Israël en guerre - Jour 499

Rechercher
Des militants anti-refonte du système judiciaire manifestant, à Tel Aviv, le 23 septembre 2023. (Crédit : Avshalom Sassoni/Flash90)
Des militants anti-refonte du système judiciaire manifestant, à Tel Aviv, le 23 septembre 2023. (Crédit : Avshalom Sassoni/Flash90)
Interview

L’écrivain Etgar Keret veut rester utile et lucide après le 7 octobre

Pour la promotion de son nouveau livre, il parle de son action avec les victimes, de l’extrême gauche anti-israélienne « narcissique » et de ses propres barrières, que le massacre a fait tomber

JTA — Lorsque je m’entretiens, ce jeudi, avec l’écrivain israélien Etgar Keret, à New York pour deux semaines et une série de conférences, il dit être « quelque part entre la dépression et la crise de nerfs – mais légère ».

Il est impatient de prendre son billet de retour en Israël, inquiet à l’idée que les vols soient annulés en raison des préparatifs de l’État hébreu aux représailles du Hezbollah, humilié par les attaques dont il a été l’objet.

Un autre Israélien en aurait peut-être profité pour s’accorder une courte pause loin d’un pays en guerre depuis 11 mois, mais Keret, qui est très connu en Israël pour ses nouvelles faussement fantaisistes, ainsi que pour ses films, ses livres pour enfants et ses commentaires politiques, confie que les « petites tâches » qui l’occupent depuis le 7 octobre lui manquent.

Au cas présent, il s’agit notamment de faire la lecture à des soldats en repos ou à des victimes d’un kibboutz, de redonner courage à des travailleurs sociaux épuisés ou d’écrire une histoire avec un soldat gravement blessé.

La distance le rend plus introspectif encore – et plus désespéré face à la guerre et à un gouvernement qui, selon lui, bafoue la volonté de la population.

« C’est un peu comme d’être au milieu d’un feu de forêt : vous savez que vous pouvez sauver un cerf ou un porc-épic, ou éteindre une petite flamme, et vous hyperventilez à propos de tout un tas de choses », confie Keret, 57 ans, à propos de son quotidien depuis le 7 octobre. « En fait, cela aide à garder l’esprit sain, parce que l’on se sent utile. »

Sa tournée l’a conduit à l’Université de Yale, à Miami et à Mt. Kisco, à New York. Dimanche, il lira un extrait de son prochain recueil de nouvelles,
« Autocorrect », au Musée juif de Manhattan. Keret prendra part à la cérémonie donnée pour le 20e anniversaire du Prix Charles Bronfman pour les humanistes juifs, qu’il a remporté en 2016.

Etgar Keret. (Crédit: Yossi Zamir/Flash90)

Au cours de notre entretien, nous évoquons les responsabilités d’un artiste israélien en temps de guerre, les raisons pour lesquelles tout semble s’accélérer et la résilience qu’il a apprise de son défunt père, un rescapé de la Shoah.

Cet entretien a été remanié pour des motifs de longueur et de clarté.

Comment allez-vous ? Je sais que c’est une question délicate en ce moment, mais l’anniversaire du 7 octobre approche et j’aimerais avoir une idée de ce que ces derniers mois ont été pour vous, tant dans sur le plan public que privé.

La métaphore que j’emploie est celle d’une télévision dont l’écran serait partagé en trois. Un côté où tout se passe comme en vitesse accélérée. Un côté avec le pogrom du 7 octobre, la destruction de la moitié de Gaza, l’évacuation du nord d’Israël, les télé-avertisseurs qui explosent dans les poches des gens. Comme les plaies dans la Bible. J’ai été témoin de plusieurs guerres dans ma vie, j’ai vu la souffrance des deux côtés, les destructions. On se dit que si quelque chose bouge à l’écran, il y aura une réaction, d’une façon ou d’une autre.

