Your Own Way », « The Chain » et « Don’t Stop », et qui a été utilisé par la campagne de Bill Clinton.

C’est là la version pop mélodique de Fleetwood Mac. C’est le groupe de Stevie Nicks et Lindsey Buckingham. Le groupe qui a pris d’assaut les États-Unis à la fin des années 1970, à une époque où son fondateur, torturé, recevait des décharges électriques directement dans le cerveau dans un hôpital psychiatrique en Angleterre. C’est le Fleetwood Mac qui, lors de sa dernière tournée, a rapporté 100 millions de dollars rien qu’en Amérique du Nord.

Le premier groupe Fleetwood Mac en 1969. De gauche à droite : Danny Kerwin, Peter Green, Mick Fleetwood, Jeremy Spencer et John McVie. (Photo : Pictorial Press / Alamy)

Et puis, disent les fans inconditionnels, il y a « le vrai Fleetwood Mac ». La version authentique. La version non commerciale. La version artistique. Celle qui semble née pour remplir le cliché « Je préférais ce qu’ils faisaient avant ». Les premiers travaux étaient vraiment différents. Fruit des doigts et de l’âme de Peter Green, cette œuvre a exercé une magie sur des générations de musiciens, longtemps après que Green lui-même ait tourné le dos aux accords et se soit plongé dans l’ombre.

« Dans les années 1970, [avec des amis,] on se retrouvait à Tel Aviv pour écouter des albums. Parfois pendant huit heures par jour », se souvient Ofer Eckerling. « On chillait et on écoutait de la musique. Je ne parle même pas de jouer de la musique ; écouter était aussi une affaire sérieuse, à l’époque. Pas comme aujourd’hui, où les gens écoutent les 16 premières mesures et, s’ils ne sont pas touchés, ils passent à autre chose. Nous écoutions de la musique avec la plus grande sincérité possible, pendant des heures et des heures. Et c’est ainsi que j’ai eu des tonnes d’heures d’écoute de Peter Green à mon actif. Et on entend dans son jeu de guitare tellement de choses qu’on ne peut même pas se laisser aller à autre chose. »

On entend dans son jeu de guitare tellement de choses qu’on ne peut même pas se laisser aller à autre chose

De mars 1968 à mai 1970, le Fleetwood Mac de Green a fait figurer six chansons dans le Top 40 britannique. Des chansons qui ont redéfini la musique pop. Des chansons qui ont créé un tout nouveau paysage sonore qui sera plus tard repris par beaucoup d’autres.

L’envoûtant « Albatross » était de l’ambient avant que le mot ne fasse partie du lexique musical ; il s’agissait de post-rock des décennies avant l’invention du terme. La guitare de Green voyage sur un rythme trompeur, triste mais vigoureux, et vous vous déplacez avec elle, peut-être sur une étendue de plage hawaïenne, les nuages couvrant le soleil pendant un moment, le majestueux albatros déployant ses ailes. Bien que cela soit difficile à croire, le titre s’est hissé au sommet des charts en Grande-Bretagne – un numéro un, à une époque où la liste était dominée par des groupes comme les Beatles et les Rolling Stones.

Il y a eu « Oh Well », sur lequel Green s’est allongé sur une bobine rouillée de fil de fer barbelé et a ouvert la voie au hard rock de Led Zeppelin. Et il y a eu « Black Magic Woman », une chanson que Green a écrite et chantée, insufflant au blues une touche latino-américaine. Deux ans plus tard, cette chanson allait relancer la carrière internationale de Carlos Santana, avec qui elle sera à jamais associée.

« Où Peter Green a-t-il pu obtenir tout cela ? » se demandait Eckerling. « Un enfant juif de Londres, comment a-t-il même trouvé ce son ? La world music. Le rock latino. Et ça coulait de ses doigts de la manière la plus naturelle qui soit. De la manière la plus cool. Sans qu’il ait besoin de le crier sur tous les toits. Il n’a jamais été comme certaines de ces autres stars : ‘Ecoutez-moi, regardez quel génie je suis.’ Ou : ‘Ecoutez quel psychopathe je suis.’ Il n’y avait rien de tout cela avec Green. Avec lui, tout était toujours propre. Des eaux pures et propres. C’est ce qu’on a avec lui. »

Ceux qui veulent entendre à quoi ressemblent ces « eaux pures et propres » sont invités à se replonger dans « Need Your Love So Bad », de la première mouture de Fleetwood Mac. Il s’agit d’une superbe reprise de la chanson blues de 1955 de Little Willie John. Green l’interprète de manière douce, mais pas mielleuse. Chaque effleurement des cordes produit un son aussi beau que les doigts d’un guitariste peuvent le faire. Et ce n’est pas seulement la précision du jeu : le silence entre les notes fait aussi la musique.

