En 1948, le chef du FBI, J. Edgar Hoover, avait accordé toute son attention et concentré tous ses efforts sur le parti communiste américain pour parvenir à venir à bout de l’espionnage russe – et cette concentration exclusive lui avait fait manquer la fuite d’un espion soviétique influent et accompli.
Né dans une famille juive qui avait immigré depuis la Russie du Tsar aux États-Unis, George Koval avait pour habitude de rejoindre des groupes et des clubs – ligue de bowling, cercle d’amateurs de bridge ou fraternité honoraire regroupant des ingénieurs dans le secteur de l’électronique. Il avait aussi intégré l’armée américaine et mené une mission top-secrète sur deux sites du Projet Manhattan, qui avait permis de développer les bombes atomiques qui s’étaient abattues sur le Japon en 1945.
En 1949 – Koval était revenu en URSS un an avant – les Soviétiques avaient réussi, eux aussi, à faire exploser leur propre bombe nucléaire, créant une onde de choc dans le monde.
La vie de Koval est dorénavant au cœur d’un nouveau livre, Sleeper Agent: The Atomic Spy in America Who Got Away, un ouvrage écrit par une ancienne journaliste du Wall Street Journal , Ann Hagedorn.
« Je pense simplement qu’il y a beaucoup de leçons à tirer de l’histoire de George Koval », déclare Hagedorn au Times of Israel au cours d’un entretien téléphonique.
« Ce récit transcende les histoires d’espionnage traditionnelles. Oui, c’est une histoire d’espionnage – il y a des noms de code dedans. C’est palpitant. Il y a un superviseur des activités de l’espion au cœur de l’Amérique – une personnalité fascinante – il y a de la surveillance. Mais ça va encore au-delà. C’est vraiment une histoire de psychologie, de comprendre ce qui a pu motiver cet homme à agir. Avec le retour de bâton du fanatisme… Il savait très bien quel était le prix à payer énorme de l’oppression ».
Un conte hostile à l’Amérique
Les parents de Koval avaient immigré aux États-Unis, fuyant l’antisémitisme dans l’Est de l’Europe, au cours d’une vague de migration relativement obscure qui avait eu lieu au début du 20e siècle – le Projet Galveston, qui avait porté le nom du port du Texas qui était devenu une alternative, plus au sud, à Ellis Island.
Après avoir passé ses premières années au sein d’une communauté juive qui était à ce moment-là florissante à Sioux City, dans l’Iowa, Koval et sa famille avaient quitté une Amérique de plus en plus antisémite au cours d’une autre vague de migration juive obscure lorsque les Soviétiques avaient formé l’oblast autonome juif à l’extrême Est de la Russie.
La père de Koval, Abram Koval, était représentant régional de l’Association pour le peuplement des Juifs en Russie ou IKOR – un groupe qui aidait à coordonner l’immigration des Juifs dans la région autonome et dans son centre administratif, situé dans la ville de Birobidjan.
« Ces parties de l’Histoire étaient toutes nouvelles pour moi, le mouvement Galveston, l’IKOR ou l’oblast autonome juif », explique Hagedorn. « Et ce sont des parties de l’histoire juive qui sont fascinantes, je pense ».
George Koval était finalement parti pour Moscou, où il avait été diplômé du prestigieux institut Mendeleev et où il avait révélé ses talents scientifiques. Malgré la paranoïa croissante de Joseph Staline, Koval était resté fidèle à ses idéaux politiques mais il eu avait peur pour la sécurité de sa famille et notamment pour la sécurité de Lyudmila, son épouse russe. Ce sont à la fois son idéalisme communiste et la nécessité très pragmatique de protéger sa famille, explique Hagedorn, qui l’ont poussé à devenir espion.
De retour aux États-Unis, Koval s’était inscrit à Columbia qui était devenu un réseau, à l’époque, réunissant certains des plus éminents universitaires qui travaillaient par ailleurs sur le Projet Manhattan. Après avoir été recruté dans l’armée américaine, il était parvenu à bénéficier d’un programme gouvernemental qui faisait appel aux individus dotés de connaissances scientifiques et techniques solides pour les intégrer dans une initiative top-secrète : la fabrication d’une arme atomique, avec des équipes qui travaillaient sur plusieurs sites répartis dans le pays.
