Les dômes dorés flamboyants de la nouvelle cathédrale principale des forces armées russes surplombent le parc patriotique de Moscou.
Également connue sous le nom de cathédrale de la Résurrection du Christ, la cathédrale devait à l’origine être achevée à temps pour un défilé du jour de la Victoire le 9 mai. Ce devait être une grande célébration, en commémoration du 75e anniversaire du triomphe de la Russie sur l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
En raison de la crise actuelle du coronavirus, le défilé et l’inauguration de la cathédrale ont été reportés au 22 juin – un jour de mémoire et de douleur marquant l’invasion nazie de l’Union soviétique et le lancement de la Grande guerre patriotique.
Mais avant même son inauguration officielle, l’imposante structure honorant à la fois la résurrection du Christ et la déroute des nazis par la Russie lors de la Grande Guerre patriotique (lien en russe) était devenue une source de controverse.
À la fin du mois d’avril, des photos de l’intérieur de la cathédrale ont été divulguées à la presse. Ses mosaïques présentaient non seulement des saints et d’anciens héros de guerre russes, mais aussi des visages familiers des XXe et XXIe siècles. Aux côtés du président russe Vladimir Poutine et du ministre de la Défense Sergei Shoigu, on peut facilement repérer Joseph Staline, le cruel dirigeant soviétique qui a tué des millions de ses propres citoyens durant une terrible ère de répression.
Staline, aspirant prêtre qui avait étudié au séminaire religieux de Tiflis (aujourd’hui Tbilissi, en Géorgie), était un ennemi acharné de l’église et de la religion en général.
En 1931, Staline a ordonné la démolition de la cathédrale du Christ-Sauveur, une majestueuse bâtisse moscovite dont la construction a duré 40 ans et a été initiée par le tsar Alexandre Ier. Elle a été transformée en piscine en 1958 par Nikita Khrouchtchev, et finalement reconstruite entre 1995 et 2000 après la dissolution de l’Union soviétique.
En 1932, Staline a lancé une campagne impitoyable pour éradiquer la religion. En 1937, les Grandes Purges, orchestrées par Staline et exécutées par ses loyalistes, ont coûté la vie à des millions de Russes, d’Ukrainiens, de Juifs, de Tatars, de Lettons et d’Estoniens, hommes, femmes et enfants, ainsi qu’à de nombreux autres, dont des membres du clergé.
De nombreux dirigeants chrétiens russes ont signé une lettre adressée à l’évêque de Moscou afin de protester contre l’inclusion de Staline dans la fresque de la cathédrale en raison de ses crimes, mais pendant un certain temps, la décision a été défendue à la fois par l’Église orthodoxe russe et par l’armée.
À la mi-mai, les images de Poutine et de Staline avaient disparu des mosaïques. Certains segments de l’opinion publique russe ont approuvé cette décision, tandis que de nombreux autres ont exprimé leur indignation. Au même moment, les capitales de deux entités pro-russes – les républiques autoproclamées de Donetsk et d’Ossétie du Sud – ont changé les noms de leurs capitales respectives, Donetsk et Tskhinvali, en Stalino et Stalinir.
Une conférence de mai 2020 intitulée « Reading Stalin« , dont les participants ont décrit Staline comme un grand leader politique et militaire, a recueilli près d’un demi-million de vues sur YouTube en seulement quelques jours, et une nouvelle statue de Staline a été dévoilée près de la ville de Kirov.
# Наверное, всем уже известно, что в Кировской области в честь 75-летия Победы был открыт памятник Сталину. Однако…
Posted by Евгений Иванов on Saturday, May 30, 2020
Bien que Staline soit l’une des figures les plus sombres de l’histoire russe, selon un sondage de 2018, la moitié des jeunes russes de moins de 24 ans n’ont jamais entendu parler des atrocités commises sous son régime. Alors pourquoi est-il actuellement en vogue parmi des millions de Russes ?
Et tout aussi troublant : Pourquoi le Kremlin promeut-il son image aujourd’hui, et comment cette propagande va-t-elle continuer à affecter et à façonner la Russie moderne ?
Tyran cruel ou « gestionnaire efficace » ?
Pendant les années de la perestroïka, de 1985 à 1991, alors que je vivais à Moscou, il semblait qu’il n’y avait pas un jour sans que soit publié un nouveau mémoire, une interview ou un livre sur la répression, la faim, la torture et l’extermination d’êtres humains sous Staline.
