JTA — Le conte était peut-être trop touchant pour être vrai : cette histoire de magasin de bagels casher appartenant à un Américain d’origine arabe qui s’était fait aimer des membres de la communauté juive locale.
Au cœur de ce conte, l’amitié qui s’était tissée entre Nick Sammoudi et les Juifs de la Main Line de Philadelphie pendant plusieurs décennies. Employé de longue date devenu propriétaire de la New York Bagel Bakery, située à proximité de plusieurs synagogues, Sammoudi, un ressortissant jordanien d’origine palestinienne, était devenu un visage familier pour les habitants juifs de la banlieue de Lower Merion et de ses environs. Il était le traiteur attitré des petits-déjeuners de Yom Kippour ou des déjeuners du samedi après-midi. Les adolescents juifs de la communauté travaillaient dans son magasin.
Alors que les relations tissées entre les Juifs et les établissements culturels du pays s’étaient rompues après le pogrom commis par les hommes armés du Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre 2023, l’amitié entre Sammoudi et ses voisins juifs avait tenu bon – jusqu’à ce que tout s’écroule.
Aujourd’hui, des Juifs locaux demandent l’annulation de la certification casher du magasin de bagels, accusant Sammoudi de s’être réjoui du meurtre d’Israéliens et de mener une « double vie ». Une pétition en ce sens a recueilli plus de 2 000 signatures en un peu plus d’une semaine. Certains habitants boycottent déjà le commerce qu’ils fréquentaient pourtant depuis de nombreuses années.
Et après s’être limitée aux différentes tribunes de la région pendant des mois, la controverse a dorénavant éclaté au grand jour au sein de la communauté juive nationale – se propageant à travers WhatsApp et les groupes Facebook pro-Israël, où l’indignation s’est étendue bien au-delà de la Main Line.
« C’est horrible », s’exclame un membre de la communauté locale qui, comme plusieurs autres personnes interviewées par la JTA au sujet de Sammoudi, demande à conserver l’anonymat. « J’ai l’impression que quelqu’un en qui je croyais vraiment a trahi ma confiance. Je n’ai pas osé en parler à qui que ce soit : comment est-ce que j’aurais pu détruire cette personne qui m’était si chère ? »

Sammoudi insiste sur le fait qu’il ne déteste pas les Juifs et qu’il a vendu son magasin de bagels plusieurs mois avant le début de la controverse. Il affirme qu’aucune synagogue n’a encore boycotté le commerce et qu’il a encore des alliés dans la communauté, notamment Keystone-K, l’agence de certification casher de Pennsylvanie, qui a rejeté les appels en faveur du retrait de la certification de son établissement.
Mais il y a une chose que Sammoudi partage avec ses détracteurs : un sentiment de trahison. Après avoir nourri la communauté juive pendant plus de 20 ans, certaines personnes dont il se sentait proche ont cessé de répondre à ses appels.
« C’est triste, très triste, c’est décevant. J’ai perdu tous ces gens que je considérais comme des amis », confie-t-il au cours d’un entretien. « Au cours des 27 dernières années, je les ai servis, je les ai aidés, j’ai fait des choses pour eux. C’est vraiment triste ».
Comme un si grand nombre d’autres controverses, tout a commencé sur Facebook.
Le 6 octobre 2024, à la veille du premier anniversaire de l’attaque sanglante du Hamas, un membre de la communauté locale avait parcouru Facebook et il avait remarqué que l’algorithme lui recommandait un profil dont le nom était arabe. Ce membre de la communauté et le profil arabe avaient un ami en commun : Nick Sammoudi, le fabricant de bagels que lui-même connaissait depuis sa plus tendre enfance.
Il était allé sur le profil – et il avait été amené à croire que ce dernier appartenait également à Sammoudi. La page était au nom de Nasser Irsen – Sammoudi explique qu’il s’agit de ses deux prénoms – et au moins une photo publiée en 2017 était identique à un cliché figurant sur la page Facebook du commerçant. Une autre photo, datant de deux ans plus tôt, le montrait en train de poser avec les employés de New York Bagel, vêtus de tee-shirts jaunes et bleus assortis.
