LONDRES — Il était, comme l’avait décidé le Foreign Office britannique en 1968, « l’homme idéal » pour devenir ambassadeur en Arabie saoudite. Il avait occupé plusieurs postes au Moyen-Orient, pouvait se prévaloir d’une connaissance fine de la région et parlait couramment l’arabe, ce qui faisait du choix fait par Londres un choix on ne peut plus logique.
Phillips et son épouse avaient fait leurs bagages, la Reine Elizabeth II avait signé les papiers nécessaires et les Saoudiens avaient approuvé cette nomination.
Il y avait un seul problème : Phillips était Juif, et le roi Fayçal n’allait pas tarder à le découvrir. Quand le Jewish Chronicle a titré avec joie sur cette nomination dans ses colonnes, Ryad a décidé de revenir sur sa décision.
Le mois dernier, le gouvernement britannique a fait en sorte de réparer cette injustice historique en donnant le nom de Phillips à une salle de son ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth. Il a été le tout premier Juif ambassadeur de carrière de la Grande-Bretagne.
Petit-fils de réfugiés juifs originaires d’Europe de l’Est, Phillips n’a rien de commun avec les anciens élèves d’Oxbridge, appartenant à la classe moyenne ou supérieure de la population et formés dans des écoles privées, qui constituent, à l’époque, la quasi-totalité des effectifs de la diplomatie britannique.
Il reviendra, plus tard, sur le caractère « extraordinaire » et « traumatisant » de ce rejet par les Saoudiens, qui ne portera pourtant pas préjudice à sa carrière. Après avoir servi en Iran, en Afghanistan, au Yémen, à Bahreïn et même en Arabie saoudite, il sera ambassadeur de la Grande-Bretagne en Indonésie, en Tanzanie et en Turquie.
Phillips s’est éteint il y a de cela presque vingt ans, mais la décision du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth de lui rendre hommage, pour le 75e anniversaire de son entrée dans le corps diplomatique, a été saluée par la communauté juive.
« Les lacunes et maladresses du Ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth envers les Juifs et Israël sont légion, sans parler des cas d’antisémitisme pur et simple », fait remarquer Tom Gross, journaliste britannique, auprès du Times of Israel. « Cet hommage du Foreign Office à Horace Phillips est donc le bienvenu, notamment en ce qui concerne la reconnaissance du traitement injuste et blessant dont il a été l’objet de la part des Saoudiens qui se sont opposés à sa nomination en tant qu’ambassadeur à Ryad en 1968 en raison de sa judéité ».
Le chef du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth et des services diplomatiques britanniques, Sir Philip Barton, a assisté à l’inauguration de la « Phillips Room » aux côtés de Maureen, la fille du regretté Phillips, ainsi que tous les Juifs membres du Foreign Office, rassemblés au sein d’un réseau qui porte le nom de Horace Society.
« La ‘Phillips Room’ est un hommage rendu à l’action exceptionnelle de Sir Horace et à celle – passée, présente et future – des Juifs du Ministère. En lui consacrant cette salle, nous avons enfin l’opportunité de faire connaître son histoire à nos collègues comme aux visiteurs de notre bâtiment de la rue King Charles. Cette histoire est celle des réussites remarquables de Sir Horace, mais elle est aussi l’occasion de reconnaître les difficultés qu’il a dû affronter et que nos collègues juifs affrontent encore aujourd’hui », a dit Barton dans une déclaration à la presse.
La « Phillips Room » accueille une exposition d’œuvres de la Government Art Collection, qui reflètent les origines juives et socio-économiques de Phillips et donnent un aperçu de sa carrière diplomatique, avec une attention toute particulière à ses nominations en Arabie saoudite, en Indonésie et en Turquie, relève le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth dans un communiqué.
Essaie encore
Né en 1917, Phillips dévore les ouvrages « sur ce qu’est alors le lointain Empire et… les exploits des grands explorateurs arabes – [Charles] Doughty, Bertram Thomas » et rêve d’intégrer les services diplomatiques dès l’adolescence. Mais sans diplôme universitaire ni fortune familiale, ses premières tentatives pour entrer dans ce milieu très fermé sont infructueuses. A l’époque, les aspirants diplomates doivent passer une année à l’étranger pour y apprendre une langue sur leurs propres deniers. Cette seule perspective est hors de sa portée.
