LONDRES — Depuis presque un millénaire, la Tour de Londres fait peser son ombre sur la berge nord de la Tamise – une Tour qui a été un palais royal, une forteresse et, jadis, un lieu de torture et de mort de triste mémoire.
Mais pour les Juifs de Londres, au Moyen-Age, la Tour avait tenu un rôle paradoxal – elle avait été à la fois prison et sanctuaire, elle était l’endroit où se déroulaient les exécutions mais aussi un lieu de travail.
Ce rôle est mis en lumière et exploré dans une nouvelle recherche qui offre l’aperçu le plus complet et le plus détaillé de ses prisonniers, réfugiés et autres employés juifs, avec notamment les biographies d’environ 250 individus ou groupes de Juifs connus pour y être restés dans la période qui s’était écoulée entre l’arrivée de la communauté en Angleterre et jusqu’à leur expulsion en 1290.
« La Tour de Londres est l’un des sites juifs les plus importants de la période médiévale dans le pays », explique le docteur Rory MacLellan, qui a été à la tête de ce projet de recherche qui a duré deux ans et qui a été initié par l’organisation Historic Royal Palaces, au Times of Israel. « Contrairement à d’autres pays, il n’existe plus aucune synagogue de l’époque du Moyen-Age encore debout en Angleterre. Si vous aviez été un Juif vivant dans l’Angleterre médiévale, nul doute que vous auriez connu l’existence de la Tour ».
Les découvertes faites par MacLellan sont détaillées dans la dernière édition du magazine History.
Le rôle tenu par la Tour pour les Juifs – qui auraient commencé à s’installer dans le pays rapidement après la conquête normande de 1066 — s’expliquait par leur statut juridique unique dans l’Angleterre du 13e siècle. Comme le montrent les documents contemporains, les Juifs et leurs biens personnels étaient considérés comme appartenant au roi. « Tous les Juifs, indépendamment du royaume où ils se trouvent, sont placés sous la tutelle et sous la protection du souverain… parce que les Juifs et tous leurs biens sont la propriété du roi », avait établi « la loi d’Edouard le confesseur ».
Parce qu’ils considéraient les Juifs comme une précieuse mine d’or, les responsables royaux étaient donc chargés de les protéger face aux foules hostiles tout en s’assurant qu’ils versaient la taille – un impôt variable et arbitraire – quand le roi avait besoin d’eux.
« On a le sentiment qu’il y a eu une véritable exploitation des Juifs mais il y a eu aussi cet élément de protection », remarque MacLellan. « Mais il s’agit d’une relation très cynique, très intéressée. Quand la Couronne tente de protéger les Juifs face aux agressions, elle ne le fait pas pour des idées modernes de tolérance ou de multiculturalisme. Elle le fait parce que les Juifs sont une ressource financière très importante pour elle ».
Si la majorité des professions autres que le prêt usurier étaient interdites aux Juifs, la Couronne prélevait fréquemment des sommes considérables aux membres de la communauté. En 1273, par exemple, un tiers des biens mobiles de tous les Juifs d’Angleterre avaient été saisis par la Couronne. Ceux qui avaient refusé cette saisie avaient été emprisonnés ou exilés. Et même la mort, à ce moment-là, n’offrait pas de répit : le roi recevait un tiers de la succession lors du décès d’un Juif. De la même manière, les Juifs qui avaient choisi de se convertir au christianisme devaient abandonner une proportion non-négligeable de leurs biens au monarque. Comble de l’ironie, le mur d’enceinte extérieur de la Tour – et sa tristement célèbre porte des Traîtres – avait été partiellement construit grâce aux impôts imposés aux Juifs.
Au sommet du système administratif et juridique parallèle qui régissait la communauté juive de l’Angleterre médiévale, il y avait l’Échiquier des Juifs à Westminster. Ses juges supervisaient les affaires légales – qui allaient des querelles aux dettes et en passant par les ventes de biens jusqu’aux accusations criminelles graves de vol, de fraude ou de meurtre – qui impliquaient des Juifs, ou les dettes dues à des membres juifs de la population. Les rouleaux de plaidoirie de l’Échiquier – qui résument les affaires passées devant la Cour – ont été la principale source de la recherche effectuée par MacLellan. Les Juifs reconnus coupables par les juges étaient souvent envoyés en prison à la Tour.
