Le nom de « Rothschild » est invariablement lié à la dynastie juive de banquiers célèbre, une dynastie vieille de plusieurs siècles. Mais un nom qui renvoie immanquablement à des hommes.
Bien sûr, il y a eu d’innombrables femmes dans la famille Rothschild mais jusqu’à la sortie d’un livre qui a été récemment publié, jamais l’Histoire n’avait examiné les contributions qu’elles ont pu apporter et ce qu’elles ont elles-mêmes réalisé.
« Je pense qu’il y avait un postulat de base, celui qui faisait d’elles de simples épouses, de simples mères; il n’y avait pas grand-chose à noter à leur sujet sinon qu’elles étaient incroyablement glamour », déclare l’autrice britannique du livre, Natalie Livingstone, qui est une ancienne journaliste.
Sorti au Royaume-Uni l’année dernière, le livre The Women of Rothschild: The Untold Story of the World’s Most Famous Dynasty remet les pendules à l’heure en apportant un nouvel éclairage sans précédent sur les vies stupéfiantes de certaines des mères, des épouses et des filles qui se sont inscrites sur l’arbre généalogique de la branche britannique de la famille Rothschild.
Livingstone présente à ses lecteurs des femmes qui se sont mélangées à la royauté, qui se sont battues pour l’émancipation juive et qui ont été à l’origine de victoires politiques remportées officiellement par leurs époux. Certaines étaient des génies de l’économie, des athlètes de talent ou d’éminentes scientifiques. D’autres ont piloté des avions pendant la Seconde Guerre mondiale ou sont devenues des mécènes pionnières du jazz, côtoyant et hébergeant même des stars comme Miles Davis ou Thelonious Monk.
Dans un échange avec le Times of Israel qu’elle nous accorde depuis son domicile de Londres, Livingstone, 45 ans, explique que son intérêt pour les femmes de la famille Rothschild a été piqué par la lecture d’un essai écrit en 1994 par la naturaliste Miriam Rothschild, un essai qui avait été préparé pour un catalogue publié à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance du patriarche et fondateur de la dynastie, Mayer Amschel Rothschild.
Cet essai parlait « des membres silencieux de la famille ». Le patriarche, dans son testament écrit en 1812, « avait explicitement interdit à ses descendantes ou aux épouses de ses descendants masculins de toucher une part des richesses de la banque ou de participer aux processus de décision », reléguant donc injustement les femmes au rang d’annotation de bas de page dans le livre de l’histoire de la famille.
Il sera évidemment pardonné aux lecteurs d’éprouver une certaine confusion s’agissant du who’s who dans cette famille importante. L’autrice présente, au début du livre, un arbre généalogique partiel, mais cette généalogie reste quelque peu difficile à suivre en raison de la pratique très courante du mariage consanguin dans la famille Rothschild pendant tout le 19e siècle.
Livingstone dit comprendre les lecteurs qui peuvent éprouver un certain trouble face à tous ces noms.
« La principale leçon à tirer du livre, c’est qu’il y a des femmes extraordinaires. Ce qui est important, c’est que dans tous les domaines de la vie – en allant de l’art à la littérature et en passant par la science, la politique et le sport – on prend conscience qu’il y a eu une femme, chez les Rothschild, qui a été pionnière et qui a ouvert la voie aux autres », s’exclame-t-elle.
Ce qui suit est une version révisée de l’interview accordée par Livingstone au Times of Israel.
Les Rothschild sont connus pour leur recherche extrême de discrétion. De nombreux membres de la famille avaient même ordonné que leurs papiers, leurs documents privés, soient brûlés après leur mort… Je suppose que vos recherches, pour le livre, ont été difficiles.
En effet, de nombreux membres de la famille Rothschild ont fait brûler leurs papiers, leurs documents, et en particulier les femmes. Ça a été difficile de trouver ce qu’il me fallait. Mais une fois que j’ai mis la main dessus, ça a été extraordinairement éclairant. Pour mes recherches, il a fallu que je persiste, que je fasse un véritable travail de détective, que je tente de rassembler les pièces du puzzle, des pièces qui n’étaient pas forcément évidentes… Mais une fois que j’ai réussi à trouver des lettres, des journaux intimes, des journaux qui me permettaient d’avoir vraiment un aperçu sur la manière dont ces femmes pouvaient écrire, ressentir et voir le monde, les choses sont devenues si passionnantes, si claires et si absorbantes que, à ce moment-là, le livre s’est, d’une certaine façon, écrit de lui-même.
Par exemple, Charlotte Rothschild (1819-1884), l’épouse de Lionel Rothschild, avait écrit que « nous, les Rothschild, nous sommes des gratte-papier invétérés. » Elle avait passé toute une vie à écrire des journaux intimes et des lettres qui non seulement sont éclairants sur le climat social et politique, mais qui parlent également beaucoup du talent littéraire qui était le sien. Elle avait une manière stupéfiante de voir le monde et des tournures de phrase incroyables : Elle était drôle et pleine d’esprit, mais elle pouvait aussi se montrer d’une très grande profondeur dans ses réflexions. Elle utilisait également son travail comme une catharsis. Quand sa fille Evelina (1839-1866) était morte en couches, la seule manière dont elle avait pu soulager son immense douleur avait été d’écrire une collection d’essais.