Il semblait que tout le monde avait lu L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyin et les douloureux mémoires de Lev Razgon. Soudain, les choses dont on avait à peine murmuré l’existence pendant des décennies ont pris vie. Il est devenu sûr de parler des proches qui ont disparu lors des horribles purges de 1937, lorsque des personnes ont été arrêtées en pleine nuit afin d’écarter des témoins. Après des interrogatoires, des tortures et des procès rapides, certains ont été exécutés, tandis que d’autres ont été envoyés dans des goulags – des camps de travail forcé bien connus dans l’Oural, en Sibérie et dans d’autres régions éloignées.
Alors que le flux de ces informations augmentait, les statues de Lénine et de Staline furent renversées et brisées, et les gens se mirent à parler, rouvrant de vieilles blessures et évoquant des souvenirs interdits.
C’est ainsi que j’ai appris le sort de mon propre grand-père Constantin, le père de mon père, qui a été arrêté en 1937 et exécuté en 1938, ainsi que le « complot des blouses blanches » de 1951 à 1953. Cette dernière était une campagne haineuse et antisémite dans laquelle des milliers de médecins juifs – dont ma grand-mère Victoria – ont été accusés de comploter pour empoisonner Staline. Ils ont perdu leur emploi et se préparaient à être envoyés en Sibérie, jusqu’à ce que, quelques semaines après la mort de Staline, la nouvelle direction soviétique déclare que le complot était une invention.
L’histoire de ma famille est commune à des milliers, voire des millions, d’autres familles soviétiques. Elle n’est pas unique – et c’est ce qui la rend encore plus terrifiante.
Trois décennies après la perestroïka, tout a changé. Les héros de cette époque sont désormais considérés comme des intellectuels naïfs ou des opportunistes qui ont détruit ce qui restait de l’empire soviétique, tandis que l’héritage de Staline retrouve sa popularité d’antan.
L’histoire de ma famille est commune à des milliers, voire des millions, d’autres familles soviétiques
Selon un sondage réalisé en 2019 par le centre russe à but non lucratif Levada, un nombre record de 70 % des Russes ont approuvé le rôle de Staline dans l’histoire soviétique et russe. En 2016, ce chiffre s’élevait à 54 %.
« En 2010, nous avons déjà ressenti l’influence des pro-Staliniens sur notre société, et nous avons en quelque sorte compris ce qui se passait », a déclaré Irina Sherbakova, historienne russe, auteur et membre fondateur de l’organisation des droits de l’homme Memorial, qui suit la montée du stalinisme en Russie depuis des années.
« L’une des personnes qui a participé à certaines discussions que nous avons eues était une fille dont le grand-père avait été exilé de force par Staline de Lituanie en Sibérie », a déclaré Mme Sherbakova. Elle a mentionné que, selon elle, Staline était un « gestionnaire efficace ». C’était à l’époque où Poutine parlait beaucoup de la nécessité d’un État fort avec un gestionnaire efficace – et Staline est rapidement devenu le symbole d’un tel État, un leader dont l’autorité était illimitée ».
On parle de personnalités fortes depuis l’époque du président russe Boris Eltsine, a déclaré Mme Sherbakova, mais même Pierre le Grand ou Ivan le Terrible n’ont pas eu la même résonance que Staline. C’est parce que Staline est capable de représenter de forts sentiments anti-occidentaux et anti-libéraux sans s’aliéner les personnes âgées qui, frustrées par le déclin économique et la corruption, soutiennent toujours une idéologie léniniste de gauche, a-t-elle dit.
Staline est capable de représenter de forts sentiments anti-occidentaux et anti-libéraux sans s’aliéner les personnes âgées
Même l’église a adopté Staline comme symbole d’un « État puissant », d’où la décision de l’inclure dans la cathédrale, et les icônes qui portent son image comme s’il était un saint », a déclaré Mme Sherbakova.
Chaque année, le 29 octobre, jour officiel de commémoration des victimes de la répression soviétique, les membres de l’organisation Memorial de Sherbakova se rassemblent près de Lyubyanka – l’imposant bâtiment de Moscou qui servait autrefois de siège au KGB – et lisent à haute voix les noms des victimes.
« Nous devons rassembler les autorisations de 12 bureaux différents, et chaque année, cela devient de plus en plus difficile, mais nous revenons là-bas et nous lisons les noms de ceux qui ont été affamés, torturés, incarcérés et assassinés », a déclaré Mme Sherbakova.
Cette cérémonie poignante attire chaque année une foule de plus en plus nombreuse. En même temps, de plus en plus de fleurs apparaissent chaque jour sur la tombe de Staline près des murs du Kremlin.
Une approche différente
« J’ai une théorie sur ce type de stalinisme – quand les gens portent des t-shirts à l’image de Staline et affirment que, sous son règne, nous formions un grand empire », a expliqué au Times of Israël Olga Bychkova, journaliste russe influente et animatrice de la station de radio Echo de Moscou.
