Tapissant les couloirs du métro parisien, des affiches de « La plus précieuse des marchandises » semblent paver notre chemin jusqu’à la galerie où Michel Hazanavicius nous a donné rendez-vous pour parler de son film, une semaine avant sa sortie en salles, le 20 novembre.
Adapté du conte éponyme de Jean-Claude Grumberg, paru en 2019, le film était en compétition au dernier Festival de Cannes où il a reçu un très bel accueil.
L’histoire ? Il était une fois, dans la forêt, un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne. Un jour, pauvre bûcheronne recueille un bébé emmailloté dans un tallith [châle de prière]. C’est une petite fille que son père a jetée de l’un des wagons qui traversent leur bois… La pauvre femme décide d’élever le nouveau-né, malgré la colère de son mari bien décidé à se débarrasser de l’enfant issu de la « race maudite »…
Hazanavicius a su conserver l’élégance, la pudeur, l’émotion et la puissance d’évocation du texte de Grumberg, qui a participé à la réécriture de son conte.
Résultat : la petite marchandise nous revient, tout aussi précieuse, dans ce film d’animation qui réalise l’exploit de plonger dans les ténèbres tout en restant solaire.
Et qui nous laisse entrevoir – et espérer – que, dans les pires moments, demeure un fond d’humanité.
The Times of Israël : Les lieux où se déroule ce film sont liés à votre histoire familiale juive d’Europe de l’Est…
Michel Hazanavicius : Oui, d’autant que l’une de mes grands-mères était ukrainienne, d’une ville qui fut tour à tour polonaise, ukrainienne, russe… et qui est aujourd’hui de nouveau en Ukraine.
Et votre lien à Jean-Claude Grumberg ?
Il se trouve que Jean-Claude est le meilleur ami de mes parents. Je le connais depuis que je suis né.
Dans les portraits qu’il lui consacrait, le poète Claude Roy désignait Jean-Claude Grumberg comme « l’auteur tragique le plus drôle de sa génération ». On sait la part de comédie et d’humour (les OSS 117…) de votre filmographie, laquelle a également abordé des thèmes tragiques, comme le génocide du Rwanda (Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance », 2004) ou la guerre de Tchétchénie (The Search, 2014). Est-ce verser dans l’ethnocentrisme que de ramener à la judéité cette faculté de concilier humour et tragique ?
S’agissant de Jean-Claude, c’est un portrait qui lui va bien. Chacune de ses œuvres porte en elle ce mélange. En ce moment, quand vous lui demandez comment il va, il vous répond : « À part le physique et le moral, ça va ! ». Pour ma part, dans mon travail, j’ai davantage eu tendance à séparer la comédie et le tragique. Il y a qui vous êtes et il y a votre production. Dans la vie, je mélange plus. Reste qu’une comédie n’est jamais qu’une tragédie marrante.
Diplômé d’une école d’arts, c’est vous qui avez dessiné les personnages de ce film d’animation. Le thème de la Shoah a-t-il modifié votre trait ?
C’est l’histoire écrite par Jean-Claude Grumberg qui a guidé mes choix, notamment quand il a fallu représenter un convoi de déportés et un camp d’extermination… Comme vous pouvez le voir sur les dessins accrochés autour de nous, mon trait, au crayon à papier, est assez classique. Pour ce film, il m’a fallu adopter une façon de dessiner qui s’adapte non seulement au récit mais aussi à ce que les autres animateurs et dessinateurs allaient pouvoir en faire en animation.
Ce que je dessine n’est pas forcément « animable » directement. J’ai vraiment été très attentif à ce que la représentation des déportés soit au plus près des personnages que j’avais caractérisés.
Dans un entretien accordé au Times of Israel, Jean-Claude Grumberg racontait qu’il avait été choqué par une plaque commémorative sur laquelle figurait le nom de jumeaux déportés à l’âge de 28 jours. Ce sont eux que l’on retrouve dans le film. « Ça m’a rendu fou et pourtant, j’écris sur ce sujet depuis des années » avait-il déclaré. Dans quel état d’esprit étiez-vous quand vous dessiniez vos personnages ?