Et il y a cet autre côté de l’écran, avec un Premier ministre qui a limogé son ministre de la Défense [Yoav Gallant] il y a 14 mois, le gars qui dirige la guerre pour nous depuis un an, et Netanyahu qui n’arrête pas de menacer de le limoger. Il veut limoger le chef d’État-major [de Tsahal], virer les services secrets, remplacer tous les juges de la Cour suprême. C’est une sorte de prise de contrôle hostile par des moyens démocratiques. Et chaque semaine, des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue pour dire : « Nous voulons un accord pour mettre fin à la guerre. Nous voulons que les otages reviennent. Nous voulons de nouvelles élections. Mais rien ne se passe, et il n’y a pas de réponse face à la volonté du peuple.

On dirait que vous parlez du décalage entre la vitesse des fausses informations et le statu quo.

Oui. Une autre bonne métaphore de la déconnexion entre le gouvernement et le peuple est que Netanyahu veut organiser une cérémonie anniversaire alors qu’il reste des otages.

Comme si on avait organisé une Journée de commémoration de la Shoah en 1944 alors qu’on brûlait encore des gens à Auschwitz. Et nombreuses sont les familles qui ne veulent pas que le gouvernement s’en mêle et qui disent : « Nous vous tenons pour responsables. »

Le gouvernement a insisté pour faire cette cérémonie, qui est boycottée par presque tous les artistes et presque toutes les familles, et elle se tiendra donc sans public, de peur des manifestations – tout sera donc pré-enregistré.

Voilà la métaphore : nous ne sommes pas dans le public [de la cérémonie] et le gouvernement est dans son monde à lui.

Des militants anti-refonte du système judiciaire manifestant à Tel Aviv, le 23 septembre 2023. (Crédit : Avshalom Sassoni/Flash90)

Et sur le plan personnel : Quel bilan tirez-vous de l’année qui vient de s’écouler, qu’avez-vous appris ou ressenti, y avez-vous trouvé des sources d’inspiration ?

Je suis arrivé aux États-Unis il y a deux semaines, et je suis actuellement entre la dépression et la crise de nerfs – mais légère.

La raison en est que l’année dernière, j’ai donné des conférences aux soldats sur le front et fait des lectures devant les victimes de l’attaque du 7 octobre, dans un kibboutz. J’ai rencontré des travailleurs sociaux épuisés après six mois passés à l’écoute de tous [les traumatismes], j’ai joué avec des enfants, je me suis retrouvé à écrire une histoire avec un soldat amputé ou à participer à des manifestations. Chaque jour, une dizaine de personnes que je ne connais pas m’écrivent pour me demander quelque chose. Ça concerne un frère décédé – la famille voudrait que je parle à la maison d’édition qui publiera peut-être son livre. Quelqu’un dont l’ex-femme est en dépression depuis la guerre parce qu’elle a perdu des proches m’a dit : « Dimanche, c’est son anniversaire » et vous savez quoi, je suis presque prêt à me cacher dans les buissons pour lui faire une surprise, parce que je suis son auteur préféré.

Pour l’heure, je suis dans un hôtel à Miami, j’attends de prendre part au prochain événement, et pour la première fois, je vois clairement que nous sommes coincés sans nulle part où aller. C’est presque comme de voir une photo de soi, ou de se voir dans le miroir, au lieu de simplement vivre sa vie.

C’est un peu comme d’être au milieu d’un feu de forêt : vous savez que vous pouvez sauver un cerf ou un porc-épic, ou éteindre une petite flamme, et vous hyperventilez à propos de tout un tas de choses. En fait, cela aide à garder l’esprit sain, parce que l’on se sent utile.

Donc au lieu d’y voir un fardeau, vous voyez ces demandes comme des bénédictions ?

J’y vois des bénédictions, parce que si on voit quelqu’un qui souffre et que l’on peut faire quelque chose pour le soulager, cela fait du bien. Mais dans le même temps, je pense que ce qui nous touche n’a absolument aucun sens pour un gouvernement qui s’est muré sur une sorte d’Olympe, totalement déconnecté de la réalité et qui n’écoute pas ce que le peuple veut et qui continue à aller dans la mauvaise direction.

Dans ce pays, la critique et l’ostracisme d’Israël se sont étendus jusqu’à la gauche israélienne, et parmi les critiques d’extrême gauche, on fait rarement le distinguo entre le gouvernement Netanyahu et ce que nous appelions les « sionistes libéraux » et les critiques de son gouvernement. Avez-vous pu parler avec des gens de gauche, aux États-Unis, avec lesquels vous êtes vraiment, vraiment en désaccord, ou quelqu’un qui vous a donné le sentiment de vous avoir trahi ?