Rapidement, Koval s’était retrouvé au volant d’une Jeep, travaillant sur des sites ultra-protégés et dissimulés aux yeux du public à Oak Ridge, dans le Tennessee, et à Dayton, dans l’Ohio, écrivant des articles sur les techniques de sécurité tout en glanant – avec beaucoup d’intérêt – des informations sur la fission nucléaire et l’utilisation du radium et du polonium dans la fabrication d’une bombe.
« Nous évoquons ici une période où George Koval se trouvait aux États-Unis en tant qu’espion formé par l’Armée rouge et bénéficiant d’une habilitation américaine en termes de sécurité », souligne Hagedorn.
Selon l’auteure, plusieurs raisons expliquent que l’espion n’ait jamais été découvert. D’abord, son expertise scientifique était nécessaire, dit-elle, et l’Union soviétique était alors une alliée de l’Amérique. L’enfance passée par Koval dans le Midwest lui est aussi venue en aide, l’aidant à s’intégrer.
« Un espion dont vous n’avez jamais probablement entendu parler »
Hagedorn a entendu parler pour la première fois de Koval en 2016, quand elle travaillait sur un projet distinct consacré à la Première Guerre mondiale. Elle avait interviewé un homme âgé de 92 ans dont le père était lié à l’histoire sur laquelle elle se penchait alors. Il s’était avéré qu’elle et l’homme qu’elle interrogeait avaient tous deux grandi à Dayton et à la fin de leur entretien, le nonagénaire avait noté que Dayton avait été l’un des sites ayant accueilli le Projet Manhattan.
« Il m’a dit qu’il y avait eu un espion russe qui avait vécu là-bas pendant la Seconde Guerre mondiale et que je n’en avais probablement jamais entendu parler », se souvient Hagedorn. « Je lui ai répondu : ‘C’est intéressant. Comment s’appelle-t-il ?’ mais il ne connaissait pas son nom, il ne savait rien de lui, et j’ai donc pris une semaine de congé pour voir si je pouvais trouver l’identité de ce type ».
Elle a retrouvé son nom et d’autres informations encore dans un article écrit par le New York Times, dix ans auparavant, après la mort de Koval, en 2006.
« C’était un récit absolument excellent sur un homme qui aurait été l’un des plus importants espions du 20e siècle, un individu que Vladimir Poutine venait tout juste de distinguer à titre posthume », ajoute-t-elle. « Et l’article précisait son nom : George Koval. »
Hagedorn s’est embarquée dans un projet ambitieux pour en apprendre davantage sur Koval en faisant des recherches aux Archives nationales, au Centre d’Histoire juive et ailleurs, examinant des documents aussi divers que des articles de journaux, des albums de lycée, des registres fiscaux mais aussi des milliers de pages de rapports du FBI – certains obtenus après avoir déposé des requêtes relatives à la loi sur la Liberté d’information.
Elle a aussi découvert une correspondance entre Koval et un ancien collègue des États-Unis dans laquelle l’espion, qui était à la fin de sa vie, n’exprimait aucun remord sur ses activités. Un autre document témoignait de son travail remarquable d’espion.
Quand Koval était retourné en URSS, il y avait ressenti un climat teinté d’un antisémitisme croissant – et il était par ailleurs bien conscient que sa naissance aux États-Unis et son identité juive étaient susceptibles de se retourner à chaque moment contre lui. Après la mort de Staline, la haine anti-juive s’était quelque peu calmée et Koval avait supplié son ancien employeur – la GRU, l’ancêtre du KGB – et son célèbre chef, Lavrentiy Beria, de lui venir en aide. Un courrier avait alors été envoyé à l’institut Mendeleev à Moscou, donnant pour instruction à ses dirigeants de l’aider.
« Le fait que Beria et le fait que la GRU aient répondu à sa lettre en 1953, après la mort de Staline, est la preuve du respect qu’on avait pour lui », explique Hagedorn.
Après tout, note-t-elle, « il s’était intégré. C’était un pur Américain ».
Un accent qui va de soi
Né dans l’Iowa, Koval s’exprimait sans aucun accent et adorait le baseball, le passe-temps national américain. Si ses futurs employeurs au sein de l’armée des États-Unis ou du Projet Manhattan avaient effectué des recherches, ils auraient pu trouver des preuves de son attrait pour l’idéologie communiste quand il était adolescent – il avait ainsi participé à un rassemblement de jeunes communistes à Chicago et il avait été arrêté lors d’une manifestation pour les populations, les victimes collatérales, au niveau économique, de la Grande dépression.
