JTA — Alors que les États-Unis avaient fermé la porte à la plus grande partie des réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, un jeune Américain venu en France avait sauvé des milliers de personnes en quête d’un asile des nazis, notamment des artistes et des penseurs déterminants – comme Marc Chagall et Hannah Arendt.
Cette mission que s’était donnée Varian Fry – une mission qui devait ne guère être reconnue au cours de sa vie – est aujourd’hui au cœur de « Transatlantic », la nouvelle série Netflix de la créatrice de « Unorthodox », Anna Winger, qui est à découvrir sur la plateforme de streaming.
Avec Cory Michael Smith dans le rôle de Fry, les sept épisodes de « Transatlantic » racontent l’opération de secours organisée par Fry et ses compagnons à Marseille, après la défaite de la France face aux nazis et avant l’entrée en guerre des États-Unis.
Winger a ajouté, dans son drame, plusieurs romances fictives, des efforts de guerre inventés et des personnages créés dans le cadre de la série – notamment un personnage présenté comme le petit ami de Fry et appelé Thomas Lovegrove (qui est interprété par l’israélien Amit Rahav). Même si le fils de Fry avait estimé que son père devait être « un homosexuel qui ne s’est jamais assumé », aucun personnage de ce type n’avait jamais pour autant existé dans sa vie.
Winger a la conviction que ces libertés prises par rapport à la réalité donneront envie aux téléspectateurs d’en savoir plus sur Fry et sur son épopée.
« Les personnes qui ont vécu ces histoires disparaissent tour à tour », confie-t-elle à JTA. « Mon travail est de présenter cette histoire à une plus large audience, à des gens qui ne la connaissaient absolument pas ».
L’histoire à l’origine de la série
Varian Fry, un journaliste de 32 ans diplômé d’Harvard, soigneusement vêtu d’un costume ajusté, était arrivé à Marseille avec la somme de 3 000 dollars scotchée à une jambe et une liste de 200 noms au mois d’août 1940.
Après la défaite de la France face à l’Allemagne, Fry avait figuré parmi les 200 citoyens américains – il se trouvait parmi eux des journalistes, des artistes, des conservateurs de musée, des présidents d’université et des réfugiés juifs – qui avaient créé l’Emergency Rescue Committee à l’hôtel Commodore de New York. Le groupe s’inquiétait de l’article 19 de l’armistice signé entre la France et l’Allemagne nazie, qui exigeait des autorités françaises qu’elles livrent tout individu réclamé par les Allemands.
Cette organisation privée avait élaboré à la hâte une liste d’intellectuels anti-nazis qui étaient alors bloqués sur le territoire français. Avec l’aide de la première dame Eleanor Roosevelt, l’ERC avait obtenu des visas en urgence et Fry avait été envoyé pour prendre la tête d’une opération de sauvetage à Marseille, la ville portuaire qui se trouvait en zone libre au sud du pays.
Fry avait rapidement compris qu’il lui serait impossible d’agir seul. Sa mission avait commencé dans sa chambre de l’hôtel Splendide, où une longue file d’attente constituée de réfugiés attendait le matin, avant qu’il ne se réveille, jusqu’au soir, bien après qu’il soit allé se coucher. Certains entraient directement dans sa chambre sans frapper, avait écrit Fry dans un courrier adressé à son épouse peu après son arrivée.
Rassemblant autour de lui quelques personnes dévouées qui s’étaient mises à son service – des Français, des réfugiés ou des expatriés américains – Fry avait déplacé son bureau en l’installant d’abord rue Grignan, à Marseille, puis sur le boulevard Garibaldi. Il devait louer la Villa Bel-Air, à l’extérieur de la cité phocéenne – reconstituée, avec toutes ses couleurs, dans « Transatlantic » – pour y héberger des écrivains célèbres et des artistes excentriques en l’attente d’un visa.
Le groupe avait mis en place des branches officielles et officieuses – avec une organisation qui offrait ouvertement un secours humanitaire tandis qu’une opération, en coulisses, aidait les réfugiés à quitter la France en toute illégalité. Tirant parti d’un milieu du marché noir très dynamique à Marseille, les membres du groupe trouvaient ainsi des lieux de refuge clandestins, des faux visas, achetant le silence des responsables en échange de pots-de-vin. Bil Spira, un dessinateur juif né en Autriche, avait créé de faux passeports pour l’ERC (il avait été arrêté et déporté à Auschwitz, mais il avait survécu à la Shoah.) Les résistants Hans et Lisa Fittko avaient mis en place un itinéraire permettant aux réfugiés de se rendre en Espagne, en empruntant à pied les Pyrénées.