Les réseaux sociaux et les médias en général amplifient ce qui se passe, mais au fond, la plupart des gens que j’ai rencontrés, indépendamment de leurs opinions politiques, veulent écouter. Mais le gros problème, ce sont les gens qui ne sauraient même pas placer Israël sur la carte. Il y a quelque chose de très narcissique dans l’activisme aujourd’hui, et tout se joue dans la rue. En général, je rencontre des gens de gauche qui disent : « Il est très difficile de s’identifier aux actions d’Israël de nos jours. »

Mais, qu’est-ce que c’est, au juste, Israël ? Imaginez que vous êtes Américain et que vous rencontrez quelqu’un en France qui vous dit : « Vous venez d’un pays où vous ne laissez pas les femmes se faire avorter. » « Non, dites-vous, en fait, je manifeste pour l’avortement. En fait, la plupart des gens que je connais veulent que les femmes aient le droit à l’avortement. » Il y a une minorité qui ne sait pas faire la différence entre Israël et son gouvernement. Vous êtes donc contre Israël. Êtes-vous contre les centaines de milliers de personnes qui descendent régulièrement dans la rue parce qu’elles veulent mettre fin à la guerre ? Êtes-vous contre eux ?

Le problème, c’est que tout se transforme en une sorte d’emoji. C’est Israël, un emoji, et toutes les notions de sécurité et d’ambiguïté sont totalement supprimées.

Votre dernier livre, « Autocorrect », a été publié en Israël et devrait sortir aux États-Unis l’année prochaine. Y a-t-il des histoires qui traitent du 7 octobre et de la guerre ?

Lorsque l’on écrit un recueil de nouvelles, le moment où l’on dit que le livre est fini est finalement très arbitraire. Le 8 octobre, je devais remettre le manuscrit. Je l’ai relu le 6 octobre et j’ai dit à ma femme : « J’ai un problème avec ce livre », parce que je l’ai écrit après la mort de ma mère, pendant la refonte judiciaire, pendant le COVID. Je lui ai dit : « Il y a quelque chose de tellement sombre là-dedans, je ne pense pas que les lecteurs méritent ça. » Alors elle m’a dit : « Tu en fais des tonnes. Et si tu mettais le livre de côté ? Tu verras demain si tu le trouves encore trop sombre. » Et je suis allé me coucher.

Je me suis réveillé, le 7 octobre, pour relire mon livre, mais quand je me suis réveillé, c’était la folie. On tirait sur la maison de gens que je connais. J’enseigne à Beer Sheva, et les tout premiers jours, mes étudiants sont allés à l’hôpital pour identifier le corps de leurs proches – et ils désiraient trouver un corps, parce que cela signifiait qu’ils n’avaient pas été pris en otage [par des terroristes du Hamas].

Des manifestants d’extrême gauche ont fermé le pont de Manhattan lors d’une manifestation appelant à un cessez-le-feu à Gaza le 26 novembre 2023. (Capture d’écran/X)

Et puis, fin novembre ou peut-être en décembre, je me suis dit : « Oh, mon Dieu, j’ai mon livre », et en le relisant, ma femme m’a demandé : « Il n’est pas un peu trop sombre ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Oh que non, il est parfait. »

Y a-t-il une de vos histoires qui, sans le vouloir, parle du moment présent ?

Il y a de cela quatre ans, j’ai écrit l’histoire sur des parents divorcés alors que l’enfant n’avait que trois mois. L’enfant est mort et le couple, incapable de se mettre d’accord sur quoi que ce soit, a demandé qu’un écrivain rédige l’éloge funèbre de leur enfant. Cette histoire dit tout de mon impuissance et du fait que les gens aimeraient que je fasse des choses dont je ne suis pas capable. Ces jours-ci, on demande aux écrivains israéliens les plus en vue d’écrire des éloges funèbres.

