Israël en guerre - Jour 402

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L’été est là et, dans son sillage, quelques idées de lecture du Times of Israël

Retrouvez Agatha Tuszynska, Catherine Bardon, Amanda Sthers, Lisa Azuelos, Elena Ferrante et Bernard-Henri Lévy

Saga judéo-tropicale : La saga d’une famille juive en République dominicaine dans les années 1960-70.

« Et la vie reprit son cours » est le troisième tome que Catherine Bardon consacre à la « Saga des Déracinés », une fresque ambitieuse saluée à juste titre par la critique. Après « Les Déracinés » et « L’Américaine », l’auteure retrouve la famille Rosenheck en République dominicaine, où elle a elle-même vécu de nombreuses années.

Si les paysages caribéens insufflent à ce livre l’exotisme et l’évasion confisqués par le confinement, c’est à une dimension historique souvent méconnue que cette île ensoleillée doit le supplément d’âme dont les Rosenheck sont ici les représentants. C’est ce que la belle Ruth, personnage principal et, la plupart du temps, narratrice de ce nouveau chapitre, explique quand elle raconte « comment la guerre et l’antisémitisme avaient vomi (s)es parents, Wilhelm et Almah Rosenheck, jeune couple de la bourgeoisie juive viennoise qui se croyait à tort assimilée, deux tourtereaux gâtés par la vie que rien n’avait préparés à un tel exil, en mars 1940, avec une trentaine de compagnons d’infortune dans un bout de jungle tropicale de la côte nord de la République dominicaine ».

Un peu d’histoire s’impose sur cet épisode véridique, dont nombre de sites Internet se font l’écho à travers les propos du Président Rafael Leonidas Trujillo. Alors qu’aucun pays ne veut des Juifs fuyant le nazisme (les Américains refusent d’augmenter le nombre de visas accordé aux réfugiés), Trujillo offre 100 000 visas à de jeunes réfugiés juifs, « à la condition que ceux-ci soient porteurs de fonds suffisants pour s’établir dans le pays à leur compte et exercer le commerce, une profession, ou créer des industries, contribuant de cette façon à l’enrichissement de la Nation ». Le choix est simple : la Shoah ou la vie, fût-elle offerte de façon intéressée par un leader peu enclin à la démocratie. De 1938 à 1942, lit-on, entre 600 et 700 Juifs s’établissent à Sosua, au nord du pays. C’est bien en deçà de l’offre. Parmi eux, Wilhelm et Almah, héros des « Déracinés », le premier opus de Catherine Bardon.

Le 30 janvier 1940, les responsables de la Dominican Republic Settlement Association (la DORSA, créée par une émanation agricole du Joint) signent un accord avec le gouvernement dominicain, avec à la clé la création d’un véritable kibboutz. Voilà pour ceux et celles qui se plongeraient dans la saga au moment où la vie a repris son cours et où « l’infini des possibles » célébré par Kierkegaard (l’une des citations choisies par l’auteure) s’ouvre aux protagonistes. En chevauchant le long de la pierre corallienne qui mène à la plage de sable blanc et à la mer transparente, Ruth Rosenheck se félicite d’être revenue en République dominicaine avec sa petite fille Gaya, après six années passées entre les Etats-Unis et Israël. Wilhelm n’est plus mais Almah veille sur le clan qu’elle couve de sa présence sereine et rassurante. Sur l’île qui se cherche un modèle de modernité, la petite histoire s’écrit lentement au rythme des amitiés qui se renouent, des liens qui se distendent, des amours qui naissent et des nouvelles d’Israël données par les amis chers qui ont fait leur alya.

Tout, dans sa façon d’écrire, montre combien Catherine Bardon chérit la République dominicaine. C’est là qu’elle est à son meilleur, transmettant à Ruth la vigueur du lien viscéral qui lui permet d’absorber l’énergie de la terre et de jouir du sentiment « enivrant de liberté, de fusion et de plénitude ». C’est ce lien, tel un cordon ombilical, qui donne à Gaya encore bébé l’instinct de se mouvoir sans peur dans la mer. Ce que l’auteure nous en dit dans ces moments-là exhale une vitalité sauvage que l’on peine malheureusement à retrouver dans les scènes suivantes, lesquelles tendent à se contenter d’un romantisme un peu fleur bleue au détriment d’un chromatisme de sentiments qu’on aurait imaginés plus tranchés, à l’aune du pays fiévreux.

Ce petit regret finalement vite dépassé, « Et la vie reprit son cours » nous offre une traversée inédite et très dépaysante des années 1960 et 1970, depuis un coin de terre paradisiaque qui a su, aux heures les plus sombres, partager son soleil avec les Juifs d’Europe fuyant le Reich. Une belle lecture d’été.

Les éditions Pocket signalent la parution de « L’américaine » (592 pages – 8,90 €) : Septembre 1961. À New York où elle aspire à devenir journaliste, Ruth traverse une période de doutes, confrontée à la difficulté de se ressentir issue de racines multiples. On retrouve sa mère Almah en République dominicaine, sa tante Myriam à New-York et sa marraine Svenja en Israël.

« Et la vie reprit son cours », Catherine Bardon, Les Escales, 352 pages, 19,90 €

Massage d’amour : Une femme prisonnière de ses souvenirs retrouve le goût de vivre en franchissant le seuil d’un salon de thé japonais. Subtil.