La première preuve concrète de la relation entre les Juifs et la Tour remonte en 1190. Cette année-là, le constable de la Tour de Londres – l’officier royal responsable de collecter les impôts et de protéger les Juifs au sein de la capitale – avait enregistré des reçus variés de la part de la communauté : une dette de 40 livres due par Isaac, fils du rabbin, à Murianda le Juif et la somme de 55 livres versée à titre d’amende par Isaac. Le registre du constable établit également que le roi Richard I avait reçu de l’argent grâce à des émeutes anti-juives qui avaient éclaté après son couronnement, à l’automne précédent : 28 shillings et de 2 pence prélevés sur les biens de Juifs assassinés à Bury St. Edmunds, et un montant plus important issu des biens de Juifs qui avaient été tués dans les mêmes circonstances à Norwich.
Les pouvoirs du constable étaient importants, comme le souligne MacLellan. Il avait le droit d’arrêter des Juifs, à Londres et partout ailleurs dans le pays, et de les emprisonner ; il avait le droit de convoquer par la force des accusés et des témoins devant les juges de l’Échiquier des Juifs et de faire appliquer les jugements prononcés à leur encontre ; de prélever des amendes auprès des membres de la communauté juive ainsi que d’aider à la collecte de la taille et d’autres impôts. Cette capacité à taxer les Juifs – qui allait bien au-delà des murs de la Tour, s’étendant aux dix paroisses situées aux alentours du Guildhall voisin qui formait le cœur du quartier juif à l’époque – était abondamment utilisée. MacLellan a découvert des traces de 700 amendes de ce type prélevées entre 1275 et 1278.
La vaste majorité des 236 biographies présentées par MacLellan concerne des Juifs emprisonnés dans la Tour. Et si les registres sont incomplets et qu’au moins un millier de Juifs auraient été incarcérés dans la forteresse pendant le 13e siècle, les noms et les histoires de 173 personnes ont été identifiés dans cette recherche.
La plus grande partie des détenus juifs avaient été emprisonnés parce qu’ils rognaient des pièces de monnaie – coupant leur extrémité pour les vendre ou pour en fabriquer de nouvelles : Ainsi, au moins 600 Juifs avaient été incarcérés pour cette raison dans la Tour au paroxysme d’une opération de répression draconienne des autorités, à la fin des années 1270. Tandis que cette pratique de rognage était largement répandue – et que les chrétiens étaient trop heureux de s’y adonner – les Juifs avaient été les principales victimes de ce qui était devenu, dit MacLellan, une « panique morale ». Presque 300 Juifs – dont la majorité avait été emprisonnée à la Tour – avaient été exécutés, ce qui représentait une part significative de la communauté juive d’Angleterre, forte de 3 000 âmes à cette période.
Mais, comme le remarque la recherche de MacLellan, peu de Juifs incarcérés à la Tour de Londres l’avaient été pour avoir rogné des pièces de monnaie jusqu’en 1275. La plus grande partie d’entre eux avait des arriérés dans le paiement de la taille – et il est probable que nombreux sont ceux qui, parmi eux, avaient été finalement graciés et libérés après paiement d’une amende. MacLellan a toutefois découvert des cas de Juifs détenus dans la Tour parce qu’ils étaient accusés de meurtre, qu’ils avaient caché des trésors, qu’ils avaient conservé des biens volés ou qu’ils s’étaient rendus coupables de blasphème – mais ces affaires particulières avaient été beaucoup plus rares, ajoute-t-il.
D’autres cas sont aujourd’hui devenus tristement célèbres. En 1255, par exemple, 92 Juifs avaient été accusés de meurtre rituel dans la mort de Hugh, un petit garçon chrétien âgé de neuf ans, dans la ville de Lincoln. Ils avaient été emprisonnés à la Tour. 18 des prisonniers avaient rapidement été pendus « après l’heure du déjeuner », selon le « Liber antiquis legibus » de Londres. Face à la perspective d’un sort similaire, l’un des hommes, John de Lincoln, s’était converti au christianisme avant d’être gracié et libéré. Un autre, le maître Benedict, fils du maître Moïse de Londres, avait lui aussi bénéficié d’une grâce et il avait retrouvé la liberté. Grâce au frère du roi, Richard, Duc de Cornouailles, et aux moines de Londres, les autres Juifs avaient finalement, eux aussi, échappé à l’exécution et ils avaient été libérés de la Tour de Londres six mois plus tard.