C’est surtout, comme je le disais, au niveau du convoi des déportés que la question s’est posée. J’ai essayé de lutter contre l’histoire, c’est-à-dire de ne pas trop respecter l’histoire. Je vais vous dire pourquoi : j’ai voulu redonner de la dignité à tous ces gens, alors même que tout était fait, dans la réalité, pour les déshumaniser.
On les emprisonnait dans des camps de transit puis on les transportait, très longtemps, dans des wagons à bestiaux surchargés de telle sorte qu’à leur arrivée, ils n’étaient plus que des loques. Cette mise en scène nazie les livraient prêts à être assassinés. J’ai refusé cette mise en scène et j’ai décidé de faire la mienne, qui montre que c’étaient des êtres humains qu’on transportait et pas des bestiaux. Voilà quel était mon état d’esprit.
En même temps, mon rôle n’était pas d’enjoliver ou de raconter quelque chose qui n’était pas arrivé. Il y avait toujours cet équilibre à trouver : ne pas trahir la vérité mais ne pas subir les événements. Prenons la scène du père, survivant, qui sort du camp : il est impensable, en termes de réalité historique, de croire que quelqu’un ait pu sortir de cette manière, totalement seul, dans un calme olympien, avec une brise agitant les arbres et des oiseaux virevoltants.
Pour autant, parce qu’on est dans un conte, parce qu’on est dans un film d’animation et parce qu’on instaure un pacte avec le spectateur, il me semble qu’on a le droit – c’est même recommandé – de se servir de cet espace de narration un peu plus large que le documentaire ou la fiction traditionnelle pour exprimer autre chose.
En l’occurrence que sans doute, à la sortie des camps, beaucoup se sont sentis tels des fantômes. Et donc, je l’ai fait sortir tel un fantôme. Plus rien n’existe autour de lui, à part du vent dans les feuilles, un nuage, un mur qu’on traverse et un rail qu’on remonte, comme si on remontait le temps. Peut-être vais-je prononcer un gros mot mais c’est une forme de poésie. Pour accepter d’aller vers cela, il faut refuser la mise en scène de l’histoire.
Vous abordez ici la difficulté de dire l’indicible, de montrer l’immontrable…
On ne peut pas montrer ce qui s’est passé. On ne peut même pas le raconter. Ce serait une entreprise absurde que de prétendre raconter les millions de gens qu’on a assassinés. On n’aurait pas assez de cent, de mille vies pour raconter ce qui s’est passé, ce qu’on a perdu et la manière dont cela s’est passé. L’idée n’est donc pas tant de raconter que de suggérer. J’ai pour ma part essayé de rentrer dans le cadre émotionnel créé par Jean-Claude Grumberg.
« On n’aurait pas assez de cent, de mille vies pour raconter ce qui s’est passé, ce qu’on a perdu et la manière dont cela s’est passé. »
Que vous a permis le film d’animation que vous ne vous seriez pas autorisé à faire avec des acteurs ?
C’est justement ce dont je viens de parler. Il ne s’agit pas seulement des acteurs. Dans un film, c’est un vrai train, de vrais rails, de vrais arbres, de vrais oiseaux. La reconstitution du réel vous bloque, vous enferme dans ce réalisme-là, ce qui n’est pas le cas de l’animation qui m’autorise à m’envoler avec un oiseau. Personne ne se demandera comment on a fait cela et où était la caméra. Les dessins permettent l’évocation, la suggestion, une création qui n’existe qu’à l’intérieur du film. Ils n’ont pas de vie autre. La question de la reconstitution ne se pose pas vraiment.