Le pacte avec le diable

Il est impossible de comprendre l’histoire de Peter Green sans aborder l’un des mythes fondateurs du blues américain : l’histoire de Robert Johnson, musicien de Delta Blues, à la croisée des chemins, et qui a conclu un pacte avec le diable – son âme en échange de ses talents de guitariste d’un autre monde. Johnson a parcouru les routes secondaires du Mississippi au plus fort de l’ère Jim Crow et a touché la célébrité. Il n’a enregistré que 29 chansons et est mort dans des circonstances mystérieuses à l’âge de 27 ans, premier membre du club des 27 du rock’n roll.

Selon la légende, Johnson a fait son pacte avec le diable à l’intersection de la route 61 et de la route 49 à Clarksdale, dans le Mississippi, qui est depuis devenu un lieu mythique pour les fans de blues du monde entier. Des décennies après la mort prématurée de Johnson, Green, en hommage, allait enregistrer un album de toutes ses chansons.

Il est impossible de savoir quand et comment Green a conclu son pacte avec le diable. C’est le genre d’accord à être conclu au beau milieu de la nuit, sans témoin, sans trace. Mais dès que Green est monté sur une scène, devant le public, il était clair qu’il avait reçu un don céleste, un cadeau au prix élevé. Il y avait en lui une tension interne difficile à maintenir dans le temps ; une personnalité modeste et sans égards qui semblait entrer dans les lumières brûlantes des années 1960 complètement par erreur, alors que les solistes de guitare des groupes majeurs étaient traités comme des dieux qui avaient quitté l’Olympe.

Green, et c’était clair dès le départ, ne cherchait que le bon son. La sensation. Tous les autres avantages annexes – la gloire, l’argent, le sexe, la vie à fond la caisse et tout le reste – ne l’intéressaient pas. C’est pourquoi il a lui-même appelé le groupe qu’il a fondé et dirigé Fleetwood Mac – une combinaison des noms du batteur, Mick Fleetwood, et du bassiste, John McVie.

C’était un merveilleux cadeau, a déclaré Mick Fleetwood à Rolling Stone en 2013. Comme si Green « s’assurait que ce n’était pas son nom qui figurait là-dessus : ‘Non, je veux que ce soit ton groupe.’ Je ne suis pas certain que Peter n’ait pas eu la vision qu’un jour, quand il partirait, il ne voulait pas que tout ça s’écroule ».

Lorsque les choses se sont dégradées et que Green a été appelé à respecter sa part de son marché avec le diable, Mick Fleetwood a pris la relève et a fait évoluer le groupe. Dans l’article de Rolling Stone, Fleetwood a décrit Green comme « un garçon de l’East End qui avait une profonde blessure – un garçon juif qui s’était fait tabasser [à l’école]. Il s’en est sorti », a laissé entendre le batteur, « mais cela a fini par le rattraper, quand tout a mal tourné ».

En d’autres termes, si les guitaristes afro-américains majeurs du blues ont réussi à insuffler à leur musique la douleur de l’esclavage, de la ségrégation et de la discrimination, Green a lui apporté à son blues la douleur juive de l’exil, de la persécution et de l’antisémitisme.

Avant que tout ne tourne irrémédiablement mal, Green a réussi à réaliser un rêve d’enfant et à jouer, le 4 janvier 1969, dans les légendaires studios d’enregistrement de Chess Record à Chicago, le cœur battant de la scène blues américaine, avec une équipe de musiciens de rêve, comprenant Buddy Guy, Shakey Horton et Willie Dixon. Un jeune Juif de Londres, grassouillet, entrait alors en piste avec Michael Jordan et Magic Johnson, jouant toute la nuit.

« Peter ne voulait pas être un guitariste superstar », a déclaré Mick Fleetwood bien des années plus tard. « Il avait l’esprit d’équipe. » Cette lutte titanesque, menée au plus profond de son âme, allait encore être alimentée par du LSD, et chaque fois qu’il sortait indemne de l’un de ces voyages, il était clair qu’un sentiment de culpabilité continuait à le ronger de l’intérieur. Greenbaum, le Juif hanté, ne se sentait pas à l’aise dans le costume de guitariste de Green.

« Peter ne voulait pas être un guitariste superstar », a déclaré Mick Fleetwood bien des années plus tard. « Il avait l’esprit d’équipe »

Trois jours de fête endiablée dans une villa chic d’une forêt allemande, pendant lesquels il a consommé des quantités surréalistes de LSD et a joué pendant des heures pour des Allemands bourgeois déboussolés qui l’ont poussé à continuer, l’ont achevé. Ce fut le voyage dont il ne revint pas. Il a tourné le dos au voyage de l’ego et s’est donné à l’acid trip.

