Un chef-d’œuvre expressionniste d’Edvard Munch, qu’un célèbre expert en art juif allemand avait dû vendre moins de quatre mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, devrait se vendre de 15 à 25 millions de dollars lors de sa mise aux enchères à Londres, la semaine prochaine.
« Danse sur la plage » se vend le 1er mars dans le cadre d’un accord entre les héritiers du professeur Curt Glaser et ceux de l’armateur norvégien Thomas Olsen.
Olsen avait acquis le tableau lors d’une vente à Oslo en 1934.
Olsen et Glaser étaient tous deux des amis et mécènes de Munch. C’est Olsen qui a mis le tableau à l’abri dans une maison en forêt suite à l’invasion de la Norvège par les nazis, six ans plus tard.
L’œuvre avait été commanditée, à l’origine, par le célèbre impresario juif Max Reinhardt pour orner son théâtre d’avant-garde berlinois au tournant du 20e siècle.
« Cette oeuvre exceptionnelle est encore plus spéciale du fait de son histoire absolument unique depuis sa création il y a 115 ans », explique Lucian Simmons, vice-président et responsable mondial des restitutions chez Sotheby’s, dans un communiqué de presse.
« L’histoire de ce tableau mêle deux familles, celles de deux grands mécènes de Munch. »
Sotheby’s a pris des dispositions pour que le tableau soit exposé au public pour la première fois depuis 40 ans : il a donc été visible à Londres entre le 22 février et le 1er mars.
David Rowland, avocat de la famille Glaser, s’est réjoui de la conclusion de l’affaire par les Norvégiens, qu’il qualifie d' »exemplaire ».
« Les héritiers Glaser remercient Petter Olsen d’être parvenu à un règlement juste et équitable avec eux d’une manière très correcte et humaniste », explique Rowland au Times of Israel.
« La manière de traiter avec les héritiers Glaser a été exemplaire en tout point. Ils tiennent également à remercier Sotheby’s pour son expertise et sa gestion très professionnelle de cette transaction. »
L’oeuvre faisait partie d’un ensemble de 12 panneaux – aujourd’hui connu sous le nom de « The Reinhardt Frieze » – commandé en 1906 et conçu comme une installation destinée à l’étage du théâtre de Berlin.
« Le public du théâtre se trouvait littéralement immergé dans l’esprit de Munch – grâce à cette oeuvre qu’il avait baptisée « Images de la psyché moderne » – avant de pénétrer dans l’espace théâtral de Reinhardt », expliquait Sotheby’s lors d’un point presse.
En 1912, lors de travaux dans le théâtre, la frise est divisée en différents panneaux.
Glaser, qui est alors une figure incontournable du monde de l’art berlinois et un ami de Munch, fait l’acquisition de la « Danse sur la plage ».
Il vient enrichir une collection qui compte déjà d’autres œuvres de Munch, Henri Matisse ou Max Beckmann, en plus d’oeuvres importantes de maîtres anciens.
C’est Glaser et sa femme, Elsa, qui sont à l’origine de cette collection.
Le couple partageait un grand amour pour l’art, voyageait beaucoup et tenait salon chaque semaine dans leur appartement de la Prinz-Albrecht Strasse à Berlin.
Un an après avoir acquis « Danse sur la plage », Glaser et Elsa se rendent à Oslo pour voir Munch : c’est la toute première fois.
Champions du modernisme
Historien de l’art et expert de renommée internationale, Glaser publie la première monographie allemande sur Munch et contribue, pour la partie artistique, au quotidien Berliner Börsen-Courier. Il devient également rédacteur en chef de Kunst und Künstler, une revue d’art mensuelle.
En plus de son travail sur Munch, Glaser publie des ouvrages sur d’autres artistes, comme Paul Cézanne et Hans Holbein.
Sa carrière professionnelle atteint son apogée lorsque, dans les années 1920, on le nomme directeur de la Bibliothèque d’art d’État de Berlin.
Avec Elsa, qui décédera en 1932, Glaser n’aura de cesse d’enrichir sa collection avec des oeuvres modernistes, en particulier expressionnistes, comme celles de Munch.
Lorsque les nazis arrivent au pouvoir en 1933, Glaser est rapidement mis en congé, puis renvoyé de son poste à la tête de la Bibliothèque d’art de Berlin.