Quand avez-vous fini par mettre la main sur les écrits de ces femmes ?
Il y en a dans les archives Rothschild, à Londres. Il y a là-bas beaucoup d’écrits de Charlotte, et il y a ceux de Gutle [la matriarche et fondatrice de la dynastie, qui a vécu de 1753 à 1849]. Ça a été compliqué parce que les gens viennent plutôt consulter ces archives pour des écrits sur l’histoire économique.
La découverte la plus étonnante, je l’ai faite dans les archives Waddesdon, à Windmill Hill. Là-bas, j’ai trouvé toute une collection de lettres échangées entre les femmes de la famille qui avaient été écrites juste au début de la Première Guerre mondiale, dans lesquelles elles discutaient du sionisme et de leur passion pour l’idée de la création d’un État juif. Elles évoquent beaucoup dedans leurs relations avec Chaïm Weizmann. A partir de là, j’ai pu reconstituer le lien incroyable qui avait uni les femmes de la famille Rothschild à la déclaration Balfour.
J’ai aussi trouvé des choses intéressantes dans les archives de leurs époux. Par exemple, je ne réussissais pas à trouver d’écrits de Constance Rothschild (1843-1931) autres que ce qu’elle avait écrit dans son autobiographie « Reminiscences » – mais j’ai retrouvé de nombreux journaux intimes dont elle était l’auteure parmi les documents de son mari, à la British Library. Souvent, les écrits de ces femmes extraordinaires ont fini dans l’ombre, dans les archives des hommes.
Il y a eu aussi une quatrième catégorie de documents : les écrits qui n’avaient pas été attribués à ces femmes. En 1840 environ, Louisa Rothschild (1821-1910) et sa sœur [Charlotte Montefiore] s’étaient embarquées dans un projet à vocation sociale appelé la Bibliothèque juive bon marché, avec une série de nouvelles stupéfiantes écrites par des autrices juives brillantes comme Grace Aguilar et Charlotte Montefiore elle-même.
Malheureusement, il était interdit à ces pamphlets et à ces nouvelles d’êtres écrites sous le nom de ces femmes, et ce n’est qu’en examinant les lettres et en rassemblant les pièces du puzzle que je me suis rendue compte que la Bibliothèque juive bon marché, un projet qui avait été jusque-là attribué au rabbin David Aaron de Sola, était en fin de compte l’ouvrage de deux femmes de la famille Rothschild.
Dans chacune des quatre parties de votre livre, vous vous concentrez sur quelques contemporaines différentes de la famille Rothschild. Avez-vous choisi ces femmes en particulier parce que vous étiez parvenue à récolter un plus grand nombre d’informations à leur sujet ?
C’est, en effet, comme ça que ça a fini. Mais j’écris aussi sur Gutle, même s’il ne restait que sept lettres qui avaient été écrites par elles et qu’il n’y avait, au final, que peu d’informations à son sujet. Je me suis sentie dans l’obligation d’écrire à son sujet parce qu’elle était la matriarche, la fondatrice de la dynastie, et qu’il fallait bien comprendre qui elle était réellement, quelles avaient été ses contributions.
Il y a certaines femmes de la famille sur lesquelles j’aurais aimé écrire davantage. Je les mentionne, mais dans la mesure où leurs papiers et leurs dossiers médicaux ont été détruits, il a été impossible de vraiment établir qui elles étaient. Ça a été le cas pour moi avec Liberty Rothschild (1909-1988), mais il était néanmoins déterminant de mentionner son nom en raison de sa vie si profondément tragique. Il fallait qu’elle soit racontée… Elle avait très peu vécu elle-même et j’ai eu le sentiment que c’était de ma responsabilité de reconnaître qu’elle avait existé. J’avais trouvé cet auto-portrait qu’elle avait réalisé et qui me hantait. On regarde ses yeux et on y voit toute la profondeur de sa souffrance de schizophrène.
Vous écrivez que « être l’épouse d’un Rothschild était un travail éprouvant et ingrat ». Qu’avez-vous voulu dire par là ?
L’épouse d’un Rothschild avait un si grand nombre d’obligations, elle était si sollicitée. Elles devaient avoir de nombreux enfants et elles devaient absolument donner un fils qui puisse devenir l’héritier. C’était incroyablement stressant pour elles.
Les femmes devaient gérer des maisons immenses à la ville et à la campagne ; elles devaient organiser la vie sociale et elles devaient être à la disposition totale des hommes.
