JTA — En 2020, la série télévisée « Unorthodox » séduisait le monde entier. Aujourd’hui, ce sont les propos sur Israël de l’héroïne juive de cette histoire, à savoir l’auteure Deborah Feldman, de Berlin, qui défraient la chronique.
Agée de 37 ans et dotée de la double nationalité américano-allemande, elle s’est fait un nom en racontant sa fuite de la communauté hassidique Satmar, de Brooklyn, vers les rues plus accueillantes de Berlin. Aujourd’hui, elle se livre aux médias allemands et britanniques pour critiquer ouvertement la guerre que mène Israël contre le groupe terroriste palestinien du Hamas et s’agace de ce qu’elle considère comme le soutien malavisé de l’Allemagne à l’État juif.
Sa bête noire : l’empressement des Allemands à « faire la leçon et dire que toute critique d’Israël est antisémite ». Lors d’une récente émission de télévision sur la chaîne de télévision ZDF, le vice-chancelier allemand Robert Habeck a déclaré : « Israël a le droit de se défendre et l’Allemagne a l’obligation de le soutenir. »
« Israël doit également respecter le droit international et faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger les civils », a-t-il déclaré. « Mais la tâche d’Israël est presque impossible puisque le Hamas se cache derrière des civils. »
Le 7 octobre dernier, des milliers de terroristes du Hamas ont pris d’assaut la frontière israélienne et brutalement assassiné 1 200 personnes, pour la plupart des civils, et enlevé 240 otages. Israël a par la suite lancé une offensive militaire à Gaza pour chasser le Hamas du pouvoir. Une grande partie des infrastructures terroristes du Hamas sont situées dans des quartiers civils, y compris dans ou sous des maisons et des hôpitaux.
Face à l’écran sur lequel apparaissait le visage de Feldman, en duplex, cette petite-fille de survivants de la Shoah en Hongrie, s’est dite « consternée » que les Juifs soient « protégés de manière sélective » en Allemagne. Bien que l’antisémitisme soit en hausse, a-t-elle dit, « parfois des synagogues vides » bénéficient d’une protection policière tandis que d’autres lieux où les Juifs se rassemblent – comme les restaurants casher ou les musées juifs – doivent prendre eux-mêmes des mesures de sécurité. La JTA n’a pas confirmé ce point, pas davantage que Feldman ou son avocat, qui n’ont pas souhaité répondre aux questions de la JTA.
Feldman a recueilli le soutien de certains et la dérision d’autres. La controverse touche une corde sensible en Allemagne, où la critique d’Israël a fait l’objet d’un examen minutieux pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale. Mais cela fait déjà longtemps que des voix juives se font entendre, désireuses de briser ce qu’elles estiment être des tabous.
La plupart des Juifs d’Allemagne se rangent automatiquement du côté d’Israël en temps de crise, qu’ils aiment ou non le gouvernement du pays et sa politique envers les Palestiniens. Les politiciens allemands et organisations juives traditionnelles, comme le Conseil central des Juifs d’Allemagne, balayent généralement des voix comme celle de Feldman comme un épiphénomène ennuyeux – mais les dirigeants juifs sont eux de plus en plus mal à l’aise avec cela.
Dans le dernier numéro de la New York Review of Books, l’universitaire juive américaine de Berlin, Susan Neiman, a dénoncé le fait que l’Allemagne « réduise au silence les voix juives critiques », à commencer par celle de Feldman.
Directrice de la fondation Einstein Forum à Berlin, Neiman explique que plusieurs événements destinés à promouvoir le dernier livre de Feldman, « Judenfetisch » (« Fétichisme des Juifs ») ont été annulés. Cet ouvrage pose le postulat que la culpabilité allemande sur la Shoah biaise sa relation avec les Juifs et Israël. Neiman ajoute que le mouvement Habad Loubavitch de Berlin « poursuit Feldman pour faire interdire son ouvrage ». La JTA a appris que le Habad avait gagné son procès le 1er novembre dernier grâce à une accusation infondée concernant la prise en charge par l’État des réfugiés juifs ukrainiens à Berlin. Les livres déjà en vente n’ont pas été rappelés mais les propos polémiques seront retirés des prochaines éditions, a précisé l’avocat du Habad, Nathan Gelbart.