Les changements de décors n’ont jamais effrayé Amanda Sthers ; de Kaboul (Chicken Street) à Nazareth (Les terres saintes/Holy Lands au cinéma) en passant par la Toscane (Les Promesses), l’écrivaine et réalisatrice – qui vit entre Paris et Los Angeles -, promène volontiers ses personnages à travers le monde. L’encre japonaise est, dit-on, plus résistante à l’étirement des tracés ; elle échappe aussi à l’emprise du temps et sait décliner une palette infinie de couleurs. Ces atouts, associés à la délicatesse du trait qui en résulte ont sans doute séduit la romancière qui, pour parler une nouvelle fois d’amour, nous entraîne dans la tradition nippone. À cinquante ans, Alice mène une vie endolorie. Professeur de français à la retraite anticipée, la jolie native de Cambrai n’a jamais voyagé autrement que dans les livres et dans ses rêves. Ce qu’elle connaît de la vie et des hommes, elle le doit à la littérature et à une histoire bâclée dont elle ressortit, adolescente, enceinte et abandonnée. Depuis, sa vie sentimentale est anesthésiée car, confie-t-elle, « les seconds rendez-vous sont rarement à mon avantage ».

C’est à Paris où sa fille, mariée à un jeune homme riche, l’a récemment installée que nous faisons la connaissance de cette femme chiffonnée, marionnette laborieusement articulée qu’une pluie d’octobre pousse un jour à franchir le seuil d’un salon de thé. Le nom de l’établissement est Ukiyo, terme bien trop chargé de sens pour que l’auteure, dont on perçoit à chaque page le souffle créateur, se soit contentée d’en faire une enseigne exotique. Ukiyo désigne « le monde flottant » et, dans la tradition bouddhique, la dimension fugitive et éphémère des plaisirs terrestres. Le cérémonial du thé n’aurait sûrement pas suffi à tirer Alice de sa léthargie s’il n’avait été suivi d’un massage dont la description qui nous en est donnée n’a rien à envier à la sensualité raffinée des œuvres japonaises. Sous l’étoffe fragile du kimono enfilé pour la circonstance, soumise aux gestes empreints de douceur et de fermeté du masseur, la carapace d’Alice ne met pas longtemps à se fissurer.

Aux larmes succède bientôt le sentiment d’une résurrection : « Je libérais tout simplement la vie. Je me remettais en marche ». Comme en psychanalyse, le transfert est à l’œuvre. L’homme – Akifumi – devient le centre névralgique de l’existence d’Alice qui apprend le japonais et dévore les classiques de la littérature nippone. Pour que tout bascule, il suffisait donc de trois fois rien, à l’instar des haïkus, ces poèmes capables de tout raconter en trois phrases suspendues. Comment lui dire ? Comment lui faire comprendre, comme dit la chanson. « On m’a dit qu’au Japon, les gens qui s’aiment ne se le déclaraient pas », écrit Alice. Alors, à défaut du roman qu’elle n’a jamais entamé, elle lui adresse une lettre « pour se délester et courir ». Sans savoir si la missive lui parviendra, elle se donne et se révèle tout entière, partagée entre la fièvre du désir et la pudeur de la retenue. Il en ressort une écriture aux rythmes différents, adossée aux respirations d’Alice dont les aveux, pour la première fois couchés sur le papier, font ressurgir les souvenirs glauques de son enfance nordique. Ce qu’elle n’a pas dit, elle l’écrit sans le dire et sans doute mieux qu’elle n’aurait été capable de le faire avant cette rencontre offerte par le destin (Unmei).

Embarqué dans ce voyage poétique où chaque moment de vie se teinte d’une couleur précise, le lecteur, qui finit par oublier qu’il est un intrus et que ces lignes ne lui sont pas destinées, succombe au charme désemparé d’Alice et partage avec elle les subtilités d’une culture admirablement contée.

« Lettre d’amour sans le dire », Amanda Sthers, Grasset, 140 p, 14,50 €

Qu’est-ce qu’être Juif… Agatha Tuszynksa raconte, à travers des témoignages très émouvants, l’exode assez méconnu des Juifs de Pologne, en mars 1968. Il en ressort une enquête passionnante sur la transmission de la judéité. 

Le 19 mars 1968, les Juifs de Pologne étaient devant leur poste de télévision, avec le sentiment très net « qu’il allait se passer quelque chose ». Ce quelque chose advint, en effet, sous la forme du discours quasi pogromiste du général Gomulka, secrétaire du Comité central depuis 1956. À l’entendre, les Juifs constituaient, pour la majorité d’entre eux, une
« cinquième colonne infiltrée dans le pays ». Dès lors, la chasse aux sorcières était ouverte avec, dans son sillage nauséabond, la tenue de réunions antisémites sur les lieux de travail. Certes, la propagande était à l’œuvre depuis longtemps ; une liste avait été établie dès le début des années 1960 pour éliminer les Juifs du Parti. Que l’antisémitisme ait toujours existé, ici et ailleurs, n’est certes pas pour surprendre le lecteur. Qu’il revînt en force, totalement décomplexé et plus encore, « autorisé » peu de temps après que les Juifs eurent été assassinés et spoliés, laisse songeur.

L’exode fut massif : en juin 1969, l’agence de presse polonaise révélait que 5 864 Juifs avaient quitté la Pologne entre le 1er juillet 1967 et la fin du mois de mai 1968 ; selon d’autres sources, 500 personnes avaient émigré chaque mois jusqu’en 1968. De quoi, apprend-on, inciter l’American Jewish Yearbook, qui recensait le moindre signe d’activité juive, à suspendre l’envoi de tous les courriers en Pologne. Qui se souvient que les Juifs furent poussés, une nouvelle fois, à quitter le pays qui les menaçait de discrimination, de rejet et de nouveaux pogroms ?

Agatha Tuszunska est l’une des écrivaines polonaises les plus reconnues. Cinquante ans après les faits, elle est allée à la rencontre de celles et ceux qui se sont exilés à travers le monde, afin de recueillir et de croiser leurs témoignages. Précisions, pour la « petite » histoire, qu’elle a vécu avec l’un d’eux – Henryk Daszkiewicz -, décédé en 2005.