En avril 1970, Green a enregistré sa dernière chanson avec Fleetwood Mac, un chef-d’œuvre psychédélique nommé « The Green Manalishi ». Il est difficile d’imaginer que la personne qui a joué le délicat et aérien « Albatross » quelques années plus tôt soit également responsable de cette chanson torturée, blessée et brisée. Au moment où « The Green Manalishi » a fait son entrée dans le Top 10 britannique, Green avait déjà quitté Fleetwood Mac pour de bon.

« Je veux mener une vie plus libre et plus désintéressée », a-t-il déclaré à Rolling Stone après s’être éloigné. « Ca ne m’inquiète pas que cela signifie disparaître de la vue du public. »

Cette prophétie – ou était-ce un souhait ? – a été entièrement réalisée. Green a été englouti dans un monde d’expérimentation musicale brumeuse, de stress psychiatrique et de pauvreté. Il refusa d’accepter les futurs droits d’auteur des chansons qu’il avait écrites et l’argent des albums qu’il avait réalisés et exigea à la place que les fonds soient versés aux pauvres.

Green refusa d’accepter les futurs droits d’auteur des chansons qu’il avait écrites et l’argent des albums qu’il avait réalisés et exigea à la place que les fonds soient versés aux pauvres

La presse britannique a parfois essayé de retrouver sa trace, à une époque où il n’y avait ni Internet ni réseaux sociaux. Les gens pouvaient encore disparaître pendant de longues périodes. Selon certaines rumeurs, il travaillait comme fossoyeur. D’autres l’ont vu être concierge dans un foyer pour personnes âgées. L’hebdomadaire New Musical Express a rapporté qu’il avait rejoint une communauté en Israël.

Après la session à Tel Aviv, Green dira à Kutner qu’il était venu en Israël au début des années 1970 et avait travaillé comme volontaire au kibboutz Mishmarot. Mais personne là-bas n’a apparemment remarqué qu’il était Peter Green de Fleetwood Mac. Shalom Hanoch, musicien israélien né et élevé dans ce kibboutz et grand admirateur des premiers Fleetwood Mac, explique n’avoir jamais entendu dire que Green était venu à Mishmarot. « Si cela s’est passé au début des années 1970, c’est au moment où j’étais à Londres, loin d’Israël et du kibboutz », a-t-il déclaré. « Mais il est bon de savoir que le kibboutz a attiré des artistes comme ça. »

Le miracle de la Gibson Les Paul

Personne ne sait pourquoi Green s’est rendu en Israël en 1980. Il se portait relativement bien, après s’être marié et être devenu père (bien qu’il ait divorcé en moins d’un an). Il avait même produit deux modestes albums en solo, qui comprenaient de belles chansons qui n’ont jamais connu les sommets du passé.

Peter Green en concert en 1983. (Photo : Trinity Mirror / Mirrorpix / Alamy)

Ofer Eckerling, alors jeune technicien du son pour la radio de l’armée israélienne, se souvient que Green était venu un jour visiter les studios de la station.

« Kutner et moi l’avons attrapé pour une conversation dans le hall. Je me souviens qu’il avait de très longs ongles. Je me souviens que Kutner et moi, avec une chutzpah israélienne typique, lui avons demandé : ‘Comment pouvez-vous jouer de la guitare avec des ongles comme ça ?’ et il a répondu : ‘Je joue comme ça.’ Nous avons dit : ‘Peut-on vous voir jouer avec ces ongles ?’ Et il a accepté de venir en studio pour jouer avec des musiciens israéliens. En fait, il n’est pas venu au studio pour enregistrer, mais pour nous montrer qu’il pouvait jouer avec ces longs ongles. »

Nous avons dit : « Peut-on vous voir jouer avec ces ongles ? » Et il a accepté de venir en studio pour jouer avec des musiciens israéliens.

Eckerling et Kutner ont rapidement réservé un créneau aux studios Eshel, rue Frug, où certains des classiques du rock israélien ont été enregistrés. Le studio disposait d’une salle d’enregistrement géante avec un plafond de six mètres de haut. « Des choses comme ça n’existent plus. C’était comme une salle géante, comme Abbey Road, mais à Tel Aviv », explique Ekerling.

Avec Yoram Lev, jeune technicien du son à Eshel, ils se sont empressés de faire venir des musiciens israéliens qui pourraient jouer du blues à un niveau que Green serait prêt à rejoindre.

Yossi Buzin, percussionniste qui jouait dans certains des groupes dont Eckerling faisait partie, a été appelé à s’asseoir derrière la batterie. Il leur a fallu un certain temps pour se rappeler qui était ce jour-là à la basse – ils ont finalement conclu que c’était Kobi Hass, qui vit au Canada depuis quelques années et qui n’a pas répondu au mail que je lui ai envoyé.

Il était clair que la part du lion reviendrait à Shimon Holly, un guitariste talentueux de Haïfa, considéré à l’époque comme le meilleur en Israël.