Au moment où il avait été expulsé, en octobre 1941, Fry avait permis à 2 000 réfugiés juifs et anti-nazis de fuir l’Europe – avec parmi eux d’immenses artistes comme Chagall, Max Ernst ou Marcel Duchamp, et des intellectuels comme Arendt, Heinrich Mann et André Breton. Selon les estimations, pas moins de 20 000 réfugiés étaient entrés en contact avec le centre de sauvetage de Marseille.
Les initiatives prises par Fry, totalement illégales, lui avaient valu de nombreux ennemis dans son propre pays – des ennemis qui l’avaient accusé d’avoir interféré dans la neutralité américaine face à la guerre. Il avait suscité la fureur du département d’État, des responsables du consulat américain de Marseille et des membres de l’ERC à New York. Au mois d’août 1941, il avait été arrêté par la police de Vichy et renvoyé à New York.
Fry s’était éteint en 1967, à l’âge de 59 ans. Quelques mois auparavant seulement, il avait été décoré de la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur, l’une des distinctions françaises les plus élevées – cela avait été la seule reconnaissance officielle de la mission clandestine qui lui avait permis de sauver plusieurs milliers de vies. En 1994, il avait été le premier américain honoré par Yad Vashem, le musée israélien de commémoration de la Shoah, au titre de Juste parmi les nations.
L’Emergency Rescue Committee avait fusionné avec une autre organisation de secours, devenant l’International Rescue Committee en 1942. Une organisation qui existe encore aujourd’hui et qui est dirigée par un Juif, l’ancien politicien britannique David Miliband.
Ce qu’il y a dans la série et pourquoi certains la désapprouvent
Certains membres de l’entourage de Fry sont des personnages dont la vie a été très romancée pour les besoins de « Transatlantic. » C’est le cas notamment pour Albert Hirschman, un Juif de Berlin (Lucas Englander), qui devait devenir économiste aux États-Unis ; pour l’héritière Mary Jayne Gold (Gillian Jacobs) originaire de Chicago ; et pour la militante juive austro-hongroise Lisa Fittko (Deleila Piasko). Le diplomate américain Hiram Bigham, qui avait apporté à Fry une aide cruciale et qui avait même caché l’écrivain Lion Feuchtwanger à son domicile, est également un personnage de la série.
Pendant les sept épisodes, les missions de sauvetage s’accompagnent d’histoires d’amour fictives. En plus de la relation de Fry, il y a un triangle qui se forme entre Hirschman, Gold et Graham Patterson, le consul américain à Marseille (il n’y a aucun élément laissant penser que Gold ait vécu une romance avec son camarade ou avec un consul américain stationné dans la cité phocéenne.) Lisa Fittko vit une relation amoureuse avec le personnage fictif Paul Kandjo, responsable de la résistance armée au régime de Vichy.
Plusieurs intrigues sont aussi inventées, avec notamment une évasion de la prison du Camp des Milles et la collaboration de Gold avec les services britanniques de renseignements.
Une mise en fiction dont le degré a entraîné la colère de certains spécialistes. Pierre Sauvage, président du Varian Fry Institute, a ainsi qualifié le trailer de la série de « choquant ». Né en 1944, Sauvage a survécu à la fin de la Shoah dans le village français du Chambon-sur-Lignon, même si ses parents juifs avaient été rejetés par la commission submergée d’appels au secours de feux Gold, Hirschman et Fittko.
« Il n’y a donc aucune ligne rouge ? », s’interroge-t-il. « Est-ce qu’on peut délibérément fictionnaliser les choses ainsi, sans s’inquiéter pour la réalité de l’Histoire, sans s’inquiéter de l’impression mensongère qu’auront les téléspectateurs – sans se préoccuper par ailleurs de la manière dont une telle mise en fiction touchera les familles des personnes défuntes ? »
Sheila Isenberg, qui a écrit un livre sur l’opération de Fry, A Hero of Our Own, estime que la série est une « parodie ». Thomas Fischer Weiss, qui a survécu à la Shoah quand il était enfant en traversant les Pyrénées à l’âge de cinq ans en empruntant l’itinéraire de Fry, déclare pour sa part que les événements historiques n’avaient nul besoin d’être embellis.
« Je crois qu’il fallait raconter les choses telles qu’elles se sont passées », confie-t-il à JTA.
L’héritage des « trublions »
Sauvage pense que si Fry et ses partenaires étaient encore en vie aujourd’hui, ils aimeraient être reconnus pour leurs convictions.
« Ces gens étaient très francs », explique-t-il. « Ils savaient très bien ce qu’ils ressentaient et ils le disaient. Ils le disaient eux-mêmes : ils se considéraient comme des trublions. Mary Jayne [Gold] disait au sujet de Varian qu’il était une tête de mule – mais il fallait être têtu pour faire ce qu’il faisait ».