« Raviver » la mémoire a permis à l’auteure, au-delà de l’œuvre historique, de « rapiécier » son propre héritage troué par le silence de sa mère qui lui avait caché ses origines juives. Elle confie : « Longtemps, je n’ai su que faire de cette histoire. » Jusqu’à ce que l’un des exilés de Mars lui tende une photographie le montrant entouré de ses amis venus lui dire adieu sur le quai de la gare de Varsovie. L’idée de l’enquête était née : retrouver les personnages, les interroger et construire un récit qui, à travers le tamis intime de souvenirs épars, garde des événements de Mars « la sale odeur de la traque, la gravité de l’exclusion ». Pour le mathématicien Stefan Ulman, Mars 1968 avait commencé en juin 1967, avec la Guerre des Six Jours. À part la Roumanie, nous est-il rappelé, tous les Etats du bloc soviétique avaient rompu leurs liens diplomatiques avec Israël, traité d’agresseur. Les Juifs n’étaient définitivement plus souhaités en Pologne où ils étaient revenus après-guerre, avec la ferme intention de faire carrière dans l’administration et de contribuer à l’essor d’un système qu’ils croyaient débarrassé de son antisémitisme.

« Dans mon école », se rappelle pourtant Ursula Hibner-Bonnet « on nous apprenait qu’à Auschwitz étaient morts des patriotes polonais. Pas un mot sur les Juifs. » Quant à Jurek Neftalin, il se souvient qu’en maternelle, les enfants ne voulaient pas jouer avec lui : « Ils me disaient ‘sale Juif’. Certains me jetaient même des cailloux. »

C’est aussi Elzbieta Nekanda-Trepka qui raconte que l’institutrice, choquée que sa petite fille chante à l’école en yiddish, avait hurlé que les « Juifs sont des ordures et qu’ils refilaient des poux ».

Nombreux furent ceux qui décidèrent de cacher leurs origines juives, en se présentant sous de faux noms ou en supprimant de leur patronyme quelques lettres compromettantes. Ania dit, avec une pointe de regret : « Il faut avoir le courage d’assumer ses origines. À l’époque, je ne l’avais pas. J’ai toujours envié ceux qui avaient gardé leur nom juif ». Si, pour ces Juifs communistes, la judéité n’avait pas grande importance, les souvenirs évoqués par l’ensemble des intervenants font néanmoins ressortir la force du lien qui les unissait. L’un d’eux évoque « une appartenance, inconsciente et pas désirée mais une appartenance ». Nourriture casher, carpe à la juive, cou d’oie farcie, tcholent, lekekh, bougies de Shabbat, de bonnes notes à l’école, l’art et les livres apparaissent comme les marqueurs indélébiles et le ciment d’une identité juive inextricablement liée à la culture polonaise. Des Juifs « version édulcorée » dont certains avaient appris leur judéité « par hasard », et avaient même été baptisés par des parents traumatisés.

Rysiek Szulkin rapporte que, selon la légende familiale, sa grand-mère, passée pendant la guerre en zone aryenne, donnait le change en allant à l’église et priait ainsi : « Bon Jésus, fais que je n’aie plus à t’adresser mes prières… » En Mars 1968, l’heure était donc à l’exil. Les candidats vivaient en suspens, au fil des départs des proches et des amis. Dans ce récit extraordinairement incarné, parfois teinté d’humour et qui ne juge jamais, chacun explique la façon dont il s’est reconstruit, en Israël (« la voie Dayan »), en France, au Danemark, au Canada, aux Etats-Unis et, pour beaucoup, en Suède où ils sont devenus des « Suédois avec une pointe de judéité ».

C’est en cela que l’enquête dépasse le contexte polonais. Le point focal de ce récit choral n’est pas tant de mettre en mots l’identité juive polonaise ; la question fondamentale sous-tendue par les épanchements des émigrés est liée à la notion même de judéité et à sa transmission : « On pourrait discuter longtemps de ce qu’est être Juif dans un foyer non traditionnel. Je ne suis pas croyante, je ne célébrais pas les fêtes juives. En revanche, je me sentais Juive. Mes fils également », déclare Halka Rubinstein-Dunlop, installée en Australie. C’est à ce point précis de leur itinéraire que ces hommes et ces femmes instruits, qui ont fait de brillantes carrières dans de nouveaux pays placent, avec le recul, le début de leur impuissance, de leur renoncement : « J’ai compris combien c’était difficile d’expliquer la judéité à des enfants, surtout dans une maison athée », constate Urszula Hibner-Bonnet. 
En quittant la Pologne en 1968, ils ont dû faire la liste des objets à emporter. Le reste est parti, là encore, en fumée. La judéité, ou ce qu’il en restait, était dans leurs affaires personnelles. Ce livre en parle merveilleusement.

« Affaires personnelles », 


Agatha Tuszynska, L’Antilope, 384 p, 23,50 €






Enfants de survivants : 

Un roman vrai, inspiré de l’histoire du père de l’auteure, enfant caché. 


C’est une belle et triste histoire, un roman qui, parce qu’il est vrai, trouve un écho implacable dans les chiffres de la postface : « avant la guerre, la France comptait 70 000 enfants juifs ; 11 000 ont été déportés et ne sont pas revenus.
2 000 d’entre eux n’avaient pas six ans. » Si 60 000 jeunes ont pu être sauvés, c’est grâce à l’intervention de réseaux qui les ont mis à l’abri. « Les enfants cachés », explique l’auteure, « ont été contraints de s’adapter, de fuir, de changer de nom, d’apprendre à se taire… » Jacques, le jeune héros de ce livre, était le père d’Emmanuelle Friedmann qui tente, en se glissant dans ses pas, de le faire revivre. La journaliste et écrivaine a eu le « déclic » à la naissance de ses fils. C’est à eux qu’elle doit son besoin de transmettre l’histoire familiale, connue « par bribes ». Le temps était venu de reconstituer les morceaux épars. Les souvenirs à hauteur d’enfant racontés par son père, les informations consignées dans « L’Epopée de Cappy sous l’Occupation de 1943 à 1944 » et ses rencontres avec les fils du pasteur (personnage central du livre) ont nourri cette histoire dont les lacunes sont comblées « de façon romanesque ».