C’était ingrat, parce que ces femmes étaient extraordinairement brillantes et qu’une grande partie de leur travail intellectuel, une grande partie des contributions artistiques et scientifiques dont elles ont été à l’origine ne leur ont jamais été attribués.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Le premier exemple frappant qui me vient à l’esprit, c’est celui de Hannah Barent Cohen (1783-1850), qui avait épousé Nathan Rothschild. Elle avait un flair incroyable en matière de finances. Elle avait commencé à acheter et à vendre des titres du gouvernement français au cours de l’été 1830, alors qu’elle se trouvait à Paris. Elle avait des dons de voyance s’agissant du marché financier et elle écrivait à son époux, en le conseillant sur ce qu’il devait faire. Elle savait ignorer les fluctuations à court-terme et regarder le marché à long-terme. Nathan avait réalisé que son atout le plus précieux était son épouse et elle était devenue absolument indispensable à ses affaires – au point que sur son lit de mort, Nathan avait dit à ses fils qu’ils ne devaient pas prendre de décision sans consulter leur mère au préalable. Ce n’est pas une histoire qui nous est racontée. Ce n’était pas une histoire convenable à raconter.
Hannah n’a-t-elle pas également joué un rôle déterminant dans la lutte pour l’émancipation juive en Angleterre ?
Hannah en particulier avait à cœur cette cause de l’émancipation juive. Elle devait passer le relais ensuite à l’épouse de son fils Lionel, Charlotte. Sans les contributions apportées par Hannah et Charlotte, j’ai la certitude que Lionel ne serait jamais devenu le premier membre juif [non-converti] du Parlement.
Charlotte avait fait un travail énorme pour son mari. Elle avait écrit ses programmes, ses articles principaux pour le Times — des articles dont l’origine, à l’évidence, ne lui a jamais été attribuée. Elle avait fait sa campagne dans toutes les rues de Londres. Elle avait été absolument indispensable. Elle avait été le cerveau politique de son mari. Et pourtant, quand Lionel avait prêté serment à la Chambre du parlement, Charlotte n’avait pu observer la scène que d’en haut, depuis la galerie. Elle n’apparaît pas dans le célèbre tableau de l’événement peint par Henry Barraud. Sa contribution a été immédiatement effacée de l’Histoire.
La déclaration Balfour qui faisait part du soutien de la Grande-Bretagne à la création d’un foyer juif en Palestine était adressée à Lord Walter Rothschild. Vous avez découvert que certaines des femmes Rothschild ont joué un rôle déterminant dans la réalisation de cette déclaration.
Rózsika Rothschild (1870-1940) était une idéaliste au niveau politique. Ainsi, lorsqu’elle avait rencontré [le jeune chimiste et leader du mouvement sioniste] Chaim Weizmann, elle avait discuté avec lui. Elle avait été frappée par ce qu’il lui avait dit.
Il y a une phrase étonnante dans l’un de ses essais : « J’adore les fanatiques et les idéalistes. Je les trouve très séduisants. Chaim Weizmann fait partie de ces hommes ».
Rózsika avait vu le potentiel qu’il avait en lui. Elle avait compris la cause qu’il défendait et c’était elle qui en avait parlé à son mari Charles, et à son frère Walter. C’était elle qui avait mis en relation Weizmann et les Rothschild, et qui avait aidé à développer cette relation.
En fait, les femmes de la famille avaient fait bien davantage pour aider cette Déclaration à voir le jour que Walter qui était zoologue et qui n’était pas sioniste.
Quand Rózsika et sa cousine Dolly (Dorothy) Rothschild (1895-1988) avaient rencontré Weizmann, c’était un rustre. Il portait avec beaucoup de fierté ses origines, c’était un enfant du shtetl. Pour convaincre de la nécessité de créer un État juif, pour frapper son auditoire, il racontait ces anecdotes incroyablement sanglantes au sujet de pogroms horribles et autres massacres à la table du dîner. Ce qui entraînait une forte répugnance dans l’élite politique anglaise, qui n’était pas habituée à une telle violence dans le langage.
Rózsika et Dolly lui avaient appris comment communiquer, comment moduler le ton qu’il utilisait dans les salles à manger, dans les salons, dans le contexte politique. Si elles ne l’avaient pas fait, jamais Weizmann n’aurait été en mesure de faire avancer sa cause comme il est parvenu à le faire.
Avez-vous une femme favorite chez les Rothschild ?
Pour moi, celle qui se détache des autres est Miriam Rothschild (1908-2005). Elle a laissé une œuvre extraordinaire. Non seulement elle était une scientifique innovante et autodidacte, mais elle a été également une écologiste de la première heure. Avant qu’il y ait [la styliste] Stella McCartney et le mouvement vegan, il y a eu Miriam Rothschild. Elle refusait de porter du cuir. Elle était très consciente de la manière dont les animaux étaient tués. Elle était végétarienne. Elle était une pionnière du développement durable.
Elle a aussi apporté sa contribution au rapport Wolfenden, en 1957, qui a entraîné à terme la dépénalisation de l’homosexualité en Grande-Bretagne.
C’était une érudite, et pourtant elle est parvenue à se faire elle-même un nom dans un grand nombre de domaines – même s’il ne lui avait pas été demandé de le faire, même si elle n’était pas un homme.
Elle a brisé tous les plafonds de verre imaginables. Elle était spirituelle et elle avait un formidable sens de l’humour.
Elle a été une femme extraordinaire dont le nom mérite d’être connu, et elle a été une personnalité qui nécessiterait une biographie bien à elle.