Au milieu du 19e siècle, des familles juives allemandes immigrées surprennent la haute société américaine avec leur success story, passant des bidonvilles du Lower East Side de Manhattan aux plus élégantes demeures de la Cinquième Avenue.
Parmi ces Juifs allemands à la réussite insolente se trouvent les familles Loeb, Goldman, Sach, Seligman, Guggenheim et – ce sont peut-être les plus éminents – les Morgenthau.
« On parlait des Morgenthau comme des Kennedy juifs. Ils ont incarné, rappelle l’ancien maire de New York, Ed Koch, une sorte de royauté pour cette ville », explique au Times of Israel, en vidéo, Andrew Meier depuis son domicile de Brooklyn.
L’écrivain américain a récemment publié Morgenthau: Power, Privilege, and the Rise of an American Dynasty.
Sur près de 1 000 pages, son livre raconte l’histoire de quatre générations d’une puissante dynastie politique et de 150 ans d’histoire américaine. Adossé aux conclusions d’une dizaine d’années de recherches, des centaines d’entretiens et un accès exclusif aux archives, le récit commence par un exposé détaillé de la vie de Lazarus Morgenthau, qui, avec sa femme, Babette, arrive à New York, en provenance d’Allemagne, en 1866.
« Lorsque les Morgenthau arrivent aux États-Unis, ils sont un peu des arrivistes », explique Meier. Mais Lazarus Morgenthau, qui a été un baron du cigare en Bavière, en Allemagne, avant de perdre sa fortune, meurt en 1897, seul et démuni, dans une chambre louée de l’Upper East Side de Manhattan, sans avoir réalisé son rêve.
Ex-correspondant du Time à Moscou, Meier, a déjà à son actif The Lost Spy, Black Earth et Chechnya. Il souligne que le deuxième fils de Lazarus Morgenthau, Henry – né à Mannheim, en Allemagne, en 1856 – est décidé à ne pas subir le même sort financier que son père.
« Henry Morgenthau est dissuadé de se joindre [au groupe des familles juives allemandes prospères], au profit de familles américaines plus traditionnelles », dit Meier.
En 1879, Henry Morgenthau devient associé principal du cabinet d’avocats Lachman, Morgenthau & Goldsmith. Il se bâtit une fortune en achetant des biens immobiliers à New York, qu’il revend rapidement en faisant des plus-values.
Au tournant du 20e siècle, l’avocat new-yorkais est à la tête d’un joli portefeuille immobilier à Manhattan.
« Henry Morgenthau incarne une nouvelle race d’homme d’affaires, un nouveau type de New-Yorkais », explique Meier.
« Il sert de pont – entre Juifs et Gentils, fils d’immigrants et héritiers de pèlerins – entre les différents mondes de l’argent. »
À 55 ans, Morgenthau est riche.
Au printemps 1912, il est donateur pour le Parti démocrate, auquel il verse 4 000 dollars par mois (ce qui représenterait 112 000 dollars aujourd’hui) pour la campagne présidentielle de Woodrow Wilson, qu’il remporte cette année-là.
Morgenthau est récompensé de sa loyauté politique : sous l’administration Wilson, il est nommé ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale.
« Cette [affectation] à Constantinople est à l’époque connue sous le nom de ‘poste juif’ », explique Meier, ajoutant que les Juifs américains, libérés des antagonismes entre musulmans et chrétiens, sont supposés être plus neutres, leur permettant de « naviguer parmi les Turcs avec plus de facilité et d’arbitrer plus efficacement les différends ».
Mais Morgenthau n’est pas un diplomate ordinaire. À Constantinople, avec l’aide de journalistes américains et turcs, il porte à la connaissance du monde le génocide arménien, que beaucoup (dont ses supérieurs à Washington) préfèrent ignorer.
On estime qu’1,2 million d’Arméniens chrétiens ont été tués par le gouvernement Jeune-Turc lors de massacres systématiques entre le printemps 1915 et l’automne 1916.
Le livre de Meier rappelle de quelle manière Morgenthau informe le Secrétaire d’État de l’époque, Robert Lansing, depuis Constantinople, le 10 juillet 1915.
Les Turcs, explique l’ambassadeur, soumettent les Arméniens à « des arrestations arbitraires, de terribles tortures, des expulsions massives et des déportations d’un bout à l’autre de l’Empire ». Ces exactions s’accompagnent fréquemment « de viols, de pillages et de meurtres qui se transforment en massacre », ajoute l’ambassadeur.