« Je pense qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une véritable fascination pour le stalinisme, mais plutôt d’un mécontentement face à la réalité d’aujourd’hui », a déclaré Bychkova.
Les conditions de vie en Russie sont actuellement désastreuses, a-t-elle déclaré, et les gens sont au bord du désespoir – mais leur insatisfaction à l’égard du statu quo ne peut être traitée par les autorités, qui soutiennent Poutine sans condition.
L’engouement pour Staline est une sublimation de cette insatisfaction
« D’une certaine manière, l’engouement pour Staline est une sublimation de cette insatisfaction », explique-t-elle. « Il n’y a actuellement pas de projet, et rien de mieux n’attend les gens à l’avenir. Ils fantasment donc sur le mythique Staline, qu’ils considèrent comme un leader juste, qui a à juste titre puni les méchants. »
Sa propre famille a elle-même failli ne pas survivre à cette « justice » du « Père des peuples ».
« Ma famille n’éprouvait pas de sentiments chaleureux pour Staline », explique Bychkova. « Mon grand-père Matvei Glikshtein était médecin militaire. Il a été recruté et envoyé au front en 1939 pendant la guerre avec la Finlande, a participé à la libération de Bucarest et de Budapest, et n’est rentré chez lui qu’en mai 1945. Toute sa famille a été assassinée par les nazis dans la ville de Rostov en 1942. »
Bychkova a déclaré que, lors de l’affaire des médecins en 1952, tous les amis de sa famille ont été licenciés, et certains arrêtés. Malgré les médailles de son grand-père et sa bravoure en temps de guerre, il a également été licencié et n’a jamais retrouvé son ancien statut.
Le grand-oncle de Bychkova a été arrêté en 1937 pour avoir raconté une blague sur Staline. La famille n’a jamais su quelle avait été cette blague, a-t-elle dit. Il n’a été libéré des camps qu’en 1953, après la mort de Staline. C’est là, dans les camps, qu’il a rencontré sa femme, envoyée au goulag à 17 ans.
« Il n’y a pas assez de mots pour décrire ce qu’ils lui ont fait là-bas », a déclaré Bychkova.
Ce qu’ils ne savent pas leur fait toujours mal
Le sondage de 2018 du centre de recherche d’opinion publique VCIOM, qui a révélé que près de la moitié des jeunes Russes n’avaient jamais entendu parler des purges de Staline, peut expliquer en partie le taux de popularité croissante et tardive du despote.
Certains n’ont jamais eu de parent qui a vécu cette terrible période ; beaucoup n’ont jamais entendu parler de la répression, de la famine intentionnelle des paysans, de la persécution des prisonniers de guerre arrêtés pour « espionnage » quand ils sont rentrés chez eux à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des horribles campagnes antisémites et du régime de peur qui a régné sur le pays pendant si longtemps.
En 2010, de nombreuses universités russes utilisaient encore un manuel scolaire qui excusait et définissait la répression soviétique comme une « mesure nécessaire », et qui reprenait une fausse citation attribuée à Winston Churchill : « Staline a trouvé la Russie avec une charrue, et il l’a laissée avec la bombe atomique. »
Après une importante polémique, l’ouvrage a été retiré des programmes d’études, mais de nombreux autres décrivant Staline comme un « gestionnaire efficace » aux prises à des crises de colère ont continué à être utilisés.
« Ma fille est allée à l’école dans les années 2000 et ses manuels scolaires affirmaient que la victoire durant la Seconde Guerre mondiale n’a été obtenue que grâce au talent et à l’endurance de Staline. Les enfants qui ont étudié ces manuels ont maintenant 25 ou 30 ans, et si personne ne leur a dit autre chose, c’est les connaissances qu’ils ont », a déclaré Bychkova.
Sherbakova est du même avis. « Il y a un problème avec la façon dont ils enseignent l’histoire. Si le récit est : ‘des réformes qui ont coïncidé avec des répressions’, il y a un problème », a-t-elle déclaré.
Si les manuels utilisés dans les écoles et les universités impliquent que les atrocités perpétrées par Staline sont peu de choses par rapport à des réalisations telles que la création du « plus beau métro du monde » et la victoire dans la Grande Guerre patriotique, comment les jeunes russes pourraient-ils en apprendre davantage sur le passé sombre du pays, en particulier à l’ère des fake news et des faits alternatifs ?
Mais les faits ne sont pas toujours connus dans leur intégralité, et même le nombre officiel de prisonniers des goulags et de personnes ayant été sommairement exécutées n’est pas disponible.
Certains historiens estiment que 5,5 millions de citoyens soviétiques ont connu les procès expéditifs, les goulags et les exécutions ; d’autres affirment que, si l’on incluait tous ceux qui ont été déportés et exilés de force, morts de faim, internés dans des hôpitaux psychiatriques ou mutilés, ce nombre serait plus proche des 100 millions de personnes.
