CATANE- Italie (JTA) — Le rabbin Gilberto Ventura en est convaincu : sa synagogue offre le plus beau point de vue du monde. Située dans la tour d’un château centenaire, sur un versant du mont Etna, dans la ville de Catane, dans l’Est de la Sicile, le lieu de culte est niché entre un volcan recouvert de neige et la mer Méditerranée, alanguie sous le soleil.
Ce rabbin de 49 ans, né au Brésil, considère également que sa congrégation est l’une des plus uniques au monde. Elle est principalement constituée de Bnei Anousim — ces descendants de Juifs qui avaient été placés dans l’obligation de cacher au monde leur pratique religieuse et de se convertir au catholicisme après l’Inquisition espagnole, en 1492. Avant ce décret tristement célèbre, la Sicile accueillait des dizaines de milliers de Juifs.
La synagogue, inaugurée à l’automne dernier, est née des décennies d’efforts livrés sur le terrain par ces descendants juifs, à Catane. Tous se sont efforcés sans relâche de se retrouver les uns les autres et de construire un nouveau sentiment de communauté qui avait disparu depuis des siècles.
La dernière pièce de ce laborieux puzzle a été l’embauche d’un rabbin et Ventura, qui travaillait depuis longtemps aux côtés de Bnei Abusim dans son Brésil natal, s’est imposé comme un candidat naturel. Il est arrivé au mois de janvier à Catane.
« Je crois vraiment que le judaïsme du futur dans le monde, dans certains pays comme l’Italie et, bien sûr, comme le Brésil, est lié au Bnei Anousim et à la nécessité d’intégrer et de les accueillir, » explique Ventura.
Mais l’organisation officielle représentant les communautés juives en Italie, l’UCEI (Union des Communautés juives italiennes), ne les reconnaît pas comme Juifs – ce qui est source d’une frustration croissante.
« Dans le cas de Catane, cette étrange communauté juive n’a pas franchi toutes les étapes nécessaires, des étapes exigées par la loi », note Giulio Di Segni, le vice-président de l’UCEI.

Il fait ainsi référence au fait que la communauté n’a pas demandé la permission de l’UCEI avant de s’établir et de se présenter sous le nom de « communauté juive de Catane ». Selon la loi italienne, c’est l’UCEI seulement qui est en capacité de reconnaître et d’établir la vie communautaire juive en Italie – elle est notamment chargée de désigner ceux qui sont en droit d’utiliser officiellement le terme de « communauté juive ».
« L’UCEI ne peut pas l’accepter parce que ce serait trop facile », ajoute-t-il. « Nous n’avons rien contre leur synagogue ou contre la manière dont ils peuvent prier mais ils n’ont pas le droit d’utiliser le nom de ‘communauté juive de Catane’. »
Les membres de la communauté juive de Catane, pour leur part, racontent à la JTA une grande variété d’histoires au sujet de leurs origines juives. Certains appartiennent à des familles qui se sont toujours ouvertement identifiées comme juives. D’autres sont parvenus à identifier les traditions familiales pratiquées par leurs parents ou par leurs grands-parents qui – en tant que descendants de Juifs qui avaient été persécutés parce qu’ils pratiquaient le judaïsme – ressentaient encore le besoin de dissimuler leur judéité aux autres.
Plongés dans ces questionnements sur leurs origines, les membres de cette communauté ont, dans leur majorité, effectué une conversion orthodoxe. Ce qui n’a pas pour autant entraîné leur acceptation.
Benito Triolo, président de la communauté juive de Catania, déclare à la JTA qu’il est venu au judaïsme à l’âge de 40 ans, grâce à un ami juif de Palerme, capitale et ville la plus peuplée de la Sicile. En travaillant ensemble, ils ont établi une carte des communautés juives de Sicile, avec pour objectif d’identifier et de mettre en lumière le patrimoine juif des quartiers, sur toute l’île.
En travaillant sur ce projet, Triolo s’est rapproché de son propre héritage juif et après des années d’études, il a effectué une conversion orthodoxe auprès d’un rabbin de Miami, il y a 25 ans.
Un autre membre de la communauté, Yoram Nathan – né Alessandro Scuderi – s’était senti attiré par le judaïsme pour la première fois lorsqu’il était enfant, alors qu’il regardait des images de la guerre des Six jours aux actualités, en 1967. Cet intérêt avait suscité l’hilarité des membres de sa famille – à l’exception de sa grand-mère qui, par tradition, allumait huit bougies au début de l’hiver et préparait un pain sans levain à peu près au moment de Pessah.
Après des décennies d’études, Scuderi avait, lui aussi, terminé sa conversion officielle au judaïsme devant une cour rabbinique orthodoxe, ou beit din.
D’autres ont connu des parcours plus simples.
« Je suis né dans une famille juive », dit David Scibilia, secrétaire de la communauté. « Pour parler sincèrement, nous ne nous vivions pas dans la clandestinité, cachés au cœur des ténèbres, dans cette partie du pays ».