Morgenthau télégraphie une nouvelle fois à Lansing en août 1915 : « Je supplie sincèrement le Département [d’État] d’accorder à cette question un examen urgent et exhaustif. »
Les États-Unis ne font rien pour organiser la fuite des Arméniens.
Les Turcs ne permettraient d’ailleurs pas aux Arméniens de partir. Néanmoins, l’histoire, grâce à Morgenthau, fait la une du New York Times en octobre 1915.
« Quand Henry Morgenthau revient de Constantinople, il n’est plus seulement un avocat new-yorkais et un baron de l’immobilier », explique Meier. « Il est désormais investi d’une haute autorité morale et commence à s’exprimer sur la scène internationale, évoquant le rôle de l’Amérique comme force morale à l’œuvre dans le monde. »
Tel père, tel fils
De son père, Henry Morgenthau Jr. hérite cette même obligation morale de dire la vérité aux tenants du pouvoir et d’oeuvrer au service du plus grand nombre.
Né à New York en 1891, il est durant 12 ans Secrétaire du Trésor américain sous l’administration de Franklin D. Roosevelt.
Pour ses critiques et rivaux, Henry Morgenthau Jr. est surtout un collecteur de fonds pour Roosevelt. Meier conteste cette description, réductrice et oublieuse de ses nombreuses réalisations politiques.
« Il est facile de voir en Henry Morgenthau Jr. le laquais de Roosevelt », dit Meier. « En réalité, il est essentiel à la carrière politique de Roosevelt. »
En qualité de chef de l’Administration du crédit agricole et Secrétaire par intérim du Trésor, Henry Morgenthau Jr. joue un rôle essentiel dans les négociations diplomatiques qui mènent à la reconnaissance officielle de l’Union soviétique par les États-Unis en octobre 1933.
« Les États-Unis n’ont pas de relations diplomatiques avec l’Union soviétique de 1917 à 1933 », explique Meier. « Henry Morgenthau Jr. souffle à Roosevelt de tendre la main aux Russes, ce qui en fait le tout premier politicien américain à le faire. »
Il persuade également Roosevelt de créer la Commission des réfugiés de guerre en janvier 1944.
« À l’été 1942, le Département d’État sait déjà comment les Juifs [d’Europe] vont être exterminés car la Solution finale commence à être mise en œuvre », explique Meier.
« Ils avaient des renseignements très précis, obtenus par divers canaux, sur les chambres à gaz et les camps de concentration nazis. »
La Commission des réfugiés de guerre réunit espions et passeurs, fonctionnaires locaux et diplomates désireux d’alimenter, financer et armer des réseaux clandestins impliqués dans l’exfiltration des Juifs d’Europe capables de fuir les horreurs de la Shoah.
À un moment, le conseil d’administration envisage de négocier le principe de « rançons » avec les nazis. Son chef, John Pehle, avocat au Département du Trésor, plaide même l’idée d’un bombardement allié des voies ferrées conduisant au principal camp de la mort, Auschwitz-Birkenau, en Pologne.
« Pour Henry Morgenthau Jr., la création de la Commission des réfugiés de guerre est un succès, qui sauve de la mort près de 200 000 Juifs, même si l’on ignore encore le chiffre exact », concède Meier. « Mais il sait aussi que c’est finalement une petite victoire, qui en outre arrive bien trop tard. »
Meier souligne qu’à la fin des années 1940, Henry Morgenthau Jr. est « un sioniste réticent ». Il se lance pourtant dans une collecte de fonds avec la future Première ministre, Golda Meir, qui permettra de réunir des dizaines de millions de dollars pour Israël.
« En 1948, l’État d’Israël propose à Henry Morgenthau Jr. de devenir le tout premier ministre des Finances du pays. Un moshav porte même son nom, Tal Shaḥar », explique Meier, utilisant le terme hébreu qui désigne un village agricole coopératif.
« Tal Shahar » est la version hébraïque de « Morgenthau », qui signifie « rosée de l’aube » en allemand.
Le Morgenthau le plus influent de tous ?
La seconde moitié du livre de Meier est dédiée à la vie du fils de Henry Morgenthau Jr., Robert (Bob) Morgenthau, décédé en 2019 à l’âge de 99 ans.
Bob Morgenthau est affectueusement surnommé « The Boss » par la plupart des institutions politiques et juridiques de Manhattan. Il est procureur de district de New York de 1975 à 2009, après avoir été avocat pour le district sud de la ville, fonctions qui lui sont confiées en 1961 par le président John F. Kennedy.
« Aucun procureur dans l’histoire des États-Unis ne sera resté en place aussi longtemps, et aucun n’aura eu une influence plus profonde sur l’application de la loi », dit Meier.