Douze des biographies concernent des Juifs qui avaient été enfermés dans la Tour après avoir été accusés d’avoir kidnappé et d’avoir circoncis un petit garçon chrétien et pour avoir tenté de le convertir à Norwich, en 1234. Cette affaire avait duré plusieurs années – il est probable que la majorité des accusés étaient morts en prison ou qu’ils avaient été exécutés, estime MacLellan, qui fait néanmoins remarquer qu’aucun document ne fait état de l’issue réelle de l’affaire.
MacLellan est parvenu à identifier trois cas où des Juifs étaient parvenus à s’échapper de la Tour. Un homme d’affaires de York, Abraham, fils de Josce, par exemple, avait été emprisonné en 1270 après avoir été reconnu coupable de fraude. Il avait toutefois réussi à prendre la fuite aux environs du 18 mars 1272, date à laquelle il avait offert au roi douze besants d’or en échange de sa grâce – une grâce accordée pour avoir quitté la Tour sans permission du geôlier ou du souverain.
Comme l’établit clairement la recherche, il y avait aussi eu des occasions où les Juifs avaient trouvé un sanctuaire dans la Tour – bien au-delà de l’image d’horreur renvoyée par cette dernière. L’une des responsabilités du constable était ainsi de protéger les Juifs individuellement et les membres de la communauté plus largement. Au mois de septembre 1189, les Juifs avaient trouvé refuge dans la Tour lorsqu’ils avaient été attaqués pendant le couronnement de Richard I, à Londres. Les meurtres avaient été si terribles, si nombreux, que Roger de Howden, chroniqueur et diplomate du 12e siècle, avait écrit que seuls les Juifs qui s’étaient cachés dans la Tour ou qui s’étaient réfugiés dans les habitations d’amis étaient parvenus à échapper à la mort.
Si le chaos qui avait entouré ces massacres rend impossible de déterminer le nombre précis de Juifs qui avaient trouvé refuge dans la Tour, MacLennan estime que le chiffre s’élève à plusieurs centaines.
Alors que les couronnements des rois, à cette époque, n’avaient pas entraîné de violences antisémites, la situation en 1189 avait privilégié ce déchaînement de fureur antijuive, explique MacLennan. « La ferveur qui entourait les croisés, à la fin des années 1180, a été probablement le principal moteur des massacres en combinaison avec les préjugés antisémites qui étaient déjà présents, avec le ressentiment économique et dans un contexte d’opposition à la relation particulière qui était entretenue entre la Couronne et les Juifs », écrit-il ainsi.
De mesures de protection en faveur des Juifs avaient été ultérieurement décidées, lorsque les monarques suivants – cela avait notamment été le cas de Henry III en 1220 et de sa reine, Eléonore de Provence, en 1236 — avaient été couronnés. A cette occasion, la Tour avait, une fois encore, servi de refuge aux membres de la communauté.
Trente années plus tard, alors que la guerre civile frappait l’Angleterre, les Juifs de Londres avaient été menacés. Quand la capitale avait été saisie à Henry et qu’elle était tombée entre les mains du chef rebelle Simon de Montfort, la relation particulière entre la communauté juive et le souverain avait placé les Juifs dans la ligne de mire. Alors que les rumeurs laissaient entendre que les Juifs prévoyaient de détruire Londres, les membres de la communauté avaient été assassinés chez eux et leurs habitations avaient été incendiées par les soldats de Montfort. En réalité, note MacLellan, les rebelles n’étaient pas seulement motivés par des préjugés antisémites, mais ils désiraient également détruire les registres de leurs dettes.
Tandis que de nombreux Juifs avaient dû leur survie à la sécurité offerte par la Tour, MacLellan est parvenu à identifier les noms de trois personnes qui s’y étaient réfugiées : Elias Blund, décédé à la Tour, probablement des suites de blessures contractées pendant les attaques ; Leo, fils de Preciosa et Hagin, avocat du frère du roi et fils du maître Moïse.
