VIENNE — Depuis environ un demi-siècle, le musée Sigmund Freud de Vienne se trouve au 19, Berggasse – là où Freud avait vécu, là où il avait installé son cabinet qu’il avait lancée au mois de septembre 1891. Il avait quitté la célèbre adresse en septembre 1938, fuyant les nazis qui venaient d’annexer l’Autriche dans le cadre de l’Anschluss, au début de cette même année.
Freud avait établi son étude dans ce bâtiment bourgeois de cinq étages situé à proximité de l’université et du canal du Danube. Il y avait produit ses nombreux écrits, depuis « L’Interprétation des rêves », qui devait devenir historique en 1899, jusqu’à « Moïse et le monothéisme », sa réflexion très débattue sur les origines religieuses, un texte sur lequel il travaillait avant d’échapper aux nazis.
Dans une autre pièce, Freud pratiquait la psychanalyse, recevant les patients qui s’allongeaient sur le fameux divan, laissant libre cours à leurs pensées, tentant de mieux comprendre leurs rêves avec le père de la psychanalyse qui se trouvait à leurs côtés, assis dans un fauteuil.
Et, le mercredi soir, Freud accueillait dans une autre pièce ses collègues ou ses protégés qui l’aidaient alors à développer cette nouvelle discipline pour en faire une branche à la fois distincte et influente de la psychiatrie et de la psychologie.
Comme d’autres musées dans le monde entier, le musée Freud a connu des bouleversements majeurs pendant la pandémie de coronavirus. Un projet de rénovation, prévu de longue date, s’est transformé en expérience étrange, avec une célébration discrète qui a finalement été organisée pour sa réouverture, au mois d’août 2020, après une fermeture de 18 mois.
« La situation a été très compliquée », déclare Peter Nömaier, directeur commercial du musée. « Il faut imaginer les travaux se déroulant au ralenti parce que tous les ouvriers n’avaient pas le droit de venir sur le chantier au même moment, avec les prix qui ne cessaient d’augmenter… Nous espérions que nous allions ouvrir le musée et que nous allions connaître un afflux de visiteurs, avec un revenu conséquent – mais ça ne s’est pas produit pendant un an et demi ».
En 2023, néanmoins, le musée est dorénavant très animé. Selon Nömaier, le mois d’avril a été particulièrement réussi, avec environ 13 400 visiteurs et, lors d’un récent week-end de fête, ce sont plus de 2 000 personnes qui sont venues arpenter ses couloirs. Le centre de recherche a également repris ses activités et des conférences ont lieu régulièrement dans le bâtiment.
Mais avec les travaux de restauration, les visiteurs découvrent aujourd’hui un endroit très différent de celui qu’ils pouvaient avoir connu. La directrice du musée, Monika Pessler, a pris ses fonctions en 2014 avec une mission : celle de mettre le bâtiment aux normes contemporaines, pour le confort des visiteurs et pour répondre, aussi, aux nouvelles exigences induites par le dérèglement du climat. Elle a fait en sorte, non seulement de créer un nouveau design pour le musée, mais aussi de lui donner une nouvelle orientation sur la base de deux axes historiques majeurs.
« D’un côté, le musée est le berceau de la psychanalyse », explique-t-elle. « De l’autre, c’est un lieu de commémoration de la Shoah’.
C’est un jury international – experts du musée et membres de son conseil d’administration – qui a lancé un concours d’architecture, finissant par choisir Herman Czech et ses collègues d’ARTEC Architekten, un cabinet de Vienne, et Walter Angonesese, en Italie, pour la conception intérieure. Les soutiens privés ont joué un rôle important dans ce relooking, le musée ayant lancé une campagne de financement participatif dans le monde entier et organisé un gala de collecte de fonds à la Neue Galerie, à New York. La ville de Vienne – surtout – mais aussi le gouvernement autrichien ont soutenu le musée financièrement, offrant un soutien supplémentaire pendant la pandémie de coronavirus.
Pessler souligne que le musée restauré cherche aussi à se raccorder à l’époque contemporaine.
« Le plus important pour moi, c’est que s’il faut préserver un patrimoine culturel, il faut qu’il sache également adopter et s’adapter au discours contemporain », note-t-elle.
Quatre zones distinctes caractérisent le musée dorénavant. Il y a d’abord un espace d’exposition consacré à l’art contemporain, qui se trouve au rez-de-chaussée surélevé, où Freud avait commencé à pratiquer avant de monter à l’étage, en 1908, dans des pièces adjacentes au logement familial.