Scibilia déclare que son père lui a expliqué qu’il était juif dès l’âge de quatre ans. Dans le foyer familial, les fêtes juives et le Shabbat étaient respectés – ce qui n’était pas tâche facile dans la mesure où les écoles italiennes, pendant son enfance, accueillaient les élèves le samedi. Il déclare ne pas avoir mangé de viande avant l’âge adulte – cet âge où il a pu accéder à de la viande casher.
Il affirme que sa famille a su maintenir son identité juive depuis l’Inquisition, concluant des mariages avec un petit groupe d’autres familles dans une situation similaire.
« J’étais Juif mais je n’appartenais à aucune communauté », dit Scibilia. « Ma communauté, c’était ma famille ».
Scibilia indique qu’une fois qu’il a eu sa propre fille, il n’a pas voulu qu’elle vive la même vie juive en solitaire. Mais lorsqu’il s’est tourné vers l’UCEI, déplore-t-il, il a constaté que la porte donnant sur la vie juive organisée lui était fermée. S’intégrer dans les organisations communautaires juives, en Europe occidentale, implique un processus de contrôle strict et un grand nombre de groupes exigent des candidats qu’ils prouvent, conformément à des normes qui peuvent varier, que leur mère était juive.
Des Juifs n’appartenant pas à la communauté de Catane mais vivant dans le sud de l’Italie font part de la même expérience que celle qui a été vécue par Scibilia lorsqu’ils s’entretiennent avec la JTA – faisant état d’un sentiment de négligence ou de rejet de la part de l’UCEI à l’égard de ceux qui se tiennent à la marge des normes du judaïsme italien.
L’UCEI reconnaît actuellement 19 communautés juives dans le nord de l’Italie et seulement une dans le sud, à Naples, qui a toute autorité sur le reste de la moitié sud de la péninsule et sur l’île de Sicile. L’organisation reconnaît environ 28 000 Juifs au total dans tout le pays.
Scibilia note que malgré son enfance où il a baigné dans le judaïsme, il a deux certificats de conversion obtenus auprès de rabbins orthodoxes. Le premier a été délivré par un beit din de rabbins américains qui avaient fait le voyage à Syracuse, en Sicile, pour examiner Scibilia et d’autres comme lui. Le deuxième provient du tribunal de conversion du Grand rabbinat israélien, connu pour son respect strict des normes orthodoxes.
Les deux certificats ont été rejetés par le rabbinat orthodoxe italien et il s’est donc trouvé dans l’obligation de se présenter devant une autre cour rabbinique en Italie.
« J’ai en ma possession actuellement – ne riez pas – trois documents qui prouvent que je suis Juif, deux Ketubahs [certificats de mariage] pour mon mariage et ainsi de suite, encore et encore », s’amuse Scibilia.
D’autres ont vécu des expériences encore plus pénibles dans la région, fait-il remarquer.
« Le problème, en Italie, c’est que si vous essayez d’étudier avec un rabbin, vous pouvez vous retrouver à étudier pendant 20 ans et vous pouvez même peut-être mourir avant d’être sorti du tunnel », déplore-t-il. « De mon point de vue, on joue avec la spiritualité ici, et c’est regrettable ».

Dans un communiqué émis l’année dernière, l’UCEI avait qualifié les Juifs de Catane de « communauté fantôme », les accusant de « tromper les institutions locales, de tromper les croyants et les sympathisants en les faisant adhérer à des rites religieux traditionnels qui n’ont jamais été officiellement reconnus ou autorisés par les autorités rabbiniques italiennes ».
« Entre l’UCEI et la république italienne, il y a un accord qui a été signé en 87 », explique Di Segni. « Cette loi implique que tout ce qui entoure les communautés juives d’Italie est placé sous l’autorité de notre organisation ».
Triolo déclare ne pas s’inquiéter outre mesure de la reconnaissance de l’UCEI.
« Ce que nous faisons, c’est redonner vie à des communautés anciennes qui existaient déjà en l’an 200 et qui ont existé jusqu’en 1492 », dit Triolo. « Notre reconnaissance, elle est déjà dans notre histoire. A l’époque, l’UCEI n’existait pas. Nous étions là dans le passé, nous avons simplement fait notre retour ! »
Personne ne sait réellement quand les premiers Juifs étaient arrivés en Sicile – mais le Talmud raconte une histoire qui affirme que le rabbin Akiva, un sage renommé des temps anciens, s’était rendu dans l’île au début du deuxième siècle de l’ère commune et qu’il avait évoqué une petite communauté juive à Syracuse. Certains historiens pensent que l’écrivain romain Caecilius Calactinus — né dans une ville située aux abords de Messina, au premier siècle avant l’ère commune – était lui-même d’origine juive.