Trois années plus tard, quand Londres avait succombé à un autre assaut des barons rebelles, les Juifs s’étaient rendus, sans surprise, dans la Tour. Ils avaient été rapidement mis à contribution, aidant à défendre une partie des murs de la forteresse. Ce siège de 1267, explique MacLellan, est le seul exemple connu où chrétiens et Juifs se sont battus côte à côte dans l’Angleterre du Moyen-Age.
Ce qui n’avait pas exclu des coopérations entre les communautés juive et chrétienne du pays, note la recherche.
« J’ai noté de manière répétée la présence de prisonniers juifs qui étaient accusés d’avoir des complices chrétiens – et cela ne semble pas avoir été inhabituel », écrit MacLellan. Il fait remarquer que les chrétiens entraient fréquemment dans le quartier juif de Londres pour y faire des affaires avec des membres de la communauté, notant une affaire judiciaire impliquant une dette – affaire où une femme juive avait choisi de s’aligner auprès de son voisin chrétien plutôt qu’aux côtés de son amie juive. Les émeutes anti-juives à Londres étaient, de surcroît, le plus souvent initiées non par les voisins des Juifs londoniens mais par des étrangers.
« La plus grande partie des gens abordent ce sujet en pensant davantage à l’Europe orientale dans les années 1880, où les Juifs vivaient dans des ghettos – ce qui n’était absolument pas le cas dans l’Angleterre médiévale, » explique MacLellan. « Il pouvait y avoir une rue où il y avait plus d’habitants juifs que chrétiens, mais il n’y avait pas de séparation. C’était plus perméable, ce n’était pas ghettoïsé ».
Peut-être la découverte la plus fascinante à avoir été faite par MacLellan est qu’au moins trois Juifs avaient travaillé à la Tour de Londres à cette époque. Deux d’entre eux s’étaient convertis au christianisme. Philip le Converti avait manié l’arbalète pendant douze ans à la Tour de Londres tandis que Sir Henry de Winchester, qui avait obtenu un logement à la Tour de Londres sur ordre d’Edward I, avait pris part à des enquêtes sous couverture concernant des affaires de rognage de pièces.
Le seul Juif pratiquant connu à avoir travaillé à la Tour de Londres avait été Jurnet, fils d’Abraham, qui y était sergent. De manière ironique, il connaissait déjà la forteresse lors de son arrivée – il y avait été emprisonné pour des arriérés d’impôts. Membre respecté de la communauté juive – les autres faisaient appel à lui de manière répétée pour être leur témoin ou pour les défendre devant les tribunaux – il avait été finalement gracié et libéré. La recherche de MacLellan laisse penser que parmi ses responsabilités à la Tour, il pouvait avoir été chargé de transporter les corps des défunts vers le cimetière juif où ils étaient inhumés.
Mais tout devait prendre fin en 1290 quand – pour la première fois dans un royaume européen, une première fois qui devait s’avérer être fatale – Edward avait ordonné que tous les Juifs d’Angleterre se convertissent ou s’exilent à l’étranger. L’une des raisons principales de cette décision avait été que la taxation et les persécutions auxquelles le roi avait soumis les Juifs du pays avaient affaibli la communauté financièrement – et donc réduit sa capacité à alimenter les coffres du souverain.
C’est à la Tour de Londres, d’ailleurs, que s’était déroulé le sombre dernier acte de la vie juive dans l’Angleterre médiévale. Environ la moitié des Juifs du pays – ils étaient alors 3 000 dans leur totalité, selon les estimations – étaient partis en exil depuis le quai de la forteresse au bord de la Tamise.
Toutefois, 600 ans plus tard – bien après que les Juifs aient été autorisés à retourner en Angleterre, au 17e siècle – la Tour devait encore une fois être un symbole de refuge. Pour un grand nombre de Juifs qui avaient fui les pogroms du Tsar, le quai de la Tour de Londres avait été l’endroit où ils avaient foulé le sol anglais pour la première fois, ouvrant un nouveau chapitre de l’Histoire de la communauté juive britannique.