En mai 1933, l’expert en art est forcé de quitter son appartement, situé dans un bâtiment qui abrite le siège de la Gestapo.
Une grande partie de sa collection est vendue aux enchères à Berlin. Avec sa deuxième épouse, Maria Milch, il quitte l’Allemagne pour la Suisse peu de temps après. En 1941, le couple émigre aux États-Unis. Glaser meurt à New York en 1943 à l’âge de 64 ans.
Quelques mois après le départ de Glaser, « Danse sur la plage » est mis aux enchères à Oslo, où il est acquis par Olsen.
Tout comme Glaser, le Norvégien est un ami et mécène de Munch.
Comme le note Simmons : « Les Glaser et les Olsen étaient à ce point importants pour Munch, qu’il a peint à la fois Henrietta Olsen et Elsa Glaser. »
Olsen, qui était voisin de Munch, donne à « Danse sur la plage » une place de choix dans le salon de première classe du navire Black Watch, qui achemine les passagers entre Oslo et Newcastle, dans le nord-est de l’Angleterre, entre janvier et septembre 1939.
Lorsque la guerre éclate, Olsen interrompt le service, met le paquebot à quai et fait retirer l’œuvre d’art.
« Danse sur la plage » fait partie de la trentaine d’œuvres de Munch que possède Olsen, dont l’une des quatre versions de son célèbre tableau, « Le cri ».
Devant le risque d’une invasion allemande, Olsen décide de mettre ses chefs-d’œuvre à l’abri, dans un bâtiment agricole, dans la forêt norvégienne.
Après la défaite des nazis, Olsen récupère « Danse sur la plage » et ses autres joyaux.
Le tableau est dans la famille Olsen depuis 1945 : c’est le seul et unique pan de la frise originale commandée par Reinhardt à appartenir à un collectionneur privé. Les autres se trouvent dans les collections de la Galerie nationale de Berlin (neuf pans), à la Kunsthalle de Hambourg (un pan) et au Musée Folkwang d’Essen (un dernier pan).
L’importance de l’œuvre dans la vie et la carrière agitées de Munch est soulignée par Sotheby’s.
Le commissaire-priseur vice-président des beaux-arts, Simon Shaw, explique dans un communiqué de presse : « Munch était le rebelle ultime, et chaque coup de pinceau sur cette frise est tout à fait moderne et totalement expressif. Cette composition réinvente l’une des plus grandes images de Munch, la « Danse de la vie », point culminant de la « Frise de la vie » de l’artiste qui place l’amour au centre de la « vie moderne de l’âme » de l’artiste.
Il ajoutait : « Cette œuvre est l’un des plus grands chefs-d’œuvre expressionnistes encore entre des mains privées et son impact émotionnel, en tout point bouleversant, est aussi fort qu’en 1906. »
« Danse sur la plage » est la dernière œuvre que Munch – qui a perdu sa mère et une sœur de tuberculose durant l’enfance et dont le père a souffert d’une grave dépression – a terminé avant de souffrir d’une dépression aiguë en 1908.
Reconnaissance professionnelle posthume
Pour Glaser, la prise de pouvoir nazie est un bouleversement.
Sa précieuse collection est brisée et sa brillante carrière est terminée.
Comme l’explique une publication du Kunstmuseum de Bâle : « Glaser n’a pas réussi à reprendre pied professionnellement ni en Suisse ni en Amérique. »
Néanmoins, la récente exposition du Kunstmuseum « The Collector Curt Glaser: From Champion of Modernism to Refugee » est une première étape dans la réhabilitation de sa réputation et de son travail.
Cette exposition a permis de réunir, pour la première fois depuis la vente de la collection Glaser, quelque 200 œuvres acquises lors de la vente aux enchères de 1933. Rowland la décrit comme « magistralement réalisée et … une excellente manière d’honorer la mémoire du professeur Glaser. »
L’exposition faisait déjà elle-même partie d’un accord de restitution conclu entre la famille Glaser et la ville de Bâle en 2020, 16 ans après le premier contact entre les héritiers du collectionneur juif et le canton de Bâle-ville pour revendiquer certaines des œuvres d’art.