Les parents de Phillips espéraient que leur fils – qui avait intégré l’une des meilleures écoles publiques de Glasgow – obtiendrait une bourse pour étudier à l’université. Ces espoirs se brisent lorsque le père de Phillips – représentant commercial, vendeur et directeur d’une société financière – décède. Phillips a 18 ans. Avec une mère veuve et sept enfants à charge et sans revenus, le jeune Horace n’a d’autre choix que de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille en grande difficulté. Après avoir passé ses examens, il occupe un poste au sein de l’Inland Revenue, administration chargée de la perception des taxes et droits de douanes. Il est rapidement enrôlé par l’armée, dès le début de la Seconde Guerre mondiale et ce, jusqu’en 1947, peu de temps après la déclaration d’indépendance de l’Inde, autrefois dans l’Empire britannique.
La guerre a eu pour effet d’ébranler – sans toutefois le mettre à bas – le système de classe britannique, jusque-là d’une grande rigidité. Phillips, qui n’a nullement renoncé à son ambition de devenir diplomate, bénéficie des changements qui s’opèrent. Alors que des centaines de milliers de jeunes hommes luttent encore contre les nazis, le gouvernement fait savoir qu’il donnera la priorité aux vétérans dans les services diplomatiques à l’étranger. Les examens d’entrée n’ont pas disparu mais ils sont moins académiques que par le passé.
« D’une certains manière, on peut dire que l’examen se base sur l’expérience acquise à l’université de la vie ou à celle de la guerre », se souviendra Phillips lors d’un entretien-fleuve accordé en 1997 au Churchill College, dans le cadre du programme d’histoire diplomatique britannique de l’université de Cambridge. Sans trop de surprises, Phillips — dont l’aptitude pour les langues étrangères devient évidente lorsqu’il apprend à parler couramment le japonais afin d’interroger les prisonniers de guerre – réussit l’examen et est nommé à Shiraz, en Iran, à la fin de l’année 1947. C’est son tout premier poste diplomatique.
Une évolution en phase avec son temps
Le statut subalterne de Phillips, vice-consul dans cette ville du sud du pays, lui donne tout le loisir nécessaire pour étudier le perse et collecter des informations politiques. Il lui offre également un aperçu précoce du rôle – amoindri – qui sera désormais celui de la Grande-Bretagne dans la région.
« Les membres âgés des tribus venaient dans mon consulat, ile me baisaient la main et me demandaient si je pouvais procurer un siège au Majlis [parlement de Téhéran] pour leur fils ou un proche », racontait-il. « Cela fait partie de cet héritage de temps révolus lorsque les Britanniques avaient de l’influence dans ce pays et qu’ils pouvaient faire de pareilles choses. Ces hommes ne comprenaient pas pourquoi cette influence était amoindrie après-guerre, dans cette post-Inde. Mon rôle était de les apaiser ».
Deux ans plus tard, Phillips est promu à Kaboul, où il doit à la fois garder un œil sur la scène politique et la presse afghane et escorter, de temps à autres, le vieux camion de l’ambassade lors de son déplacement mensuel à Peshawar, au Pakistan, où l’ambassade s’approvisionne, en passant par Khyber pour rallier l’autre côté de la frontière.
Le Foreign Office a parfaitement conscience de ce que la nomination de Juifs britanniques, dans certains pays du Moyen-Orient, peut avoir de sensible, et il réfléchit longuement à la nomination de Phillips en Arabie saoudite au poste de premier secrétaire – le bras droit de l’ambassadeur – en 1953. De son côté, le diplomate est bien décidé à y aller.
« Il me semblait que cela n’avait aucune importance : J’y allais en tant que diplomate britannique et après tout, l’administration comme le Foreign Office ne nous demandaient pas si nous étions catholique, méthodiste, Juif ou autre », se rappelait-il avoir dit à ses supérieurs. Ces derniers lui répondent qu’en effet, la question n’est pas pertinente à leurs yeux mais que cela peut l’être aux yeux des Saoudiens. Phillips se dit alors prêt à prendre le risque et la nomination se déroule comme prévu. A ce moment précis, un conflit territorial entraine des tensions entre les deux pays, et les Saoudiens font en sorte d’empêcher le nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne de prendre son poste, ce qui laisse Phillips à la tête de la mission diplomatique durant plusieurs mois.
L’expérience moyen-orientale de Phillips se consolide avec sa nomination à Aden, l’un des derniers avant-postes de l’empire britannique en 1954, en Iran en qualité de numéro 2 en 1960 puis à Bahreïn en 1964. Il décroche sa toute première ambassade à Jakarta, en 1956.
« Pourquoi l’Indonésie ?… Eh bien, de manière cynique, je dirais que, s’agissant d’un petit archipel de moins de 500 kilomètres km2, situé à plus de 11 000 kilomètres de Londres, le Foreign Office a pensé que je ne pourrais pas y faire de grosses bêtises », avait-il dit, rieur, aux chercheurs du programme du Churchill College.