« Celui ou celle qui veut comprendre ce qu’a vécu un enfant caché et ce qu’il a transmis à ses enfants doit entrer dans cette œuvre lucide et émouvante », écrit Serge Klarsfeld, préfacier du récit. En 1943, Blima se retrouve seule pour élever son fils de huit ans, Jacques. Son mari, militant communiste et coureur invétéré, vient d’être fusillé par les nazis.

À Paris, la situation devient de plus en plus dangereuse pour les Juifs. C’est la présence d’esprit de l’enfant, venu la prévenir à la sortie du métro, que Blima doit un jour de ne pas se faire arrêter chez elle par les gendarmes. Pour épargner à son fils d’avoir à se cacher de longs mois dans la cave insalubre de l’immeuble voisin, Blima se laisse convaincre et confie l’enfant au pasteur Jean Joussellin. En 1980, il fut élevé au rang de Juste parmi les Nations pour avoir sauvé 85 enfants juifs. Chargé par les autorités de Vichy de mettre sur pied, dès le début de l’Occupation, des centres pour jeunes dans la zone occupée, Jean Joussellin avait commencé à aider les familles juives jusqu’à ce que, fin 1941, ses activités aient été découvertes. Il avait alors été renvoyé et avait échappé à des représailles plus fortes grâce à ses relations.

À Paris, l’information s’était répandue selon laquelle un pasteur aidait les familles juives. Cela se passait dans le 18e, rue Marcadet : la Maison Verte était un lieu d’accueil dispensant des activités éducatives et culturelles pour les jeunes, le soir après l’école, le jeudi et le dimanche. L’idée était ensuite venue au Pasteur de créer, à la campagne, une colonie de vacances permettant de mettre les enfants à l’abri des rafles. L’idée fit son chemin jusqu’à Verberie (Oise) au château de Cappy que deux institutions (les Eclaireurs unionistes et les Eclaireurs de France) acceptèrent de mettre gratuitement à sa disposition, ainsi que des lits et des couvertures. Malgré les difficultés de la séparation, Blima savait que l’enfant y serait plus en sécurité que dans la cave parisienne infestée de rats ou dans l’atelier de shmate (tissu en yiddish) de l’oncle Max, où il s’ennuyait et se faisait gronder.

Emmanuelle Friedmann reconstitue les mois passés dans la colonie de vacances. Elle imagine les propos échangés par les enfants, les difficultés, pour certains – dont Jacques – d’adhérer à l’esprit scout et le déterminisme social qui régissait les clans ; elle raconte les affrontements avec les gamins du bourg et les efforts des moniteurs et des encadrants courageux qui rivalisaient d’ingéniosité pour protéger les enfants et continuer de les éduquer en prodiguant, le dimanche, une initiation à l’Ancien Testament, afin de respecter la tradition de la majorité des jeunes pensionnaires. Sans doute a-t-elle frissonné en retraçant, sur le papier, le récit que son père lui a fait des nazis qui s’étaient un jour arrêtés au château pour se reposer et se restaurer, tandis que les moniteurs entraînaient les enfants à jouer un peu plus loin.

Serge Klarsfeld parle de « la tentative passionnante et passionnée d’une fille d’enfant caché pour rester proche de son père disparu ». L’écriture en témoigne par sa spontanéité et sa légèreté qui rappelle le ton des « Disparus de Saint Agil ». Il souligne aussi le dévouement de toute la famille Jousselin – épouse et enfants – réunie autour des valeurs que prônait le pasteur, au mépris du danger qu’ils couraient. Sans oublier « l’accord tacite des autorités municipales qui ferment les yeux sur leur origine et la population locale – celle de l’Oise proche de Compiègne – (qui) fait bloc et ne dénonce pas ». C’est la France profonde admirable dont il n’est jamais superflu de rappeler, comme le fait ce livre, qu’elle n’a pas existé uniquement dans les rêves déçus des Juifs d’Europe persécutés, mus par le dicton « Heureux comme un Juif en France ». D’où, à la Libération, les mots de remerciements du pasteur aux Sautriauts grâce auxquels les enfants n’avaient pas trop souffert de la faim. « Je tenais surtout à vous remercier de votre discrétion. Vous deviez vous douter de ce qui se passait au château. Ici, sur les 120 enfants que nous hébergions, plus de 80 étaient Juifs ». Ils étaient sauvés mais, nous dit Emmanuelle Friedmann, « les recherches ont montré qu’en réalité, ces enfants devenus adultes, tout comme leurs parents d’ailleurs, souffraient d’être des survivants ». Peu a été fait, à la Libération, pour les aider à gérer leur souffrance et à dépasser leur traumatisme. Le courageux petit Jacques, comme la majorité des enfants cachés, n’a jamais pu communiquer ce qu’il avait vécu. À sa fille, il a transmis « sa douleur, ses inquiétudes, son histoire, l’Histoire ». Pointe alors un regret en forme d’interrogation : pourquoi Jacques, devenu adulte, n’a-t-il pas fait la démarche pour rechercher les Jousselin qui avaient tant fait pour lui ? Sûrement pas par ingratitude.

« Pensait-il qu’il n’y avait pas d’autre choix que de vivre sa douleur dans la solitude, au risque de la transmettre aux siens ? », se demande la fille qui se donne pour mission, à travers ce livre, de leur rendre hommage et de les remercier, au nom de son père. Sans doute aussi est-ce en son nom et à sa place qu’elle a pris l’initiative de la transmission.