Et en effet, cet entêtement avait été déterminant à une période où un grand nombre d’Américains détournaient le regarde face au sort réservé aux Juifs européens – un sondage de 1938, sorti dans le magazine Fortune, avait révélé que moins de 5 % des Américains pensaient que les États-Unis devaient élever leur quota d’immigration pour les réfugiés. A l’été 1941, il était déjà trop tard pour ouvrir les portes. La politique allemande d’expulsion des Juifs s’était transformée en une politique d’extermination.
Selon Sauvage, le refus opposé par les États-Unis à l’idée de laisser entrer un plus grand nombre de réfugiés avait eu quelque chose à voir avec ce virage pris par les nazis.
« Les nazis avaient pu légitimement tirer la conclusion que le monde ne ferait pas grand-chose face à ces meurtres et qu’il ne s’en préoccupait pas véritablement », explique-t-il. « Mais ce qu’a fait Varian Fry, la mission qu’il a menée, c’est le symbole que certains s’en préoccupaient néanmoins ».
Après l’année passée à Marseille, les sauveteurs avaient repris une vie plus ordinaire. Hirschman était devenu économiste et il avait travaillé à Yale, à Columbia et à Harvard. Lisa Fittko avait fini à Chicago, où elle avait travaillé dur dans les secteurs de l’import-export et de la traduction pour gagner sa vie avant de rejoindre le mouvement de protestation géant qui s’était emparé de l’Amérique à l’époque de la guerre du Vitenam. Gold avait divisé son temps entre New York City et une villa de la riviera française.
Tous s’étaient souvenus de leur mission de sauvetage comme du moment le plus fort de leur existence. S’exprimant auprès de Sauvage, Gold avait indiqué que cette année passée dans la cité phocéenne « a été la seule à avoir vraiment compté dans toute sa vie ».
Une histoire de réfugiés pour une période trouble
La mission de Fry avait inspiré Julie Orringer qui avait écrit The Flight Portfolio, un roman publié en 2019 qui devait servir de base pour « Transatlantic. » Orringer avait été captivée par cette image d’un jeune homme idéaliste arrivant à Marseille, un jeune homme qui n’était guère préparé à rencontrer les souffrances profondes auxquelles il devait assister.
« La tâche était beaucoup trop grosse », dit-elle à JTA. « Il a réalisé très tôt qu’il allait demander de l’aide, qu’il fallait qu’il se tourne vers d’autres qui avaient une expérience plus profonde. Et en rassemblant ce groupe de personnalités extraordinaires autour de lui, il a rassemblé une sorte d’esprit collectif qui pouvait réellement faire la différence dans les circonstances très difficiles dans lesquelles il se trouvait ».
Elle pense que Fry a donné en lui-même un exemple. « Si vous êtes ce type de personnalité qui veut passer à l’acte au nom des réfugiés mais qui ne sait pas comment faire, Fry vous apporte la preuve qu’il ne faut pas hésiter à demander de l’aide », déclare-t-elle.
Winger, Juive originaire du Massachusetts qui vit à Berlin depuis vingt ans, avait eu envie de réaliser une série consacrée à Fry en 2015. L’Allemagne avait connu un afflux de plus d’un million de réfugiés, cette année-là – la majorité fuyait alors l’horrible guerre civile en Syrie. Elle avait acheté les droits du livre d’Orringer en 2020.
« J’avais beaucoup pensé au fait que des gens comme nous – des artistes, des Juifs, voire les deux – avaient dû quitter Berlin en tant que réfugiés dans le passé. Et là, il y avait de si nombreuses personnes qui arrivaient à Berlin en tant que réfugiés », dit Winger.
Et puis, alors même que le tournage de « Transatlantic » commençait à Marseille, une nouvelle guerre avait éclaté sur le continent européen.
« La guerre en Ukraine a commencé trois jours après le début du tournage et il y a eu une nouvelle vague de réfugiés qui est arrivée à Barlin », s’exclame-t-elle. « Soudainement, nous nous sommes retrouvés plongés dans une autre crise de réfugiés ».
L’invasion de l’Ukraine a touché de près la série, dont les acteurs et l’équipe technique venaient de tout le continent. Le directeur de la photographie de Winger était marié à une Ukrainienne. A Berlin, elle-même avait assisté à un déluge de réfugiés descendant du train à la principale gare de la ville, certains sans chaussures, sans rien à manger, sans endroit où trouver un refuge.
« Je pense que cela nous a tous apporté une forte motivation », explique Winger.