Depuis le 7 octobre 2023, de nombreux messages publiés sur la page avaient changé d’orientation, montrant les destructions à Gaza et des enfants en souffrance. Selon le membre de la communauté et d’autres Juifs locaux, certains messages condamnaient Israël ou saluaient le pogrom commis par le Hamas.

Ainsi, au lendemain du massacre, un message citait le Coran – un chapitre consacré aux anciens Israélites qui, selon le texte, étaient devenus arrogants.
« Lorsque le premier des deux avertissements se réalisera, nous enverrons contre vous quelques-uns de nos serviteurs de grande puissance qui ravageront vos maisons », disait la citation. « Ce sera un avertissement qui se réalisera ».
Au-dessus de la citation, l’homme avait écrit : « La vérité de Dieu est grande ».
D’autres posts condamnaient les dirigeants palestiniens qui coopéraient avec les Israéliens. Une publication affirmait que les soldats israéliens étaient dépourvus de toutes valeurs morales. Au-dessus des photos de responsables palestiniens qui prenaient la pose à côté d’Israéliens, il avait écrit : « Connais ton ennemi ».
Alarmé, ce membre de la communauté avait rencontré un petit groupe de personnes appartenant à la communauté orthodoxe locale pour discuter des messages. Il avait contacté Keystone-K, dont un représentant était présent lors de cette réunion. L’agence contrôle fréquemment le magasin pour s’assurer qu’il respecte les pratiques alimentaires casher.
Scott Friedman, membre d’une synagogue orthodoxe locale qui avait participé à la rencontre, avait passé des heures à lire les messages Facebook en arabe ainsi que les commentaires qui suivaient, tous automatiquement traduits. Il avait ensuite indiqué qu’il avait transmis les messages à un ami qui travaillait pour le FBI, qui les avait à son tour envoyés à un arabophone pour confirmation. Il voulait être certain de ce qu’il voyait avant d’entreprendre quoi que ce soit, dit-il.
« Je ne dis pas que vous devez rester là à dire que vous aimez les Juifs, mais vous n’avez pas à poster qu’ils devraient être tués ou expulsés d’Israël. »
« Je ne dis pas que vous devez rester là à dire que vous aimez les Juifs, mais vous n’avez pas à poster qu’ils devraient être tués ou expulsés d’Israël », explique Friedman. « Et si c’est le cas, pas besoin d’être propriétaire d’un magasin de bagels casher… Quand c’est aussi flagrant, on ne peut pas se permettre de se dire que de tels contenus sont peut-être acceptables ».
Des discussions qui avaient eu lieu en pleine période des grandes fêtes juives, à l’automne. La première réunion s’était tenue quelques jours avant Yom Kippour et, peu après, le rabbin Yonah Gross, haut responsable de Keystone-K, avait rencontré Sammoudi pour évoquer les messages.
Gross a refusé tout commentaire sur l’affaire auprès de la JTA, diffusant toutefois une déclaration en date du 8 novembre, après la réunion, qui établissait que l’agence « a connaissance des informations qui ont récemment fait surface concernant la page Facebook d’un employé de New York Bagels ». Une déclaration qui ne mentionnait pas le nom de Sammoudi et qui n’entrait pas dans le détail des inquiétudes nourries à son sujet.
« Le dossier a fait l’objet d’une enquête approfondie et de nombreux organismes en charge de l’application de la loi, ainsi que des professionnels ayant une expertise variée dans ce domaine, ont été consultés », a précisé le communiqué transmis par Gross. « New York Bagels conservera sa certification casher (Pas Yisroel) sous le contrôle de Keystone-K ».
À ce stade, les personnes préoccupées par les posts de Sammoudi avaient décidé de faire part de leurs inquiétudes dans les forums communautaires juifs. Parmi elles, un homme avait conçu un document PDF qui présentait des captures d’écran de certains des messages traduits et il avait commencé à le faire circuler. Intitulé « Nick et le Hamas », ce document estimait que les posts écrits étaient « troublants et horribles » et il affirmait qu’ils s’apparentaient à « une glorification écœurante du meurtre de Juifs ».