Qu’on en juge par ce qu’elle écrit : « De mon côté, je sais, je ressens maintenant que l’on peut être dans une transmission de l’histoire de notre famille, mais aussi de la judaïté, joyeuse, simplement parce qu’on la regarde autrement et qu’on l’a élaborée. »

L’enfant caché serait bien apaisé de constater que pour sa fille, judaïté joyeuse n’est pas un oxymore.

« Jacques, l’enfant caché », Emmanuelle Friedamnn, Presses de la Cité, 360 p, 19 €


Après la folie du virus, les craintes de BHL pour le monde d’après : Au sortir du confinement, Bernard-Henri Lévy dresse un bilan d’étape, dans un livre de philosophie empreint de colère.

On l’imagine, assigné à résidence, trépignant d’impatience, tentant de canaliser son énergie dans les envolées de sa plume habituellement voyageuse. L’immobilité trop longtemps contrainte du globe-trotter ne pouvait avoir pour contrecoup qu’un livre énervé, parcouru de longues phrases comme autant d’enjambées fougueuses dont le confinement l’avait privé. Il nous couvait quelque chose. Les symptômes d’un agacement et d’une sidération aigus apparaissaient déjà dans les bloc-notes du Point où le philosophe confie, chaque semaine, ses humeurs du moment et son regard sur le monde. Il avait signalé la disparition « comme par enchantement », des manifestants de Hong Kong ; la bunkérisation dans leurs tranchées des Peshmerga, le confinement du Hezbollah, la déclaration de guerre du Hamas dont le but unique n’était plus que d’obtenir des masques de la part d’Israël ou encore – comble de l’absurde – l’Europe déclarée zone à risque par Daech. Mais c’est de façon inattendue que Bernard-Henri Lévy a diagnostiqué la véritable cause de son malaise, exfiltrant alors de sa mémoire une phrase étrange prononcée un jour devant lui par Levinas : « Le meilleur des médecins ira en enfer. » C’est à BFM, ou à l’une de ses consœurs diffusant « les images en boucle de ces femmes et hommes admirables bataillant contre la maladie et sauvant des vies » que l’on doit de lire cette formule à contre-courant des messages envoyés depuis les balcons, aux « héros du quotidien ». Le texte d’origine est dans le traité Kiddouchin, 82 a, où Rabbi Yehuda parle au nom de Abba Gurya, précise le philosophe, d’abord étonné, voire choqué par la dimension « quasi insupportable » de ces propos qui semblent faire insulte aux grands médecins dont le peuple juif a gratifié l’humanité, à commencer par Maimonide. Mais c’est chez le Maharal de Prague qu’il a trouvé l’éclaircissement le plus « édifiant » : « l’enfer », nous explique-t-il, « c’est vous, c’est moi, c’est nous – mais tant que nous sommes enfermés dans notre corps, réduits à notre vie de corps et que, sous l’empire du pouvoir médical, ou de notre propre assujettissement aux deux, nous y consentons ».

En d’autres termes, l’énervement de BHL tient à la manière dont nous nous sommes tous littéralement « fait avoir ». Le « Discours de la servitude volontaire » (La Boétie) sous le bras, il semble ne pas encore avoir digéré « l’ahurissante docilité » avec laquelle nous avons accepté, apeurés par la rhétorique guerrière de « l’ennemi invisible », l’abus d’autorité exercé par les médecins « parfois savants, parfois moins » qui investissaient les plateaux télé et auxquels la République semblait avoir abandonné tous pouvoirs. Une véritable soumission.

« Ecouter ceux qui savent, si c’est bien des scientifiques que l’on parle, c’est écouter une pétarade perpétuelle », nous dit le philosophe qui ironise, en passant, sur la « communauté » des sachants comparée à un Kampfplatz, un champ de bataille miné de rivalités. Et d’ailleurs, « Où en sera-t-on, quand ces lignes paraîtront, avec le professeur Didier Raoult ? » se demande-t-il, agacé par les querelles qui se sont focalisées sur le look du « Depardieu de la médecine ».

Un peu plus loin, on lit : « C’est une bonne et belle chose que le souci de l’hygiène. » Le ton est bien trop moliéresque pour que la suite soit inoffensive et indolore et en effet, l’administration d’une douloureuse piqûre de rappel ne tarde pas, avec dans sa seringue, la politique d’eugénisme des hygiénistes de Vichy, en 1943. Le pronostic vital de nos libertés est-il donc aujourd’hui à ce point engagé ? Oui, quand on lit que certains ont affirmé que le virus chinois avait muté et qu’il était devenu un « judéovirus » très dangereux « dont les porteurs étaient, entre autres, l’ancienne ministre Agnès Buzyn, son mari Yves Lévy et l’arrière-arrière-petit fils d’Alfred Dreyfus, Jérôme Salomon ». Aïe…
 Le virus n’est donc pas Juif. Pas plus qu’il ne nous parle et ne nous délivre un message. D’un même geste, l’auteur renvoie dos à dos les « profiteurs du virus », tenants de la collapsologie qui prédisent la fin du monde et autres militants qui nous mettent en garde contre la déraison du monde. Ne comptez pas davantage sur ce citadin pour s’émerveiller, à rebours, avec « les heureux du confinement et les ravis de la crèche normande », devant le retour d’animaux sauvages dans les villes aux cieux redevenus bleus.