« À la fin des années 1970, il y avait trois grands guitaristes à Haïfa », indique Ilan Lukatch, qui jouait dans un des groupes de Shimon Holly à Haïfa. « Il y avait bien sûr Mordi Farber, qui était dans son propre groupe et qui a ensuite joué avec Shalom Hanoch et Arik Einstein. Il y avait Alon Adler, qui était considéré comme le guitariste le plus rapide d’Occident. Et il y avait Shimon Holly, qui n’était pas si rapide mais qui avait le phrasé d’un grand bluesman. »

Shimon Holly a fait venir Pima Shuster de Haïfa avec lui. Shuster, joueur de synthé, avait quitté l’Union soviétique pour s’installer en Israël trois ans plus tôt. Il était un grand fan de Green. « Shimon était un musicien de blues d’un niveau follement élevé. Je ne pense pas qu’il y ait eu un guitariste de blues à la hauteur en Israël à l’époque », déclare Shuster.

Ilan Lukatch (à droite) jouant avec Shimon Holly (à gauche) au Mike’s Place à Herzliya, en 2016. (Photo : Autorisation)

« Shimon était un phénomène », indique Eckerling. « S’il était né aux États-Unis ou au Royaume-Uni et s’il avait bien géré ses affaires, il aurait pu atteindre le sommet. Il avait une personnalité, un talent et un lien avec sa guitare qui étaient vraiment rares à voir. Tout ce qu’il a fait était unique et original. Et c’était un véritable amour. »

Ce que ses amis n’avaient aucun moyen de savoir à l’époque, c’est qu’Holly, lui aussi, avait apparemment signé un pacte avec le diable. Cela ne serait révélé que quelques années plus tard.

Entre-temps, il y avait encore une chose, une question d’une importance capitale : obtenir une guitare pour Green. Ils le savaient tous : il ne jouait que sur une Gibson Les Paul.

Il y avait encore une chose, une question d’une importance capitale : obtenir une guitare pour Green. Ils le savaient tous : il ne jouait que sur une Gibson Les Paul

La guitare électrique sur laquelle il avait joué pendant toutes ses années avec Fleetwood Mac était une Les Paul de 1959 qui s’appelait Greeny. Il avait retourné le micro de la guitare et produit son propre son unique. Après avoir quitté le groupe, Green a vendu l’instrument au guitariste irlandais Gary Moore. En 1995, Moore a fait un album complet des chansons de Green et l’a intitulé « Blues for Greeny ». Cette guitare appartient aujourd’hui à Kirk Hammett, guitariste principal de Metallica.

Par chance, il s’est avéré que Shimon Holly, qui jouait habituellement sur une Fender Stratocaster, avait une Les Paul.

Shimon Holly (deuxième à partir de la droite) sur cette photo non datée de la fin des années 1970. (Autorisation)

« La Fender Stratocaster de Shimon était une guitare cliniquement géniale », explique Ilan Lukatch. « Quand nous étions encore enfants, à 15-16 ans, il avait quelques années de plus. Vous savez ce que c’était à l’époque pour nous de voir une vraie Fender ? Qui pouvait s’offrir cette merveille à l’époque ? Mais chaque fois que nous lui disions : ‘Ta Strat, quelle guitare géniale’, il disait : ‘Oublie ça, j’avais une Les Paul, tu ne sais même pas quel genre de guitare incroyable c’est. Mais quelqu’un l’a volée.’ À l’époque, il jouait dans les mariages et, à la fin d’un mariage, il est allé pisser ou quelque chose du genre, et quand il est revenu, il n’y avait plus de guitare. »

« Un jour, j’entre dans le magasin de ce vieil homme qui réparait des guitares dans le passage du théâtre Ron à Haïfa. Je passais chez lui de temps en temps, parce qu’on pouvait parfois tomber sur de vraies trouvailles là-bas. Le type n’en avait pas la moindre idée. Alors j’entre dans son magasin et un type avec une barbe arrive avec une Gibson Les Paul, et il demande au type de mettre un pickguard. À l’époque, vous ne pouviez pas simplement acheter un nouveau pickguard sur eBay. Je voyais une vraie Gibson et j’étais comme un fou. Je demande si je peux jouer sur la guitare et là, le rêve se réalise. Une guitare qui joue pratiquement toute seule. »

« Quelques jours plus tard, je tombe sur Shimon et je lui dis que j’ai joué sur une Les Paul qui joue encore mieux que sa Fender, et je remarque que Shimon commence à montrer quelques signes d’agitation. Il me demande : ‘Est-ce que tu as vu quelque chose d’autre d’inhabituel sur la guitare ?’ Je lui réponds : ‘Oui, il manquait le pickguard.' »

Peter Green dans un studio d’enregistrement en 1968. (Photo : Pictorial Press / Alamy)