S’exprimant auprès de la JTA cette semaine, Sammoudi reconnaît que le profil Facebook en arabe lui appartient bien et qu’il l’utilise pour communiquer avec des amis au Moyen-Orient – un Moyen-Orient qu’il a quitté en 1990. En ce qui concerne les messages, il déclare à plusieurs reprises que la majorité d’entre eux ont été écrits par ses soins, ajoutant toutefois que son compte a été piraté et qu’il n’est pas l’auteur de certaines publications apparaissant sous son nom.
Il déclare qu’il ne se souvient pas exactement de la publication mise en ligne le 8 octobre 2023.
Il note également qu’il a vendu son commerce, sans toutefois citer le nom du nouveau propriétaire, ni raconter comment il l’a rencontré. Il ajoute venir encore, de temps en temps, au sein de son établissement pour donner des conseils au nouveau gérant.
« Je sais où je me trouve, dans un magasin de bagels installé au beau milieu de la communauté juive – et je ne suis pas stupide au point d’écrire des choses comme ça sur mon compte Facebook. Si je voulais écrire ce genre de choses, je verrouillerais ma page pour que personne ne puisse y aller », s’exclame-t-il en évoquant son compte sur Facebook.
Au mois d’octobre 2024 – à peu près au moment où il avait rencontré Gross – il avait toutefois déjà pris l’initiative de répondre publiquement aux accusations sur son profil anglophone.
« Je n’ai pas de commentaire à faire pour le moment », avait-il écrit en date du 16 octobre. « Tout ce que vous avez pu entendre n’est que mensonge et calomnie ».
Il avait écrit un autre message dans la même journée : « Quel triste moment que celui où cette relation qui a duré 26 ans s’est terminée ». Deux semaines plus tard, il avait déploré « des rumeurs infondées qui remettent en question la loyauté de nos magasins [sic]. Nous sommes installés ici depuis 26 ans et notre patriotisme est acquis à l’Amérique à 100 % et à nos amis juifs à 100% ».
Moins de deux semaines plus tard, le 10 novembre, il avait publié une explication plus longue, désavouant les messages et affirmant qu’il ne soutenait pas le pogrom du 7 octobre.
« Je voudrais établir de manière très claire que je ne soutiens pas le terrorisme et que je ne soutiens pas le meurtre de civils innocents. Je fais partie des deux communautés et je souffre de voir des vies innocentes prises en otage », avait-il indiqué.
« Je reconnais et j’assume l’entière responsabilité de mes publications passées sur Facebook, mais je tiens à préciser que toutes les publications qui circulent ne sont pas de moi, que toutes les traductions ne sont pas correctes et que je ne soutiens pas tous les posts qui circulent au sein de notre communauté », avait-il ajouté.
C’est ce que Sammoudi répète à la JTA, disant qu’il est à la fois un critique du gouvernement israélien, un critique du Hamas, de l’Autorité palestinienne et de ceux qui ne souhaitent qu’un seul État sur le territoire qui englobe aujourd’hui Israël et les Palestiniens.

Il souligne qu’il n’a pas voulu que la politique fasse son entrée dans son magasin – ce qui a exclu certaines initiatives, telles que l’accrochage d’un drapeau israélien ou d’affiches à l’effigie des otages détenus à Gaza.
« J’ai condamné sans réserve le 7 octobre, je l’ai dit à tout le monde parce que je savais ce qui allait se passer », indique-t-il. « Je savais que ça allait se retourner contre les civils et les innocents de Gaza. Et c’est ce qui s’est passé depuis le 7 octobre ».
Pendant des mois, la situation a paru s’apaiser. L’établissement a conservé sa certification et la communication la plus importante, de la part des responsables communautaires juifs, est restée celle de Keystone-K.
L’affaire a récemment refait son apparition sur les forums en ligne – mais les responsables juifs de Lower Merion semblent toujours vouloir éviter de discuter du sujet. Cinq rabbins locaux ont refusé de réagir auprès de la JTA, ne répondant notamment pas à nos demandes de commentaires.
Les leaders communautaires qui acceptent de s’exprimer sous couvert d’anonymat déclarent que la controverse les place dans une position difficile, les obligeant à répondre aux craintes et aux préoccupations légitimes des membres de la communauté qui peuvent réagir à des publications sur Facebook qu’ils ne comprennent peut-être pas pleinement.