« Non que je sois moins sensible que d’autres à la douceur de l’air décarboné », tempère BHL qui répète l’urgence de la lutte pour le climat. Mais voilà : pour qui a un « minimum d’oreille historique » – il n’est pas loin de l’oreille absolue -, le charme de la ville au temps du coronavirus se heurte au souvenir de Giono s’extasiant, en juin 1940 devant « un Paris qui n’avait jamais été si beau ni si
fleuri » ; de celui de Montherlant s’émerveillant, quelques mois plus tard, de cette ville « sans le bruit des autos » ou de Morand, en 1941, charmé par la « disparition des panneaux réclame ». Le Paris-corona 2020 qui se vide rappelle à BHL sa lecture du « Journal de l’Occupation » de l’Allemand Ernst Jünger. Une tournure d’esprit et des comparaisons qui le renverront forcément, aux yeux de contempteurs, à sa judéité. D’autant que la pensée juive éclaire à plusieurs reprises la réflexion du philosophe. Des rabbins ne lui ont-ils pas opposé que « le confinement » figure dans la Torah ? Et la hitbodenut (repli solitaire sur soi) n’est-elle pas recommandée par Rabbi Rahman de Braslav ? Sans oublier la phrase de Hillel : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? »

C’est, alors, le souvenir de Benny Lévy qui surgit, l’exhortant à compléter la sentence : « si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? » Quant à la prophétie, n’est-elle pas « une entreprise de sortie de soi et un saut hors du chez-soi » ? Et que devient, sous les masques, l’expérience de l’autre, l’éthique levinassienne du visage ?

Il y a, on l’aura compris, « manière et manière » de dire et de faire. Et celle qui a présidé à la gestion de la crise n’est pas pour satisfaire l’infatigable arpenteur du monde, qui ne remet pas en cause la nécessité sanitaire du confinement. Alors ? Qu’aurions-nous pu faire pour ne pas accompagner « servilement » cet emballement et pour « résister à ce vent de folie » ? Sans doute l’auteur en appelle-t-il, à partir de maintenant, à notre vigilance face à des « signes avant-coureurs que la pandémie ne fit qu’accentuer ». Si « nos métaphysiques intimes » ont été malmenées, que ce soit, au moins, limité au temps de la pandémie. Ce n’est plus, nous dit Bernard-Henri Lévy, ni aux politiques ni aux médecins de prendre la responsabilité de notre vie. Les téléspectateurs ont eu, depuis la parution du livre, l’occasion de le voir s’exprimer (et distribuer quelques poignées de main) sur les nombreux plateaux où il a succédé aux « spécialistes ».

L’intégralité des droits d’auteur de ce livre sera versée à l’ADELC (Association pour le Développement de la Librairie de Création).

« Ce virus qui rend fou », Bernard-Henri Lévy, Grasset, 112 p, 8 €





Un thriller politique à partir de l’histoire vraie d’Abi Nathan : À Tel Aviv, un biopic se tourne sur Abie Nathan, célèbre pacifiste israélien des années 70, tombé dans l’oubli.



Ancien reporter, Frédéric Couderc est un écrivain voyageur qu’une histoire vraie – lue ou entendue à la volée – fixe, le temps d’écrire un roman, dans le pays où il décide de tisser son intrigue. C’est en Israël que l’auteur s’est donc installé pour planter le décor de son quatrième livre, avec pour point focal le personnage d’Abi Nathan, pacifiste des années 70 tombé dans l’oubli. Le livre s’ouvre, un vendredi soir, sur la luxueuse demeure telavivienne des Stein, tout près du boulevard Rothschild : on y célèbre, sans s’inquiéter des interdits liés au Shabbat, les quarante ans de mariage du couple aisé formé par Zeev et Hélène. Madame est psy et Monsieur, fervent défenseur du mouvement pour la paix, est un civil rights lawyer. Ce soir-là, dans l’ombre écrasante du couple charismatique, Yonah, leur fille divorcée, tente de faire bonne figure. Quant à son frère Rafael, il les a quittés et vit à Mea Sharim, parmi les haredim. Au nombre des invités, on compte également Eytan Lansky et la star américaine Orlando Dito Beck, respectivement réalisateur et rôle principal d’un biopic en train de se tourner sur Nathan, « vieux héros dont plus rien ne subsistait ».

Zeev Stein, l’un de ses plus proches amis, compte sur le film pour faire sortir des oubliettes le Voice of Peace, bateau pirate que le pacifiste israélien (décédé en 2008) avait ancré au large de Tel Aviv et d’où il lançait son jingle : « From somewhere in the Mediterranean, peace, love, and good music ! » Au sillon biographique historique s’ajoute, dans le livre, l’invention d’une opération du Mossad – baptisée « Salt Fish » – à la « Homeland », pensée pour insuffler au biopic l’étoffe d’un thriller politique interrogeant « le dilemme israélien entre ses principes démocratiques et son instinct d’autodéfense ».

Dès qu’il s’agit d’Israël, tout roman devient « engagé », ce qui, en termes diplomatiques, se traduit (comme le fait l’éditeur du livre) par le choix « résolu du camp de l’humanité ». C’est en scrutant les mots, en sondant les descriptions, en soupesant les charges menées à l’encontre de l’un ou l’autre que l’on tente alors d’évaluer l’authenticité du message et de déterminer si l’on a en main une tentative littéraire et bienveillante de comprendre et de dire Israël. De cette « pesée » ressort ici la décision de l’auteur de refléter les différentes facettes du pays en soufflant le chaud et le froid. Il fustige – violemment – les ultra-orthodoxes, « fanatiques » qu’il accuse de tous les maux mais le voilà, quelques lignes plus loin, qui rappelle ceux qui, nombreux parmi eux, œuvrent au sein de Zaka pour ramasser ce qu’il reste de chair humaine après un attentat « sans rien demander en retour », « en bonté authentique » et qui « s’occupent aussi des restes des kamikazes avec le même soin que celui des victimes, afin qu’ils soient renvoyés à leur famille » ; il parle de dures opérations militaires israéliennes menées contre les Palestiniens mais rappelle les tunnels creusés pour permettre l’infiltration meurtrière de kamikazes dont les victimes sont des civils. Il raconte comment certains de ces tunnels, non détectés par Israël, permettent encore, du côté égyptien, de faire passer des marchandises de contrebande, moyennant de juteux contrats. Sans oublier le trafic de migrants africains organisé par les Bédouins, propriétaires de « villas exubérantes », et le kidnapping, contre rançon, d’hommes, de femmes et d’enfants « affamés, brutalisés et violés ».