La ville a refusé la première demande, mais lorsque la famille a introduit une deuxième demande, en 2017, le conseil d’administration du musée a diligenté une enquête qui a conclu que Glaser avait effectivement vendu sa collection du fait des persécutions.
Les héritiers et la ville ont alors conclu un accord en vertu duquel le musée a pu conserver la collection, en l’échange du versement d’une somme d’argent à la famille et de l’organisation d’une exposition consacrée au travail de Glaser.
Comme l’indiquait le New York Times en 2021, depuis 2007, 12 collectionneurs privés ou particuliers ont convenu, comme la ville de Bâle, que Glaser avait vendu sa collection du fait des persécutions nazies et rendu les œuvres ou versé des indemnités. Figurent parmi eux le Comité néerlandais des restitutions, la Fondation du patrimoine culturel prussien à Berlin et le Musée Ludwig de Cologne.
Rowland a confirmé que les héritiers Glaser avaient formulé d’autres demandes de restitution, toujours en cours.
Toutefois, comme le soulignait déjà le Times, certaines institutions – parmi lesquelles le Metropolitan Museum of Art de New York et le Museum of Fine Arts de Boston – se sont montrés plus sceptiques, arguant qu’il n’était pas certain que Glaser ait été contraint de vendre ses œuvres.
Rowland estime que cette position est à la fois « illogique et indéfendable ».
Il critique également la décision du Spoilation Advisory Panel du Royaume-Uni, en juin 2009, concernant la réclamation de la famille Glaser pour huit dessins aujourd’hui dans les collections du Courtauld Institute of Art de Londres.
Ce panel tente de régler les réclamations des personnes, ou de leurs héritiers, qui ont été dépossédées de leurs biens culturels durant la période nazie, et qui sont aujourd’hui conservés dans des collections nationales au Royaume-Uni.
Bien qu’il ait considéré que la « raison prédominante » de la vente des dessins par Glaser en 1933 était « l’oppression nazie », il a conclu que la « revendication morale n’était pas suffisante pour justifier la restitution des dessins ».
Toutefois, comme le soutient Rowland, peu de temps après la décision du panel, la Déclaration de Terezin – accord non contraignant de 47 pays – a statué que les ventes forcées relevaient des termes de la Conférence historique de Washington de 1998 sur les actifs de l’époque de la Shoah, qui méritaient une « solution juste et équitable ».
Pour autant, le panel britannique a refusé de réexaminer les demandes des héritiers Glaser.
« Nous estimons aujourd’hui que, compte tenu des nombreuses décisions favorables aux Glaser, de l’exposition de Bâle et de cette importante vente de Munch à Londres, ce serait le moment idéal de le faire », affirme Rowland.
Un vol qui ne dit pas son nom ?
L’affaire Glaser illustre le fait que, ces dix dernières années, le nombre de cas de restitution impliquant des ventes forcées, par opposition au pillage pur et simple par les nazis, a augmenté, explique Christopher A. Marinello, PDG et fondateur d’Art Recovery International.
Il attribue ce changement à la fois aux tribunaux, plus désireux de reconnaître la légitimité de tels cas, et aux héritiers des Juifs forcés de vendre leurs biens, aujourd’hui plus conscients de la légitimité de leurs revendications.
« Ces cas sont un peu plus délicats que les pillages, mais ils sont tout aussi importants », souligne Marinello.
« De nombreuses familles se sont séparées de leurs œuvres d’art parce qu’elles le devaient. Ils avaient besoin d’argent pour fuir et malheureusement, certains, parfois des trafiquants peu recommandables, ont profité de la misère des familles juives. »
Marinello, qui a aidé de nombreuses familles juives à obtenir réparation, souligne que l’accord sur le tableau de Munch semble avoir été conclu sans recours aux tribunaux.
« La priorité est toujours de régler ces affaires hors des prétoires. Le contentieux prend énormément de temps, est extrêmement coûteux… et ses résultats sont aléatoires », dit-il.
Il y a, cependant, une autre raison, plus importante encore, pour laquelle il est préférable de conclure des accords loin de la publicité que les procès attirent.
« Les familles ne veulent pas revivre la douleur de la Shoah », dit Marinello.
« Ils ne veulent pas revivre tout ce que leurs familles ont vécu et ils ne veulent pas davantage le lire dans la presse. »