De quelle façon avez-vous travaillé avec Jean-Claude Grumberg ? Qu’avez-vous décidé de conserver, de supprimer ou de modifier ? Par exemple, dans le conte originel, le père pointe un doigt impérieux vers la bûcheronne pour lui montrer l’enfant qu’il vient de jeter du train. Dans le film, la scène, d’une grande puissance, suit la bûcheronne qui entend les pleurs étouffés d’un enfant qu’elle se met à chercher péniblement dans la neige…
Jean-Claude m’a laissé faire le film que j’avais envie de faire. Dès le début, il m’a dit : « Fais ton film, je n’ai pas envie de réécrire l’histoire ». Je le voyais quasiment tous les jours et nous parlions beaucoup. Cela m’a beaucoup aidé. L’écriture du scénario a forcément entraîné des changements. Des passages ont été retirés et remplacés par des scènes et des évènements.
Le film impose que des gestes soient inventés, surtout pour des personnages qui ne sont pas très causants. La littérature a pour elle de pouvoir décrire les choses, le cinéma ne dit rien, il montre. C’est très différent mais j’ai toujours considéré que sur ce film, mon boulot était d’emprunter la voie littéraire tracée par Jean-Claude Grumberg et de l’amener au cinéma.
On pourrait dire que c’est un film de Jean-Claude Grumberg, en ce sens qu’il vient de lui. Ce qui a beaucoup changé par rapport au livre tient à la structure narrative. Dans le livre, deux histoires avancent en parallèle : la dimension du conte et la réalité historique. Dans le film, la réalité vient progressivement dans l’histoire, jusqu’à prendre finalement la place du conte.
On découvre la catastrophe à travers les yeux des personnages du conte. La première incursion dans la réalité – un convoi de déportés – arrive au moment où le bûcheron du conte, totalement fictionnel et assimilé au début à un ogre, prend conscience que la petite fille juive recueillie par sa femme est un être humain, qu’elle a un cœur, des parents et qu’il y a des êtres humains dans le train… Dans l’imaginaire de ce personnage de fiction surgit la réalité historique. C’est à travers ses yeux que la réalité est montrée.
Pétri de stéréotypes, le bûcheron apparaît en effet d’abord comme un ogre qui rejette l’enfant de la « race maudite », avant de changer radicalement d’attitude et de s’opposer à la confrérie des bûcherons. Expérimente-t-il, à sa façon, le penser contre soi et le libre arbitre ?
Vous savez, tous les contes sont philosophiques. La bûcheronne a fait dès le début le bon choix de protéger l’enfant, mais elle met cela sur le compte des dieux. Pour elle, il y a un dieu du soleil, un dieu de la forêt, un dieu du train… et c’est de ce dernier qu’elle a reçu un cadeau. Là où l’on comprend qu’elle aussi fait l’expérience du libre-arbitre, c’est à la fin, quand elle perd le deuxième homme qui a aidé cette petite, qu’elle commence à prier et qu’elle s’arrête, au milieu de sa prière et dit : « A quoi bon ? Ce n’est pas vous, en fait ». Elle abandonne alors les dieux et rend hommage aux hommes qui ont aidé la petite fille.
Des Justes, tel l’homme à la gueule cassée dont la chèvre nourrit l’enfant ?
Oui, ce sont des Justes. Et à travers eux, la femme expérimente elle aussi le libre-arbitre et le choix. L’homme et la femme racontent, par des biais différents, le libre-arbitre.
« Vous voulez savoir si c’est une histoire vraie ? Bien sûr que non, pas du tout. Il n’y eut pas de trains de marchandises traversant les continents en guerre afin de livrer d’urgence leurs marchandises… ». La conclusion est portée par une succession d’affirmations faussement ingénues. Jean-Claude Grumberg souligne que le conte, intemporel et universel, est vrai. Est-ce ce que vous dites en affirmant que « le dessin réinvente le vrai » ?
Il me semble qu’en général les films d’animation sont des évocations, une réinvention du réel totalement transcendée, souvent pour raconter une vérité philosophique, morale ou historique. Un film d’animation est un spectacle qui exprime une forme de vérité.
La voix de Jean-Louis Trintignant, le narrateur du film – qui fut son dernier -, s’est-elle imposée comme une évidence ?