Cependant, sur des groupes Facebook tels que « Reading Staline », on ne trouve aucune trace de ces chiffres. Dans les milliers de messages, Staline est décrit comme un leader fort et juste qui est souvent intervenu au nom du peuple et qui a même sauvé celui-ci de l’injustice.
Dans l’un de ces articles (lien en russe), l’auteur décrit comment Staline est intervenu pour aider les paysans affamés après avoir reçu une plainte de l’écrivain renommé Mikhaïl Cholokhov.
Il s’agit d’un révisionnisme historique mélangé à une nostalgie d’un leader-frère mythique, fort mais juste, qui n’était pas corrompu comme les dirigeants actuels
Il s’agit d’un révisionnisme historique mélangé à une nostalgie d’un leader-frère mythique, fort mais juste, qui n’était pas corrompu comme la direction actuelle. Une simple recherche sur le Web mènera le lecteur aux détails horribles décrits par Cholokhov : les bébés qui sont morts de froid, les gens punis pour avoir caché de la farine et contraints à mourir de faim, et les politiques brutales menées par Staline qui ont conduit à toutes ces souffrances.
C’est peut-être exactement ce genre de curiosité qui a poussé la star russe de YouTube Yuri Dud à explorer le lien entre Staline, la répression et les goulags. Dans son puissant documentaire de 2019, « Kolyma : le lieu de naissance de notre peur », Dud dit : « Je voulais comprendre d’où vient la peur de la génération plus âgée. Pourquoi sont-ils convaincus que les actes de courage, aussi petits soient-ils, seront condamnés ? »
Le documentaire a été visionné par des millions de personnes sur YouTube et a rapidement été au cœur d’un vif débat sur le passé de la Russie.
Les étapes afin de combler le fossé intellectuel
La génération de Dud sait peut-être peu de choses, mais ils veulent en savoir plus, estime Sergei Bondarenko, historien de l’organisation Memorial qui étudie les circonstances dans lesquelles ont eu lieu les arrestations et les exécutions durant la répression stalinienne des années 1930.
« Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est une tentative de normalisation de ce passé, collant une étiquette à Staline. La génération de Dud, très jeune, proteste naturellement contre l’autorité – toute autorité. Si ce symbole leur est transmis, ils veulent savoir pourquoi et ce qu’il signifie. C’est la raison pour laquelle ce documentaire est né », a déclaré Bondarenko.
Une autre récente série, « Zuleikha ouvre ses yeux », diffusée sur la Première chaîne, publique, raconte l’histoire d’une femme tatare déracinée qui a été exilée en Sibérie. Elle expose également la brutalité de Staline et a permis de développer encore davantage une discussion déjà vive.
Une brutalité normalisée ?
Depuis mon départ de Russie il y a 30 ans, beaucoup de choses ont changé. De vieux symboles oubliés ont été ressuscités des cendres de forces autrefois puissantes. Aujourd’hui, je me demande : Staline, terrible dictateur qui a bâti une machine sophistiquée de mort, de torture et de travail forcé afin de promouvoir son programme nationaliste, sera-t-il normalisé et accepté par le peuple et l’establishment russes ?
Sherbakova ne le pense pas. « [Les autorités] ne peuvent pas poursuivre ainsi longtemps. Ils ne peuvent pas proposer une véritable idéologie, car pour mobiliser les gens, il faut du pouvoir et de la foi, et nous n’en avons pas à l’heure actuelle. Ils ne peuvent pas non plus recréer le système de répression de Staline – encore une fois, faute de soutien massif et de foi. Je pense que la vague d’attrait de Staline est déjà passée », a-t-elle déclaré.
Certes. En travaillant sur ce texte, j’ai demandé à mes amis Facebook de m’envoyer leurs connaissances personnelles concernant l’époque stalinienne. En moins d’une heure, j’ai reçu des centaines de récits comprenant des détails effrayants sur les arrestations et les goulags, narrant comment la peur a été instillée et comment des vies et des familles ont été brisées.
Pour le bien de toutes les victimes de Staline et de leurs proches, pour le bien de mon propre grand-père – qui restera à jamais âgé de 40 ans et dont la tombe est inconnue – j’espère que Sherbakova a raison. J’espère sincèrement que la nostalgie d’un « passé glorieux » et le récit concernant ce « gestionnaire efficace » ne pourront pas effacer la vérité.
L’ancienne députée Ksenia Svetlova est journaliste et analyste à l’Institut des politiques et stratégies et à l’Institut Mitvim. Elle contribue régulièrement à Zman Yisrael, au Times of Israël et à Al-Monitor.