Il fait de Yonah, la colombe, une admiratrice des « faucons, avec cette question : ‘les Palestiniens se présentaient comme les plus éduqués des Arabes mais il était où, leur Mandela ?’ »

En filigrane de ce livre, n’est-ce pas aussi le visage du jeune Yussef qui se détache, quand il confie se sentir bien à Telabib où il croise aussi bien « des femmes voilées que des touristes étrangers » ? « Ses a priori (qui) s’effondraient les uns après les autres » ne participent-ils pas de ce que l’auteur veut nous dire de son expérience israélienne ? À savoir qu’il en est des pays comme des êtres humains – même nos plus proches – et que, comme il le fait déclarer à Robert Redford auquel il confie la conclusion de son livre en imaginant l’avant-première mondiale du film au Sundance Film Festival : « On regarde Abie et on réalise que les choses ne sont pas si manichéennes. La vérité, c’est qu’elles sont même bien plus complexes que ce que veulent nous faire croire les politiques et les dogmatiques ». La réalité rejoint la fiction puisque l’auteur vient de signer avec un producteur de Tel Aviv l’adaptation, en mini-série, de ce roman auquel on pardonne les quelques petites facilités que l’auteur s’est accordées pour faire avancer la trame narrative d’une intrigue bien ficelée.

« Yonah ou le chant de la mer », Frédéric Couderc, Editions Heloïse d’Ormesson, 320 p, 20 € 



Eté kesselien

Nous parlions d’écrivain voyageur ? S’impose, évidemment, la figure tutélaire de Joseph Kessel qui vient de faire son entrée dans « La Pléiade » et dont il est temps de lire ou relire l’œuvre tout à la fois littéraire et journalistique. « Les Cavaliers », « Le lion », « L’armée des ombres », « La Passante du Sans-Souci » : autant de chefs-d’œuvre de l’Académicien juif qui fit – on ne se lasse pas de l’entendre répéter – graver l’étoile de David sur son épée.

« Bibliothèque de la Pléiade », Joseph Kessel, Gallimard, Romans et récits I, II

Osons ! Pour la romancière et réalisatrice Lisa Azuelos, la vie ne doit pas s’arrêter quand les enfants quittent la maison.

C’est le syndrome du nid vide : cette forme de dépression qui s’empare de nombreux parents, en majorité des mères, lorsque leur progéniture quitte le domicile familial. On a beau savoir qu’élever des enfants, ce n’est pas autre chose que « les amener consciencieusement à ce jour où ils seront assez forts pour quitter le nid et voler de leurs propres ailes », le choc est rude et souvent mal supporté. Le thème est cher à Lisa Azuelos dont on se rappelle le délicieux « Mon bébé » (2019) dans lequel Sandrine Kiberlain campe une mère de famille confrontée au départ de sa petite dernière.

Dans « La vie en ose », la douloureuse séparation a déjà frappé Alice : son fils Lucas ne vit plus avec elle, son mari l’a plaquée pour une plus jeune et pour finir, c’est sa fille Chloé qui est partie la veille. Que reste-t-il d’Alice ? Une cinquantenaire esseulée, une déprimée aux cheveux gras avachie sur son canapé-lit avec pour seuls exutoires des rochers au chocolat, du beurre de cacahuète, la télécommande et le coffret de « Breaking Bad » acheté l’après-midi même. Si ce titre n’évoque rien pour vous, questionnez n’importe quel ado. Il aura sans nul doute, comme les enfants d’Alice, passé des soirées scotché devant cette série qu’elle-même n’avait pas été tentée, à l’époque, de regarder avec eux. C’est en entendant la phrase prononcée dans un épisode par le héros Walter White que la mère de famille a ce qu’il convient d’appeler le déclic : « Fear is the enemy », « L’ennemi, c’est la peur ! »

Bon sang, mais c’est bien sûr : l’ennemi d’Alice n’est pas son âge. Pas plus que ne l’est sa solitude. Si, comme de nombreuses femmes, elle s’est entièrement consacrée, depuis des années, à la réussite de « gens qui sont partis », ce qui aujourd’hui l’empêche d’avancer, c’est la peur. Voilà le message que s’échinent à lui transmettre Walter White et, à travers lui, Lisa Azuelos que la découverte assez tardive de ses origines juives (elle est, faut-il le rappeler, la fille de Marie Laforêt et de l’homme d’affaires juif marocain Judas Azuelos) avait sensibilisée à la vie des femmes séfarades de la génération de ses tantes dont beaucoup furent soumises aux règles peu épanouissantes d’un univers très formaté.

Le cas d’Alice est autre. Et si, lui murmure l’auteure dans un élan de sororité, le départ des enfants marquait la mise au rebut de « la machine à douter », si leur envol proclamait la révocation de la « Femina devalorosa » et actait l’avènement d’une nouvelle vie dans laquelle elle oserait, enfin. Oserait quoi ? Être elle-même ! Après tout, elle a accouché, a vécu le départ de sa tribu et elle va bientôt divorcer : le plus dur n’a-t-il pas été fait ? L’humour qui commence à la gagner lorsqu’elle évalue ainsi sa situation est un premier pas vers la liberté. Tout comme les épanchements et les résolutions qu’elle prend l’habitude de consigner dans le carnet vierge – rose Liberty bien sûr – que l’auteure nous donne à partager en guise de conseils. Les Alice sont légions. Osez ! les encourage Lisa Azuelos qui a trouvé, pour son héroïne au prénom étrangement proche du sien et à la fibre presque aussi artistique que la sienne, une bien jolie façon de faire le tri et de rompre avec sa vie d’avant tout en en conservant l’essentiel. Et l’on se demande, en refermant ce livre bienveillant, si chacun d’entre nous – femme ou homme – n’a pas, à bien y réfléchir, une bonne raison d’oser.