Une autre histoire, qui se déroule dans le futur, parle de deux personnes qui continuent de vivre en Israël alors même que le pays a été totalement détruit : ils font visiter à des extraterrestres ce qu’était Israël. J’ai écrit cette histoire il y a de cela trois ans, et c’est pile ce que nous ressentons aujourd’hui. Quand nous voyons certaines choses, nous disons : « Nous y tenons. Nous venions ici pour nous amuser. Nous faisions telle ou telle chose. » Les gens disent de moi que je suis prophétique. Non. J’étais juste déprimé.

Il faut donc que vous écriviez des histoires heureuses pour que cela fasse advenir une nouvelle réalité.

Je le souhaite, je le souhaite. Je tiens aussi à dire qu’il m’a été très difficile d’écrire de la fiction. Je peux écrire un poème ou les paroles d’une chanson. J’écris des éditoriaux. Mais quant à écrire une histoire alors que je ne sais pas vraiment ce que je ressens ou ce que je ressentirai quand je repenserai à cette année qui semble durer une décennie…

Je suis venu vous écouter cet été, dans l’ouest du Massachusetts, lors d’un événement organisé par l’Hebrew Union College-Jewish Institute for Religion : vous avez parlé d’une histoire sur l’espoir – quelque chose comme ça. C’est ce que votre père, un survivant de la Shoah décédé en 2012, a dit quand vous lui avez demandé si la Shoah avait été la pire période de sa vie. Pouvez-vous me rappeler sa réponse ?

Je lui posais régulièrement cette question quand j’étais enfant, et il m’a toujours répondu honnêtement, quel que soit mon âge. Il me disait : « Je ne divise pas la vie en périodes bonnes ou mauvaises. Il y a des périodes faciles et des périodes plus difficiles. » Ce à quoi il ajoutait : « Ce sont les périodes difficiles qui nous apprennent le plus sur nous-mêmes. »

Je l’accepte et je le comprends. J’étais beaucoup plus rigide lorsque la guerre a commencé.

Si avant [le 7 octobre] quelqu’un m’avait dit : « Écrivons une histoire ensemble. Je t’envoie un paragraphe », j’aurais dit non. Mais quand un soldat amputé m’a demandé, j’ai dit oui, et même si l’histoire ne ressemble à aucune de mes histoires, je parle avec lui et ça fait du bien à quelqu’un, à ce jeune homme.

Avant la guerre, j’évoluais dans mon petit monde. Maintenant, je reçois un appel de quelqu’un qui prend sa voiture pour aller à la frontière avec Gaza apporter des caisses de livres aux soldats, parce que les soldats ne peuvent pas utiliser leur portable, alors ils lisent beaucoup de livres. Il m’a demandé : « Voulez-vous venir avec moi ? Peut-être que vous pourrez leur faire la lecture. Bien sûr. S’il m’avait appelé il y a deux ans, je lui aurais dit : « Voyez ça avec mon agent, parlez avec mon assistant. »

Les catastrophes ont le pouvoir de briser les barrières les plus épaisses qui se dressent entre vous et le monde.

Les points de vue et opinions exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de la JTA ou de sa société mère, 70 Faces Media.

En savoir plus sur :
S'inscrire ou se connecter
Veuillez utiliser le format suivant : example@domain.com
Se connecter avec
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions d'utilisation
S'inscrire pour continuer
Se connecter avec
Se connecter pour continuer
S'inscrire ou se connecter
Se connecter avec
check your email
Consultez vos mails
Nous vous avons envoyé un email à gal@rgbmedia.org.
Il contient un lien qui vous permettra de vous connecter.
image
Inscrivez-vous gratuitement
et continuez votre lecture
L'inscription vous permet également de commenter les articles et nous aide à améliorer votre expérience. Cela ne prend que quelques secondes.
Déjà inscrit ? Entrez votre email pour vous connecter.
Veuillez utiliser le format suivant : example@domain.com
SE CONNECTER AVEC
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions d'utilisation. Une fois inscrit, vous recevrez gratuitement notre Une du Jour.
Register to continue
SE CONNECTER AVEC
Log in to continue
Connectez-vous ou inscrivez-vous
SE CONNECTER AVEC
check your email
Consultez vos mails
Nous vous avons envoyé un e-mail à .
Il contient un lien qui vous permettra de vous connecter.