Dans les années 1930, les États-Unis avaient été en proie à un antisémitisme croissant – comme l’avaient reflété les périodes de « Red Scare » (Peur rouge) et la présence toujours plus importante du Ku Klux Klan, notamment à Sioux City. La famille Koval, composée de dorénavant cinq personnes – George, ses deux frères et leurs parents – avaient rejoint la communauté juive de Birobidjan et ils y avaient découvert que l’existence, là-bas, était loin d’être idéale. La famille y était pourtant restée – à part George qui avait fini à Moscou.
Après ses études scientifiques, Koval avait accepté de devenir espion pour la GRU.
« Il se consacrait à la science et il se consacrait à l’idéal communiste », indique Hagedorn. « A mes yeux, sa priorité absolue était, je le pense, sa loyauté à l’égard de sa famille. Et en entrant dans l’Armée rouge, en devenant un agent de renseignement de l’Armée rouge en 1939, il protégeait sa famille. S’il était mort au combat, on se serait occupé de sa famille ».
Aux États-Unis, Koval avait protégé sa famille en ne se faisant pas attraper pendant huit ans. Il vivait dans un ensemble d’habitations yiddish-friendly qui s’appelait les Sholem Aleichem Houses et s’isolait des autres espions soviétiques du secteur, à l’exception de son supérieur direct, auquel il devait rendre des comptes – un Juif qui s’appelait Benjamin Lassen (Lassow à l’origine), un agent basé dans le Bronx qui travaillait à partir d’un bureau officiel qui dissimulait ses activités d’espionnage.
Quand l’armée américaine avait recruté Koval en 1943, elle ne s’était pas rendue compte que le jeune homme était diplômé de l’institut Mendeleev mais elle avait remarqué qu’il avait suivi des cours de chimie à Columbia – ce qui était très exactement ce dont les militaires avaient besoin dans le cadre d’un groupe d’élite appelé le Programme de Formation spécialisé.
« Il s’agissait d’un groupe hautement scientifique qui réunissait des hommes qui étaient envoyés sur différents sites du Projet Manhattan pour travailler avec les scientifiques », dit Hagedorn. « Leurs spécialités scientifiques, acquises lors de leurs études, étaient précieuses pour les militaires.
Koval travaillait dans la radioprotection – « un secteur absolument neuf », note Hagedorn. « Ces hommes étudiaient les procédures à suivre pour protéger les ouvriers de la contamination radioactive. Ils avaient fait des études sur la radioactivité, ils avaient créé des instruments qui mesuraient les particules dans l’air ».
Et, ajoute-t-elle, les spécialistes de la radioprotection comme l’était Koval avaient accès « à toutes les structures » du Projet Manhattan : « C’est certainement ce qui l’a aidé en tant qu’espion soviétique », dit-elle.
Le projet avait rapidement atteint ses objectifs. Le 6 août 1945, une bombe atomique américaine s’était abattue sur Hiroshima, au Japon. Trois jours plus tard, une autre avait été lâchée par les États-Unis au-dessus de Nagasaki, entraînant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans l’année qui avait suivi, Koval s’était inquiété de manière croissante du climat anti-communiste qui prévalait aux États-Unis et il avait commencé à demander son rapatriement à l’URSS. Il avait aussi décliné une offre d’emploi de l’armée américaine.
« Je pense que son supérieur dans le Bronx et d’autres auraient voulu qu’il accepte ce poste », dit Hagedorn. « Il savait que la sécurité serait énorme » et qu’il serait très possible que le gouvernement américain fouille son passé – et qu’il pourrait ainsi découvrir, par exemple, sa participation à une conférence des jeunes communistes ou son arrestation, un an plus tard.
« Il était intelligent », note Hagedorn. « Il savait très bien que tout pourrait être découvert et il a quitté aussi vite que possible le territoire américain, en 1948 ».
Quinze années se sont écoulées depuis la mort de Koval, et pourtant il reste une personnalité énigmatique – même pour l’auteure.
« J’aurais adoré l’interviewer », s’exclame Hagedorn. « Quelle question je lui poserais en premier ? D’accord : ‘Pourquoi avez-vous fait ça’ ? »