Un non-incident international
Comme le Foreign Office devait le reconnaître, le travail effectué par Phillips dans ce pays à majorité musulmane – à l’époque en proie à d’intenses troubles politiques avec l’ascension du régime militaire brutal de Suharto – le positionne idéalement pour le poste d’ambassadeur en Arabie saoudite. Mais la volte-face de Fayçal, en apprenant la judéité de Phillips, change tout. Lorsque le gouvernement britannique l’annonce à la Chambre des communes, c’est l’indignation, à tel point que la presse suggère que la Grande-Bretagne rompt ses relations diplomatiques avec les Saoudiens. Phillips, de son côté, opte pour une approche plus flegmatique. « Bien sûr, j’étais d’accord avec le Foreign Office qui disait que tout cela était insensé », commentait-il en 1977. « Il était plus intéressant pour notre pays de préserver ses relations avec l’Arabie saoudite que de me nommer là-bas ».
S’il reste publiquement silencieux, soucieux d’éviter la frénésie des journaux – le Foreign Office envoie Phillips et son épouse en vacances en Grèce durant six semaines – la blessure transparait dans une correspondance privée transmise au bureau chargé de la nécrologie du Daily Telegraph en 1980. « Vous penserez sans doute que c’est présomptueux de ma part d’écrire ceci », disait le courrier. « Mais juste au cas où, quand le moment sera venu, si je mérite un avis de décès, pouvez-vous conserver ce texte que j’ai écrit ? »
Phillips poursuit avec un passage qui sera publié dans sa nécrologie, 24 ans plus tard : « Quand, en mars 1968, le roi Fayçal est revenu sur l’accord donné à ma nomination comme ambassadeur en Arabie saoudite en raison de ma judéité, la presse britannique a écrit que j’étais un ‘ancien juif’ ou un ‘juif non pratiquant’. C’est sans doute lié à des propos officiels soucieux de minimiser l’embarras. En tant que diplomate en service, je n’avais pas de droit de réponse. Mais le fait est que j’ai toujours été un juif pratiquant, et je suis à ce jour membre de la synagogue Garnethill à Glasgow, où j’ai été élevé dans la tradition. Toute déclaration contraire dans une nécrologie causerait une grande douleur à ma famille et à mes amis, et déshonorerait ma mémoire au sein de la communauté juive. »
Comme le suggère cette lettre, l’embarras du Foreign Office est aigu.
« Les membres du Foreign Office pourraient aujourd’hui injustement passer pour des imbéciles, parce qu’ils ne connaissaient pas sa judéité, ou pour des optimistes extravagants, à considérer qu’ils aient un temps sérieusement envisagé de nommer un Juif dans un pays arabe », déclarait un commentateur à l’époque. « Il est très probable qu’ils aient pensé qu’il ne se passerait rien ou que, s’il se passait quelque chose, cela ne prêterait pas à conséquence dans la mesure où Phillips avait déjà servi en Arabie saoudite… sans problème, à un poste très exposé.
Une fois retraité, Phillips a félicité le Foreign Office.
« Il m’a soutenu tout au long de ma carrière et n’a jamais perdu confiance en moi », déclarait-il au programme du Churchill College, citant sa nomination rapide au poste de haut-commissaire en Tanzanie (les ambassadeurs britanniques dans les pays du Commonwealth et leurs représentants à Londres sont appelés haut-commissaires). C’était pourtant une nomination potentiellement délicate : Phillips était le premier homme de Londres à Dar es Salaam depuis que la Tanzanie avait rompu ses relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne en 1965 à l’occasion d’un différend sur la gestion par le Royaume-Uni de la déclaration unilatérale d’indépendance de la Rhodésie.
Phillips a rapidement bâti une relation solide avec le président de l’époque, Julius Nyerere, et habilement désamorcé une querelle, en 1970, sur de fausses rumeurs prétendant que la Grande-Bretagne envisageait de reprendre les ventes d’armes au régime d’apartheid sud-africain qui avait menacé de diviser le Commonwealth.
Trois ans plus tard, Phillips était envoyé en Turquie comme ambassadeur. Il s’est de nouveau retrouvé impliqué dans des affaires internationales complexes, aux prises avec la crise entourant l’invasion de Chypre par la Turquie en 1974 et la division ultérieure (et toujours d’actualité) de l’île. Phillips est resté en Turquie jusqu’en 1977, date à laquelle il a pris sa retraite à l’âge de 60 ans.
Résumant sa carrière pour les chercheurs en 1997, Phillips déclarait simplement : « En véritable juif, je ne peux que penser à la fierté de ma mère. »