« Shimon est devenu encore plus pâle. Il a demandé s’il y avait d’autres marques sur la guitare. J’ai dit oui, qu’au dos il y avait des marques, comme si un idiot avait essayé de coller le symbole Mercedes, ou quelque chose comme ça. Shimon a pratiquement fait une crise d’épilepsie. Il s’est retourné, a sorti une boîte à chaussures avec un pickguard Les Paul et un ornement de capot de Mercedes. Et des photos de lui avec la guitare. »

« Mais bonne chance pour essayer de retrouver le gars. Je me suis souvenu que le type avait dit que, pendant la guerre – la guerre de Kippour, en fait –, il avait joué avec Dani Litani. Il s’est avéré que Shimon jouait alors avec Dani Litani. Il lui a donc demandé qui avait été son guitariste pendant la guerre. Puis Shimon est allé voir ce type et lui a dit : ‘Écoute, on m’a volé cette guitare et j’en ai la preuve. Tu me la rends et je te donne une compensation.’ Le type l’a rembarré. Alors Shimon est allé voir les flics, ils sont venus voir le type et lui ont pris la guitare. Elle est restée dans les dépôts de la police pendant un an environ. »

« Shimon n’en dormait plus la nuit. Il n’arrêtait pas de dire : ‘Il y a probablement des inondations chaque fois qu’il pleut. Ma guitare est en train de prendre la flotte là-bas.’ Il ne se calmait pas. Pendant des mois. Jusqu’à ce que la police lui rende enfin sa guitare. »

Et c’est ainsi que Shimon Holly est arrivé dans ce train Haïfa-Tel Aviv avec une Gibson Les Paul qui joue toute seule. Exactement le modèle que Peter Green affectionnait.

La guitare Les Paul de Peter Green en couverture du magazine « Guitar » en 2007.

Une nuit enchantée à Eshel

« Nous sommes arrivés aux studios vers 22 heures », se souvient Yossi Buzin, « et Peter Green est venu peu de temps après. Il était très introverti. Il portait une sorte de djellaba blanc cassé avec des rayures turquoises. Il parlait à peine. Il était assis là, très silencieux“.

À l’époque, Eshel disposait d’une console d’enregistrement que Tommy Friedman, l’un des pères fondateurs de l’audio israélien, avait construite de ses propres mains. Il s’agissait d’une console d’enregistrement Ampex à huit pistes. « C’est l’un des premiers enregistrements que j’ai fait », se souvient Yoram Lev. « J’étais un jeune technicien du son. J’étais arrivé dans les studios Eshel peu de temps avant, à l’hiver 1979, et j’ai commencé à travailler comme assistant technicien du son. De temps en temps, ils me laissaient enregistrer des sons. Parfois, il m’arrivait de réserver le studio du vendredi au samedi et de faire venir un jeune public pour improviser. Vraiment pas grand chose. Et puis tout à coup, Peter Green était dans mon studio ! »

Yoav Kutner : « Je me souviens avoir regardé Green et avoir vu un homme sans aucune joie de vivre. La dépression dont il souffrait était visible. Il était éteint. »

Fima Shuster à l’époque. (Autorisation)

Fima Shuster : « Green est resté dans la régie et nous sommes entrés pour jouer dans le live room. On s’est dit, yalla, on va jouer du blues et le tenter, jusqu’à ce qu’il devienne accro. Nous lui avons également apporté un pack de bière. Shimon (Holly) a joué sur sa Fender et je me suis assis au Fender Rhodes [piano électrique] qu’ils avaient au studio. Et nous avons placé la Les Paul de Shimon sur un support juste en face de Green dans la régie. »

« Nous étions en train de jouer dans le live room et il était en quelque sorte assis près de la console de contrôle, de l’autre côté de la vitre, et la Les Paul de Shimon était juste en face de lui. Et il la regardait. Et nous attendions qu’il ne puisse plus résister, qu’il la prenne et vienne nous rejoindre. Nous jouions et essayions de l’attirer. On lui a fait signe de se joindre à nous, et il nous dit ‘non, non’. Il ne voulait pas participer. À la fin, on a réussi à le convaincre et il est entré ».

Ofer Eckerling dans les années 1980. (Autorisation)

Ofer Eckerling : « Ce qui m’a terrassé, c’est qu’à la seconde où il a pris cette guitare, on a immédiatement compris que c’était ce putain de Peter Green ! Il n’a pas eu besoin de se réadapter. Il n’avait pas besoin que les lumières soient tamisées. Il n’a pas eu besoin d’augmenter la réverbération, ni aucun de ces trucs qui se passent en studio. À la seconde où il a pris cette guitare, dès le premier accord, c’était lui. Comme un énorme ventilateur, il nous a décoiffé par son talent. Son accent. Son toucher. La couleur. »