Oui, avec aujourd’hui, une dimension un peu fantomatique car elle semble venir d’outre-tombe.
Jean-Louis Trintignant a tout de suite accepté, et j’ai eu un grand bonheur à travailler avec lui.
Ce texte a été écrit par un homme âgé, et il est dit par un homme âgé, qui plus est la plus belle voix du cinéma français et un grand acteur.
L’actualité nous contraint à être rattrapés par la tribune que vous avez signée en août dernier dans Le Monde. Vous écriviez en substance vous sentir de plus en plus assigné à votre judéité, comme si vous étiez sommé de réagir en tant que Juif avant tout. Vous ajoutiez avoir le sentiment que les Juifs sont « les ennemis les plus cool à détester ». Vous vous êtes récemment exprimé sur l’origine de cette tribune et sur le titre que vous lui aviez choisi, censuré par Le Monde…
Censuré, peut-être pas. Disons qu’il n’est pas sorti. J’ai eu en effet soudain l’impression que nous étions les méchants et j’avais cette blague qui était : « Moi, Moshé méchant ». C’est une blague très française et…très juive aussi. Cette idée que les Juifs sont les ennemis les plus cool à détester vient du sentiment que, très longtemps, l’antisémitisme a été quelque chose de crapoteux et d’un peu dégueulasse et que personne ne s’y frottait vraiment, le laissant être l’apanage de certains.
Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on peut s’en approcher, l’effleurer, avec la conviction d’être dans le camp du bien et de l’humanisme. C’est cela qui a changé.
Vous souligniez également une passion obsessionnelle pour le conflit au Moyen-Orient et une indifférence abyssale aux autres tragédies. Cette polarisation n’est-elle pas, selon vous, tout simplement le visage de l’antisémitisme ?
Je crois que beaucoup de gens ont un rapport émotionnel sincère vis-à-vis du conflit au Proche-Orient. Il serait absurde de traiter d’antisémites tous ceux qui sont sensibles à ce qui s’y passe.
En revanche, je pense qu’il y a effectivement des gens qui spéculent sur cette émotion légitime, qui la mettent en avant et qui l’instrumentalisent. Je trouve, honnêtement, qu’il serait étrange qu’un gamin de 16 ans ne soit pas sensible à la situation des Palestiniens. Notre humanité se niche aussi dans ces émotions-là. Il ne s’agit pas de tenir pour antisémites des gens qui sont sensibles à cette situation.
Reste qu’il y a un effet de loupe qui ne peut que nous questionner. Mais il faut regarder au cas par cas. Je n’ai aucune vision globale des choses mais il y a, dans la manière dont est raconté ou vécu ce conflit en France, des gens qui sont très très sincères et d’autres qui sont très très manipulateurs et qui vont tout le temps dans le même sens.
Je crois, pour ma part, qu’on peut être quand même pro-israélien et pro-palestinien. Je fais très attention à ne pas jeter l’anathème de l’antisémitisme à tort et à travers.
« L’Histoire ne peut pas grand chose, elle n’est en tous cas jamais un rempart » déclarait Philippe Collin, auteur du Barman du Ritz, au Times of Israël. Espérez-vous que votre film, très bien reçu dans tous les festivals et les différentes rencontres, apporte une pierre au rempart contre l’antisémitisme ?
Je suis assez pessimiste sur le rôle des films en particulier.
Je pense que l’accumulation des films et des œuvres peut créer une sorte d’ensemble de valeurs agissant comme un liant de la société mais c’est une goutte d’eau dans un océan. Je n’ai pas de prétention de cet ordre-là.
Des projections sont-elles prévues en Israël ?
Oui, un festival est prévu à Haïfa en janvier prochain.
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La plus précieuse des marchandises, film en salles le 20 novembre
La plus précieuse des marchandises avec les dessins de Michel Hazanavicius, 132 p, Seuil, 21,50 €
Dessins préparatoires de M. Hazanavicius exposés et en vente jusqu’au 20 décembre à la galerie Cinéma.