Tous s’accordent sur le fait qu’au cours de l’Histoire, les Juifs de Sicile avaient connu, sur l’île, la présence des Grecs, des Carthaginois, des Romains, des Arabes, des Normands, en plus d’une demi-douzaine d’autres empires. Le narratif de longue date est que la vie juive, en Sicile, s’était terminée il y a cinq siècles, sous la gouvernance espagnole.
Les Juifs de l’empire espagnol avaient connu la même triste destinée alors que les membres de la communauté de la péninsule ibérique, les séfarades, avaient été expulsés en 1492.
Les descendants des Juifs d’Espagne et de Sicile s’étaient ensuite dispersés dans le monde entier, établissant des communautés en Afrique du nord, dans l’empire ottoman, aux Pays-Bas, et enfin dans les îles britanniques et en Amérique du nord – le judaïsme, semblait-il alors, s’étant évanoui dans leurs pays d’origine.
Les Juifs de Catane, pour leur part, affirment que de nombreux Juifs ont continué à pratiquer en secret leur religion pendant des siècles.
Triolo et d’autres membres de la communauté ont officiellement inauguré leur synagogue au mois d’octobre. C’est la synagogue Ohev Sholom de Washington, DC, qui leur a offert des rouleaux de Torah.
Le lieu de culte est installé dans la tour du Castello Luecatia, une structure datant du début du 20e siècle qui avait été construite par un commerçant qui aurait été lui-même d’origine juive. Le bâtiment a été offert à la communauté par la municipalité.

« Ainsi, il y avait des Juifs, il y avait une synagogue mais il manquait quelqu’un pour enseigner », dit Ventura.
Ventura, qui est orthodoxe, pourrait bien être le premier rabbin travaillant de façon permanente sur l’île depuis plus de 500 ans – mais ce n’est pas la première fois qu’il travaille avec des Bnei Anousim.
Dans son Brésil natal, Ventura était à la tête de l’organisation Synagogue sans frontières, un groupe où il était au service de 15 communautés du nord du pays – des communautés constituées de descendants de Juifs qui étaient venus en Amérique du sud aux côtés des premiers colons portugais et qui avaient finalement dû dissimuler leur identité alors que l’Inquisition gagnait le Nouveau monde.
Au Brésil, il a fondé des synagogues, organisé des camps d’été ; il a fait construire des mikveh et des yeshivot dans le nord du pays. Depuis 2015, il a facilité la conversion de centaines de Bnei Anousim, les ramenant dans le giron du judaïsme orthodoxe mainstream.
Un travail qui a créé des conflits avec les responsables juifs du Brésil également. Mais Ventura reste imperturbable.
« J’enseigne depuis l’âge de 21 ans », dit-il. « Aujourd’hui, j’ai 49 ans, comme mon épouse. C’est l’une des choses que nous aimons faire et que nous savons faire. Enseigner la philosophie juive, enseigner la Torah, enseigner le Tanakh, enseigner l’histoire des Juifs du Brésil. Et aujourd’hui, nous commençons à enseigner l’histoire des Juifs en Italie, l’histoire de l’Inquisition, etc… ».
Au Castello Leucatia, il dirige les offices du Shabbat avec la ferveur d’un évangéliste, faisant une pause entre deux prières pour expliquer un verset, pour saluer les retardataires ou simplement pour permettre à la congrégation de prendre la parole.
« C’est ce qu’il y a de plus important », a-t-il récemment expliqué pendant l’un de ces services, un vendredi soir. « Qu’ils puissent échanger et être une communauté ».
Ventura a déjà organisé des événements de Shabbat pour d’autres Juifs en Italie – de Naples à Turin – des Juifs qui partagent son idée que l’avenir du judaïsme se trouve dans des communautés telles que la communauté de Catane.
« Notre point de vue, c’est que nous devons être une partie de la société, c’est que nous n’avons pas à nous isoler, nous pensons que le judaïsme a beaucoup à donner pour contribuer à la société », explique Ventura. « Au Brésil, nous entretenons beaucoup de liens avec des gens de la périphérie, des favellas et des autres communautés : immigrants, indiens, etc… Et c’est quelque chose que nous souhaiterions mettre en place ici, pour enseigner un judaïsme qui apporte des bonnes choses à la société plus largement ».
Ventura n’est pas le seul à travailler avec de telles communautés dans le sud de l’Italie. De l’autre côté du détroit de Messine, la vie juive est également florissante en Calabre – la pointe de la botte de l’Italie – grâce à une femme rabbin originaire des États-Unis, Barbara Aiello.
Les ancêtres d’Aiello, qui a grandi à Pittsburgh, vivaient en Calabre. Elle est retournée là-bas au début des années 2000 et elle a commencé à travailler avec des Bnei Anousim , créant à terme une synagogue, Ner Tamid del Sud, ou « l’éternelle lumière du sud ».
« Jusqu’à présent, personne ne s’était préoccupé du judaïsme dans le sud de l’Italie », s’exclame Scibilia en regardant la mer Méditerranée depuis la terrasse du Castello Leucatia.