« J’ai travaillé avec des tonnes et des tonnes d’artistes talentueux. J’ai travaillé avec pratiquement tous les musiciens [rock] respectés en Israël. Et je n’ai jamais rien entendu de tel. Sa sonorité perçait les airs. Une sorte de cascade qui a tout inondé. La douceur. Le contact de ses doigts sur les cordes. Tout était comme ça. C’était une sensation purifiante. La certitude. La capacité à servir sa personnalité sur place. Pour moi, c’était une expérience formatrice. J’avais l’impression de toucher la chose la plus pure au sommet de la musique. Si précis. Tellement clair. Si lucide. Ce fut un choc. Il jouait comme un ange en blanc. Comme un cygne blanc flottant sur un étang. »

Yoram Lev en studio d’enregistrement dans les années 1980. (Autorisation)

Yoram Lev : « Il a apporté l’inspiration au studio. Tout d’un coup, tous les gars qui jouaient avec lui, dont je connaissais le style, on les sentait attirés vers lui. Sa maîtrise, son énergie, les ont fait jouer à un autre niveau. Ils ne savaient même pas qu’ils étaient capables de jouer comme ça. Lorsque des personnes de ce niveau jouent à vos côtés, vous y arrivez parfois aussi. C’est ce qui est arrivé aux musiciens dans le studio ce soir-là. Je ne les ai jamais entendus jouer aussi calmement, aussi justement. Ils n’avaient jamais joué comme ça auparavant. »

Ofer Eckerling : « C’était comme une cérémonie religieuse. Quelque chose qui était entièrement pur. Entièrement propre. Et cela de la part d’un homme qui s’est avéré être un schizophrène. Apparemment, pour lui, la guitare était un outil thérapeutique. La guitare et la musique. Peut-être que c’était une pilule apaisante pour lui. Il avait une âme douce. Ce n’était pas une rock star. »

Yossi Buzin à l’époque. (Autorisation)

Yossi Buzin : « Habituellement, lorsque de jeunes musiciens jouent avec quelqu’un de plus grand qu’eux, ils essaient de l’impressionner et de lui montrer que nous pouvons faire la même chose. ‘On sait faire ci ; on sait faire ça.’ Mais quand il a commencé à jouer – c’était comme s’il nous disait : ‘Maintenant regardez par ici, et voyez comment on peut jouer différemment.’ Si vous écoutez sa guitare, les notes sont si douces. Si rondes. Elles ne coupent pas, ne claquent pas. Tout d’un coup, ça met tout en ordre. »

« Je me revois en train de jouer, et Fima faisant ce genre de mouvement avec sa tête, du genre ‘Wow’. Et je lui ai répondu : ‘Oh oui.’ Je me suis senti changer en jouant. Cela m’a transporté ailleurs. J’ai soudain commencé à utiliser les cymbales pendant que je jouais, pour créer une sorte d’atmosphère marine. Et c’est ce qu’il cherchait. Il a ouvert les yeux, a regardé, et on pouvait voir la confirmation dans ses yeux, un ‘Ouais, c’est ce que je cherchais’. Et puis on a simplement joué. »

Yoram Lev : « À un certain moment, quand ils ont fait une petite pause, je suis allé voir Green et je lui ai dit, avec une certaine prudence : « Ca te dérange si j’enregistre ? Et il m’a dit : ‘Enregistre. Pas de problème.’ J’ai mis une cassette et on a enregistré. »

Peter Green à l’Eshel Studios, 25 décembre 1980


01 Wandering the streets (Jam) 6:31

02 Sometimes I’m Sad (Jam) 8:23

Épilogue I : Le diable réclame son dû

On ne sait pas exactement ce que Yoram Lev a réussi à enregistrer cette nuit-là. Yossi Buzin est sûr à ce jour qu’il avait obtenu assez de matériel pour faire un grand double album. « Je vous le dis, j’ai enregistré près de deux heures de musique. J’ai donné à Yigal Israeli, qui avait un studio sur Pinsker, une bande quart-pouce [avec les pistes telles qu’enregistrées en studio]. À ma grande consternation, il l’a oubliée là et elle a été jetée. C’est tout simplement un crime. Il y en avait assez pour un album entier. Même un double album. C’est vraiment douloureux pour moi. Jusqu’à ce jour. Chaque fois que j’y pense, ça me tue. »

Yoram Lev – qui était en charge de l’enregistrement cette nuit-là – s’en souvient un peu différemment. « J’ai gardé la bande quart-pouce. Puis Dov Zaira, du label Taklit Haifa, s’est tourné vers moi. Il avait entendu parler de l’enregistrement et avait dit qu’il voulait en faire un album, mais il n’était pas prêt à payer. Il l’a voulait gratuitement. Alors je ne la lui ai pas donnée. La bobine est restée avec moi et, après un certain temps, je l’ai donnée à Yigal Israeli, avec lequel je jouais. Plus tard, il m’a demandé la cassette, je ne me souviens plus pourquoi, et après un certain temps, il s’est avéré que la cassette avait disparu. »