« La vie en ose », Lisa Azuelos, Belfond, 288 p, 19 €

L’art prodigieux du mensonge : Elena Ferrante relève brillamment le défi, sa « Vie mensongère des adultes » est aussi passionnante que « L’amie prodigieuse », saga napolitaine qui lui a valu un immense succès.

Un proverbe yiddish dit : « Ce que tu ne vois pas avec les yeux, ne l’invente pas. »

Quand Giovanna entend son père Andrea murmurer qu’elle est en train de devenir comme sa sœur Vittoria, paradigme familial de laideur et de méchanceté, l’adolescente de douze ans n’a plus qu’une idée en tête : rencontrer et vérifier par elle-même si elle ressemble vraiment à la tante maudite dont le nom avait été jusque-là banni des conversations. Les mots, on le sait, ont un grand pouvoir de toxicité. Ceux prononcés ce jour-là par Andrea, dans la lumière glaciale d’un hiver napolitain, marquent la frontière entre un avant et un après : à se mirer dans les yeux de son père, Giovanna avait cru qu’elle était belle et qu’elle le serait toujours.

Pour la jeune fille, le constat amer est binaire et sans appel : avant elle était belle et maintenant, elle est devenue laide. Et, dans un même élan, elle devient aussi mauvaise élève, comme si sa beauté évanouie avait pour corollaire la pulvérulence de sa scolarité. C’en est fini de l’innocence et des illusions. Quand on est adolescent, quitte à décevoir ses parents, autant le faire de façon radicale, obsessionnelle, en tapant là où ça fait mal.

Chez Ferrante, le cursus universitaire est toujours primordial et les parents de Giovanna sont des intellectuels. Il y a, dans la première phrase de ce roman, quelque chose d’un incipit proustien : « Deux ans avant qu’il ne quitte la maison, mon père déclara à ma mère que j’étais très laide. » Tout est dit, ou presque, de la brutalité du bouleversement qui va plonger le lecteur dans la conscience intérieure d’une jeune bourgeoise napolitaine qui tente de trouver sa voie.

Ce roman est le premier écrit depuis la fin de la saga « L’amie prodigieuse » – un cycle de quatre tomes de 500 pages –, par la toujours très mystérieuse et non identifiée Elena Ferrante dont on avait lu, à une certaine époque, qu’elle était d’origine juive allemande et fille d’une survivante d’Auschwitz. Aux dernières nouvelles, l’auteur serait un couple : celui formé par l’écrivain napolitain Domenico Starnone et son épouse, la traductrice Anita Raja dont la mère était une Juive polonaise réfugiée à Naples. Reste que toute contorsion de lecture à laquelle on serait tenté de se livrer pour déceler un soupçon de judéité reste vaine. Aucun « indice » n’émerge de cette histoire dans laquelle Naples, laïque ou catholique, est à nouveau omniprésente. Chacun des personnages qui croise la route de Giovanna est viscéralement lié à la ville dont les noms de quartiers sont égrenés avec une gourmandise gorgée de sensualité – Via Miraglia, Via della Staffera, Pinato, Poggioreale, Piazza nazionale, l’Arenacia – comme si l’auteur(e) faisait miroiter à son héroïne virginale les plaisirs à venir d’une « passion silencieuse ».

En partant à la rencontre de la tante Zia Vittoria, la jeune Giovanna découvre les quartiers pauvres de Naples, les contrastes sociaux, la grandeur de ceux qui n’ont pas fait d’études, l’adultère et la passion brute exprimée dans une langue crue, « impudente mâtinée de dialecte ». Côtoyer la tempétueuse et revancharde Vittoria, c’est, pour sa jeune nièce, voir le monde à travers un chromatisme changeant, criblé de contrastes. Il en va de la ville – la Naples « dans toute sa splendeur » et « la Naples moche » – comme des visages qui peuvent être à la fois beaux et laids ou des sentiments qui peuvent être bons ou mauvais.

Toute la difficulté est de trouver l’équilibre, parfois précaire. C’est ce à quoi s’acharnent, chacun à sa façon, les hommes et les femmes de cette histoire douloureuse sur laquelle Naples jette un voile de soleil qui peine à en masquer la dimension glauque. Giovanna est intelligente et pourtant, il lui en faudrait peu pour qu’elle se laisse glisser à nouveau dans l’enfance en continuant à se payer des mots des autres. Elle doit, elle aussi, trouver l’équilibre entre l’amour qu’elle voue à son père et les objurgations de son excitée de tante qui l’incite à regarder au-delà des apparences pour y déceler les mensonges allègrement pratiqués dans le monde des adultes. Dans ce livre aux accents féministes, Giovanna demande surtout qu’on lui parle d’amour. Elena Ferrante ne s’en prive pas, qui y ajoute, à travers des dialogues ciselés, hauts en couleurs et plein d’humour, une magnifique histoire de haine dont la force semble tout entière concentrée dans un bracelet aux échos freudiens. Netflix a annoncé avoir acheté les droits de ce roman pour une adaptation en série télévisée que l’on espère aussi réussie que « L’amie prodigieuse ».

« La vie mensongère des adultes », Elena Ferrante, Gallimard, 416 p, 22 €

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