Pessler, qui est aussi historienne et spécialiste de l’art, explique que cette zone offre « un contre-concept au concept du cube blanc », qui est souvent utilisé pour les expositions d’art. « L’objet de l’art correspond au contexte des lieux en rapport avec leur contenu », ajoute-t-elle.
Par exemple, dans la pièce où Freud avait, à l’origine, installé son divan et où il recevait les patients, il y a trois œuvres d’art : « AHA ! » de Haim Steinbach sur l’un des murs ; sur un autre, une œuvre composite de John Baldessari, « Study for a Red Intruder, » qui évoque le bouleversement et au centre, « Liège », une structure représentant une sorte de canapé dur rajoutant à l’énigme de l’évocation du fameux divan de la pièce.
Autre zone, l’escalier et le couloir flambants neufs, là où se trouvaient la cuisine et la sortie de la toute première pièce où avait travaillé Freud, qui rendent maintenant hommage aux voisins, majoritairement Juifs, du père de la psychanalyse dans le bâtiment. Les nazis avaient placé en détention environ 75 hommes et femmes juives au 19, Berggasse entre l’automne 1939 et le printemps 1942. Freud, pour sa part, était parti pour Londres au mois de septembre 1938.
Imprimés sur les murs, les noms, les dates de naissance et les destinées réservées à ces Juifs arrêtés par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. La majorité avait été assassinée par les nazis. Dans les escaliers, plus bas, des souvenirs des voisins de Freud, notamment de Viktor John, directeur d’une compagnie d’assurance, et de son épouse Antoinette qui avaient été tous les deux déportés à Lodz, dans la Pologne occupée par les nazis. Ils avaient finalement été assassinés.
« Il était très important de ne pas seulement parler de Freud et d’Anna Freud mais de donner aussi les noms des gens qui ont vécu ici et qui sont morts – peu d’entre eux ont survécu », explique Pessler.
Troisième espace refaçonné, les pièces situées à l’étage supérieur où Freud s’était installé et où il vivait, avec sa famille. Les pièces ont été agrémentées de nouvelles vitrines où sont exposés des objets originaux et différents textes historiques de Freud, le tout offrant une thématique aux différentes salles. Par exemple, « l’Interprétation des rêves » se distingue dans l’ancienne chambre à coucher qu’il partageait avec son épouse Martha, une chambre qui n’avait jamais été ouverte au public avant les travaux de rénovation. Un texte d’accompagnement précise que dans cette pièce, Freud avait eu la majorité des rêves qu’il mentionne dans ses écrits.
Enfin, au dernier étage, une large pièce commune destinée à accueillir les expositions particulières. L’exposition actuellement proposée au public est intitulée « Analyse interminable, écoles de la pensée après Freud » et elle s’intéresse à cinq écoles de psychanalyse contemporaines avec des entretiens par vidéo de psychanalystes en exercice.
Sur une vidéo, Kirkland C. Vaughans, professeur de psychologie à l’université Adelphi et psychanalyste, co-éditeur de l’ouvrage « The Psychology of Black Boys and Adolescents, » évoque la réalité de la transmission intergénérationnelle, chez ses patients, du traumatisme entraîné par l’esclavage et de l’impact psychique profond des structures racistes et des relations de pouvoir – comme à travers, par exemple, les affrontements récurrents avec la police.
« Les psychanalystes doivent, en fin de compte, aider les patients à comprendre le climat culturel dans lequel ils évoluent et – ou – qui entraîne pour eux des difficultés dysfonctionnelles », réfléchit Vaughans. « Je pense que notre culture doit passer sur le divan, tout autant que cela peut être le cas de nos patients ».
Malgré des années qui ont parfois pu être angoissantes et éprouvantes, Nömaier et Pessler déclarent que ces tracas ont valu la peine. Nömaier souligne que le musée n’a pas été rempli de multimédias ou d’objets rénovés – à dessein.
« Il s’agit de saisir le sentiment de l’époque et de se concentrer sur cet espace à la fois original et unique, et c’est quelque chose qui, selon moi, fonctionne réellement », s’exclame-t-il.
Pessler est particulièrement enthousiaste face au nombre important de jeunes, d’une vingtaine d’années ou trentenaires, qui viennent dorénavant visiter le musée.
« C’est une preuve pour moi que nous allons dans la bonne direction et c’est quelque chose qui souligne que la psychanalyse est un élément déterminant pour définir notre positionnement et pour trouver notre chemin dans ce monde difficile », dit-elle. « Et c’est aussi la tâche socio-écologique poursuivie par ce lieu, par ce musée ».