Quelques événements de sa tournée promotionnelle ont peut-être été annulés, mais Feldman, qui s’est installée à Berlin en 2014, n’a aucun mal à attirer l’attention – « plus que n’importe lequel d’entre nous », estime l’écrivain Mirna Funk. Romancière et journaliste juive d’origine allemande, cette dernière a récemment reçu – en tandem avec l’auteur israélo-allemand Ahmad Mansour – le prix du journalisme Arik Brauer, décerné par le think tank moyen-oriental et basé à Vienne Mena-Watch, pour un ouvrage sur le Moyen-Orient.
« Deborah n’a aucune idée de ce que sont les Juifs d’Allemagne ou d’Israël, mais depuis le 7 octobre, les médias allemands l’invitent dans tout un tas d’émissions de télévision et se font l’écho de ses propos dans la presse », a déclaré Funk sur Instagram.
« Elle vient d’une secte antisioniste de Brooklyn et on la considère comme une représentante de la communauté juive d’Allemagne », a écrit Funk. « J’en finis par ne plus pouvoir supporter tout ça qu’en m’imaginant 15 ans plus tard, une fois le cauchemar terminé. »
Si la politique étrangère allemande est dans l’ensemble très favorable à Israël, le soutien populaire à l’État juif n’a cessé de diminuer depuis les années 1960. La politique reflète ce changement, sous forme de critiques croissantes du gouvernement envers la politique d’implantations d’Israël. L’Allemagne ne défend plus automatiquement Israël dans les forums de l’Union européenne et des Nations unies.
Sacha Stawski, président et fondateur de l’initiative pro-israélienne Honestly Concerned, à Francfort, convient la population voit autrement les critiques juives d’Israël.
« Des gens comme Deborah Feldman ont fait de leur antisionisme et de leur haine d’Israël un gagne-pain », affirme Stawski à la JTA.
Ces critiques sont « les invités réguliers de tous les grands talk-shows », poursuit-il. « De la part de quelqu’un comme Feldman, prétendre qu’on essaie de la faire taire et qu’elle ne peut pas s’exprimer est la plus grande connerie qui soit. »
Feldman et Neiman font également partie de la centaine de signataires d’une récente lettre ouverte publiée par le magazine N+1, par laquelle écrivains, artistes et intellectuels juifs d’Allemagne condamnent ce qu’ils décrivent comme une répression aveugle des critiques d’Israël. La lettre a également été publiée en allemand par le quotidien de gauche Tageszeitung.
Cette lettre est l’oeuvre de l’écrivain américain Alex Cocotas, 36 ans, installé en Allemagne il y a de cela huit ans, après avoir vécu en Israël pendant quelques années. Cela a commencé par un SMS envoyé à une poignée d’amis qui, comme lui, étaient « horrifiés par ce qui se passait en Israël, mais aussi par ce qui se passait ici en Allemagne », explique-t-il à la JTA.
Ce qui a déclenché le passage à l’acte, c’est l’interdiction, par le gouvernement, de certaines déclarations et symboles lors des manifestations pro-palestiniennes organisées depuis le 7 octobre. Le chancelier allemand Olaf Scholz a ainsi annoncé l’interdiction du groupe responsable du rassemblement de Berlin au cours duquel l’attaque brutale du Hamas avait été célébrée. Les écoles de Berlin ont été informées qu’elles pouvaient également interdire le port du drapeau palestinien, du keffieh et d’autres symboles pro-palestiniens.
C’est à des mesures de cet ordre que la lettre ouverte visait à s’opposer. Tout en condamnant l’attaque du Hamas, les auteurs ont déclaré que l’interdiction des « rassemblements publics faisant état de sympathies palestiniennes » – y compris organisés par des Juifs – avait pour effet d’« empêcher l’expression politique légitime et non violente et la critique d’Israël ».