Bob Morgenthau passe une grande partie de sa carrière à envoyer financiers, banquiers, gangsters et commerçants new-yorkais indélicats en prison.
Au début des années 1990, il se lance dans l’enquête la plus ambitieuse et la plus approfondie de toute sa carrière en dirigeant le procès de l’avocat de Washington Robert A. Altman et de son associé Clark M. Clifford, accusés dans le cadre du scandale de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI), aujourd’hui fermée.
Meier décrit le scandale de la BCCI comme « la plongée en enfer d’une banque internationale qui, à son apogée, comptait 417 succursales dans 73 pays ».
La banque avait son siège au Royaume-Uni, était affrétée au Luxembourg, dirigée par des Pakistanais, appartenait à des Arabes et était desservie par des avant-postes dans les îles Caïmans.
Les experts de la police et du renseignement la qualifient plus tard de « Banque des escrocs et des criminels », tant sa réputation est grande de servir une clientèle – jamais inquiétée -, impliquée dans les ventes d’armes et de drogue et le blanchiment d’argent.
L’auteur rappelle qu’à la fin des années 1980, la BCCI était la septième plus grande banque privée au monde, avec des actifs excédant les 20 milliards de dollars.
Les documents attestant des activités de fraude, corruption et blanchiment d’argent de la BCCI impliquent de nombreuses personnalités politiques internationales de tout premier plan, dont le dictateur irakien Saddam Hussein, le fondateur du Fatah Abu Nidal, son Conseil révolutionnaire et un militant islamiste radical saoudien nommé Oussama ben Laden.
La CIA utilise la BCCI pour financer des opérations secrètes, dont la tristement célèbre affaire Iran-Contra. Pendant des mois, Bob Morgenthau et son armée d’enquêteurs judiciaires rassemblent depuis New York un large faisceau de preuves, avant de poursuivre la banque en 1991, qui s’effondre peu de temps après.
« Bob Morgenthau croyait que, parce que presque toutes les transactions financières américaines passaient par New York, il était de son devoir [en tant que procureur de la ville] de sévir contre la criminalité en col blanc [liée] au terrorisme », explique Meier.
Meier décrit Bob Morgenthau comme « un ami déclaré d’Israël », ajoutant que sa loyauté envers Israël « pouvait se mesurer à son implication dans les affaires bancaires iraniennes qui dominent ses dernières années au poste de procureur du comté de New York ».
Ces affaires bancaires révèlent que les fonds iraniens parviennent à des banques, aux États-Unis, en violation des sanctions américaines. Meier évoque un procès de 2009 qui voit le bureau du procureur de Manhattan affirmer que la Fondation Alavi – organisation caritative propriétaire d’un impressionnant gratte-ciel de bureaux sur la Cinquième Avenue, à New York – n’est qu’une façade du gouvernement iranien.
L’immeuble de 36 étages, anciennement connu sous le nom de bâtiment Piaget, a été construite à la fin des années 1970 par une organisation à but non lucratif liée au shah d’Iran. Le procès de 2009 cite le nom de deux propriétaires minoritaires de la Fondation Alavi – Assa Corp et Assa Co Ltd -, sociétés écrans financées par la Banque nationale iranienne Melli.
En 2013, un tribunal fédéral a décidé la confiscation du gratte-ciel par les autorités américaines, accusé d’avoir « protégé et dissimulé des actifs iraniens » en violation de la loi américaine sur les sanctions.
Meier assure que Bob Morgenthau a toujours su que ces affaires bancaires allaient révéler l’intention du gouvernement iranien, à travers un labyrinthe de sociétés écrans, de rechercher à travers le monde les ingrédients nécessaires à la fabrication de missiles à longue portée et d’armes nucléaires.
« Sous l’administration Obama, Bob Morgenthau souffle au Trésor américain : ‘Si vous cachez les preuves que je vous présente, l’Iran va en profiter pour acheter de quoi devenir un État du seuil nucléaire, et ce, dans un seul but : détruire Israël’ », dit Meier.
Une grande partie de Morgenthau: Power, Privilege, and the Rise of an American Dynasty se déroule à New York. Les Morgenthau étaient, après tout, « New-Yorkais jusqu’au bout des ongles », comme le dit Meier.
Mais l’auteur montre également comment cette dynastie, sur plusieurs générations, met son immense pouvoir au service de causes louables – et parfois impopulaires – qui vont bien au-delà de leur port d’attache, dans le but d’imprimer un changement profond en politique nationale et internationale.