Yoav Kutner dans les années 1980. (Autorisation)

« Heureusement, je l’avais enregistrée sur une cassette. L’enregistrement qui reste, celui que Kutner passe parfois la nuit, c’est l’enregistrement de l’audio que j’ai fait. Yossi Buzin se trompe en pensant qu’il y avait davantage de morceaux. Ils ont certes beaucoup plus joué dans le studio. C’est vrai. Mais à partir du moment où j’ai demandé à Green la permission d’enregistrer, ils n’ont fait que deux pistes supplémentaires. Un dans une gamme majeure de blues et un dans une gamme mineure, et ce sont les deux seuls morceaux qui restent. »

Et heureusement qu’ils ont enregistré, car les deux morceaux prouvent que ce qui a été décrit précédemment s’est bien produit – le jeu inspiré, la pureté, la singularité, le doux toucher sur les cordes, la manière dont les jeunes musiciens israéliens se sont montrés à la hauteur en présence du maître, en jouant comme ils n’avaient jamais joué auparavant. Le morceau en gamme majeure de blues s’appelle, comme il est écrit sur la cassette, « Wandering the Streets ». Il dure 6mn30. Le morceau en gamme de blues mineure s’intitule « Sometimes I’m Sad » et dure 8mn23. Au total, un quart d’heure de tristesse envoûtante.

Il reste une seule image, bien sûr floue, de cette nuit-là. Personne ne peut se souvenir de qui l’a prise. On y voit Green et Shimon Holly face à face, une Gibson Les Paul face à une Fender Stratocaster, et Fima Shuster derrière son Fender Rhodes.

Peter Green est retourné en Israël deux fois encore. En 1983, il a joué au Dan Movie Theater à Tel Aviv. « C’était terriblement triste », se rappelle Kutner. « Sa maladie mentale le faisait ressembler à une feuille dans le vent. Il était rondouillard, mais il était aussi courbé. Il n’avait plus de force. Et si je ne me trompe pas, c’est son frère qui a joué tous les solos cette nuit-là. Après tout, Green était schizophrène et, à un moment donné, il a emménagé chez son frère, qui a dû s’occuper de tout. Il tenait à peine debout pendant cette représentation. Bien que lorsqu’il chantait, il était merveilleux. Mais il n’était plus capable de jouer. »

Deux ans plus tard, il est revenu en Israël pour participer au Festival of Stars au stade de Ramat Gan – un événement de trois jours qui a mis en vedette des stars internationales comme le groupe britannique Marillion, Alvin Lee, Joe Cocker, Sally Oldfield et bien d’autres. Corinne Alal, à la demande des organisateurs du festival, a enregistré la chanson « Shir B’kef » pour l’événement et l’a chantée lors du morne concert d’ouverture.

Le guitariste britannique Peter Green (à gauche) se produit avec son groupe, le Peter Green’s Splinter Group, au B.B. King Blues Club & Grill, le 7 avril 2001, à New York. Le guitariste Peter Stroud est à droite. (AP Photo/Mark Lennihan)

Le public n’est pas venu. Les organisateurs avaient espéré 50 000 fans et ont à peine réussi à vendre 5 000 billets. Le festival s’est transformé en l’un des plus grands échecs de l’histoire de la musique en Israël. La plupart des représentations ont été annulées. L’organisateur a fait faillite et a fui le pays. Le festival a été réduit à une seule journée. C’est ainsi que Green s’est retrouvé sur scène en cet après-midi caniculaire d’août 1985, jouant du blues devant un stade vide.

Dix ans plus tard, au milieu des années 1990, Moshe Zonder, Eran Riklis et moi-même voulions rendre hommage à Green. Nous avons inséré une scène dans le film « Vulcan Junction » dans laquelle un Peter Green fictif se présente au pub Vulcan Junction (« le meilleur pub de musique live à l’est du Mississippi ») et rejoint les personnages principaux sur scène pour une jam session. Nous avons demandé à un acteur d’interpréter Green, nous avons filmé la scène et le légendaire guitariste israélien Haim Romano a enregistré un blues jam dans le style de Green. Au final, la scène ne convenait pas ; elle a été coupée au montage.

En début d’année, le 25 février 2020, Mick Fleetwood a organisé un concert en hommage à Peter Green au Palladium de Londres. Les artistes qui ont déclaré que Green avait changé leur vie sont montés sur scène les uns après les autres : David Gilmour de Pink Floyd, Noel Gallagher d’Oasis, Pete Townsend des Who, Steven Tyler d’Aerosmith, Bill Wyman des Rolling Stones et Kirk Hammett de Metallica, qui a joué avec la Greeny originale. Green lui-même n’est pas venu. Ce concert géant a été l’un des derniers grands évènements avant que le coronavirus ne fasse tomber le rideau sur les performances live à travers le monde.

https://youtu.be/oPJu0lPz5zY

C’est ce qui se passe quand on signe un pacte avec le diable : l’enregistrement des studios Eshel disparaît ; le festival auquel vous participez fait faillite ; la scène de film réalisée en votre honneur est coupée au montage ; votre concert hommage a lieu un instant avant qu’un mystérieux virus n’arrive et ne paralyse le monde. Et puis vous mourrez.