Cocotas estime qu’en dépit de ses efforts pour rallier la communauté juive dominante en Allemagne, la plupart des signataires sont des Juifs américains ou israéliens installés ici.
En vertu des lois promulguées dans l’après-guerre pour assumer les responsabilités de son passé national-socialiste, l’Allemagne a prohibé la négation de la Shoah tout comme l’utilisation de slogans et symboles nazis. L’Allemagne a par ailleurs officiellement accepté la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah (IHRA), qui inclut le déni du droit d’Israël à exister comme forme de haine antisémite.
« Aux États-Unis, on peut nier la Shoah en public sans pour autant être poursuivi », explique Cocotas, tout en reconnaissant les différences entre lois allemandes et américaines. Mais « Pour moi, la ‘Palestine libre’ n’a rien d’une déclaration antisémite. Cela devrait relever de la liberté d’expression et être protégé à ce titre. »
Ses réserves font écho à celles du commissaire allemand à l’antisémitisme et à la vie juive, Felix Klein, qui a récemment déclaré au journal The Guardian que l’interdiction générale des manifestations était
« inquiétante », car « manifester est un droit fondamental ».
« Il est regrettable qu’un très petit groupe de partisans du Hamas et de gens qui haïssent Israël causent tous ces problèmes », regrette Klein.
Un autre Américain installé à Berlin, William Glucroft, a déclaré à la JTA que ces interdictions étaient très problématiques.
« En ma qualité d’écrivain et de journaliste, je ne peux qu’être favorable à un accès sans entrave à l’expression publique », assure Glucroft, signataire de la lettre ouverte, dans un e-mail adressé à la JTA. « En ma qualité de Juif, je sais que ma sécurité et mon bien-être ne sont possibles que grâce aux idéaux démocratiques d’égale protection et d’État de droit. Il faut que tout le monde s’en préoccupe. »
« La compréhension qu’a l’Allemagne de son histoire l’amène à penser qu’elle doit quelque chose à Israël, pays qui n’existait pas » sous le Troisième Reich, poursuit-il. L’Allemagne elle-même « brouille la frontière entre Juifs et Israël, ce qui met en danger les Juifs et, selon la définition de l’IHRA que l’Allemagne elle-même approuve, est antisémite ».
Micki Weinberg, fondateur de l’initiative berlinoise d’apprentissage juif SHIUR a également reçu la lettre ouverte. Mais il a refusé de la signer.
« Je comprends tout à fait que l’on puisse avoir de l’empathie pour les Palestiniens – c’est mon cas – mais cela ne signifie pas qu’il faille ignorer les attaques contre les Juifs et dénigrer une peur légitime », a-t-il déclaré à la JTA par SMS.
« Si la lettre reconnaissait simplement le risque – réel – d’antisémitisme au sein des groupes islamistes et pro-palestiniens/anti-israéliens et demandait une séparation entre manifestations pro-palestiniennes légitimes et manifestations pro-palestiniennes antisémites, alors ce serait bien. »
Funk, qui se partage entre Berlin et Tel-Aviv, s’est dit surprise de trouver le nom d’un ami israélien parmi les signataires.
« Je lui ai envoyé un texto après avoir vu son nom sur la liste pour lui dire : ‘Qu’est-ce que tu fous là ?’ Il y a un énorme décalage entre la communauté juive établie en Allemagne et les Israéliens », dit-elle. « Ils ne savent pas vraiment ce qu’est l’Allemagne. »
« Je ne signerai pas, parce que les Palestiniens ne sont pas opprimés », assure-t-elle, notant qu’il y a 5,5 millions de musulmans en Allemagne et environ 100 000 juifs selon les communautés juives.
« Ils ne sont pas réduits au silence », ajoute-t-elle. « Ils manifestent dans les rues tous les putains de jours pour Gaza. Je ne vois pas ce qu’ils veulent dire. »