Epilogue II : L’histoire de Shimon Holly

Ofer Eckerling a poursuivi sur la scène musicale. Le soir suivant la session aux studios Eshel, il a enregistré « I Don’t Want To Go To Zambia », un grand succès sorti sur son premier album solo. Il a écrit « The Game is Fixed » pour la chanteuse superstar israélienne Rita et a fondé son propre studio d’enregistrement, dans lequel il a produit des albums pour de nombreux artistes israéliens de premier plan, dont Arkadi Duchin, Berry Sakharov, Meir Banai et Avraham Tal.

Yossi Buzin a continué à jouer de la batterie, à enregistrer et à se produire en concert, et a fondé Professional Drum Store, « une entreprise qui fabrique des batteries de haute qualité, conçues sur mesure ».

Yoram Lev a exercé en studio d’enregistrement jusque dans les années 1990, date à laquelle il a créé une société de conseil en acoustique.

Fima Shuster est devenu célèbre avec son groupe Stella Maris. Après la dissolution de celui-ci, il est retourné à Haïfa et a commencé à travailler dans le magasin d’instruments de musique Klei Zemer.

Yoav Kutner était et reste le plus important monteur son en Israël.

Mais le destin de Shimon Holly est plus trouble.

Yoav Kutner : « Je ne sais pas quelle est sa situation. J’ai entendu dire qu’il était vraiment dans une mauvaise passe. Tous les deux ans, il m’envoie les mêmes enregistrements, comme s’ils étaient nouveaux. C’est vraiment triste. »

Fima Shuster : « Il passe parfois au magasin Klei Zemer, ici à Haïfa. Je le vois de temps en temps. Il achète des cordes de guitare dans mon magasin. Il est à la dérive. Difficile de savoir ce qu’il fait. Il a gravé des CD avec cet enregistrement de Peter Green, et il se promène et les vend ici, dans les rues de Haïfa. »

Ilan Lukatch : « Il y a deux ou trois ans, j’ai rejoué avec Holly dans un de ces pubs qui organisent des sessions blues le vendredi. Je ne l’avais pas vu depuis une quarantaine d’années. C’est incroyable qu’il soit encore en vie – comme Keith Richards. Je viens de lire aujourd’hui un texte dans lequel quelqu’un disait qu’il était effrayant de penser au monde que nous allions laisser à Keith Richards. Sur le même principe : il est effrayant de penser au monde que nous allons laisser à Shimon Holly. »

« Je l’ai vu sous un mauvais jour. Il est parti en Europe dans les années 1980, à la recherche du succès, ou quelque chose comme ça, et il est revenu drogué et anéanti. Comme si son cerveau avait été réinitialisé, en quelque sorte. Pendant des années, il s’est promené sur les plages de Haïfa, à la recherche de mégots de cigarettes à fumer. Il était dans la rue à harceler les gens au sujet de sa cassette avec Peter Green. »

Shimon Holly n’est pas du genre à avoir un téléphone portable. Mais quand je l’ai rencontré dans son petit appartement d’Haïfa, il était impatient de parler de cette soirée de 1980.

Shimon Holly aujourd’hui. (Photo : Yoram Mark Reich)

« C’était vraiment bien », a-t-il dit. « On a joué comme ça, tak-tak, pas de répétition ou rien. Une fois que nous avons terminé, j’ai demandé à Green ce qu’il pensait de mon jeu. Il a dit qu’il avait aimé. Il avait une sorte de voix rauque. Je vends cet enregistrement encore aujourd’hui. Tu veux que je t’en envoie un ? Maintenant que j’ai appris que Green est mort, je pense à le faire connaître au monde entier. Tu connais quelqu’un qui pourrait le diffuser, sur eBay, ou autre, ou partout où c’est possible ? Les gens au Japon n’en ont pas entendu parler. Quoi, ils ne voudront pas d’un disque comme ça ? »

Bien sûr qu’ils en voudront. Qui ne voudrait pas d’un tel disque, symbole d’une nuit où un brillant guitariste qui a vendu son âme au diable sur le delta de la Tamise a joué aux côtés d’un brillant guitariste qui a vendu son âme au diable sur le delta du Kishon, et lors de laquelle les deux se sont regardés dans les yeux et ont joué du blues ?

Peter Green, 1946-2020. (Photo : Pictorial Press / Alamy)

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