« Nous évoluons dans un monde où on a l’impression que si on dit quelque chose de mal, une foule en colère va débarquer sur le seuil de la porte que ce soit d’un côté ou de l’autre – et la situation est devenue inconfortable et intenable », explique l’un d’entre eux. « Ce qui signifie qu’il faut trouver le positionnement moral parfait concernant le magasin de bagels du coin de la rue ».

Un autre, qui a reçu les appels de dizaines de membres de la communauté au sujet de la controverse, souligne que les organisations juives s’opposent depuis longtemps au mouvement de boycott d’Israël – ce qui rend le lancement d’un boycott dans leur propre arrière-cour quelque peu délicat.
« Je suis également conscient du fait que, pour la communauté juive, lancer une campagne de boycott à notre époque pourrait avoir des conséquences collatérales que ce soit aujourd’hui ou à l’avenir », dit-il. « Ce qui n’enlève rien à la colère, à la peur et à l’inquiétude, des sentiments qui sont très justifiés de ce moment. Je me demande si c’est la manière la plus productive de répondre à ce problème ».
Ceux qui se sont chargés de faire connaître au public les posts en arabe qui ont été publiés sur Facebook, pour leur part, ne ressentent aucune inhibition de ce type. Ils axent désormais leur campagne sur l’agence de certification casher et sur les responsables communautaires qui, selon eux, font preuve de désinvolture à l’encontre d’un risque réel pour leur communauté.
La pétition qui a été mise en ligne – et qui a été lancée le 10 mars – a été rédigée par Sylvan Garfunkel, un habitant de la région qui n’avait pas eu connaissance de la controverse avant le mois de février. Elle accuse Keystone-K « d’avoir blanchi les faits de manière flagrante et malhonnête ».
« Cette décision n’est pas seulement inexplicable mais elle est également une profonde trahison de la sécurité et de la confiance de notre communauté », est-il écrit dans la pétition lorsqu’elle évoque le maintien de la certification de New York Bagel. « Nous avions là, sur le seuil de notre porte, l’occasion la plus facile de joindre l’acte à la parole et de montrer au monde que tous ceux qui font le choix de se réjouir des meurtres, des viols, des mutilations et du kidnapping de Juifs ne sauraient être acceptés par notre communauté ».
La pétition demande le retrait de la certification casher et des informations plus claires sur les posts publiés par Sammoudi.
« Nous avons été choqués », commente Garfunkel auprès de la JTA. « C’est quelqu’un qui fait partie de la communauté juive depuis si longtemps, en qui on a confiance et qui vit apparemment dans le mensonge. Ce qui nous a encore plus choqués, c’est le fait que notre communauté n’a pas réagi de façon forte à cette affaire ».
Keystone-K n’a pas répondu à la pétition. Mais si cette dernière visait à élargir le débat, elle est en train d’atteindre son objectif.
Son texte s’est répandu dans les groupes de discussion WhatsApp – un canal de communication populaire parmi les Israéliens et les juifs orthodoxes. Lundi soir, il a été posté sur le groupe Facebook Great Kosher Restaurant Foodies, un forum de discussion et de débat consacré à la cuisine casher qui compte plus de 120 000 membres.
« Des choses troublantes viennent de Philly…. Le propriétaire du restaurant casher NY Kosher Bagels, à Philadelphie, entretient des liens avec des antisionistes et des antisémites », a écrit l’administrateur du groupe, Elan Kornblum. « C’est la raison pour laquelle, dans l’intérêt de la communauté et à la demande des habitants, je partage cette information ».
De très nombreux commentaires ont suivi – discutant des messages, avec une interrogation : la certification casher d’un commerce peut-elle être retirée en raison des opinions partagées par un restaurateur, aussi dérangeantes soient-elles ?…
Kornblum a fini par fermer les commentaires sur le billet.
Friedman, comme d’autres, n’est pas certain que le judaïsme permette de retirer une certification en raison d’opinions exprimées – mais il ajoute qu’il reste méfiant face à la possibilité d’être trompé.
« Comment peut-il être logique de continuer à donner une certification à quelqu’un qui n’a pas été digne de confiance, à quelqu’un n’a pas été honnête, à quelqu’un qui avait une double identité qu’il a soigneusement dissimulée ? », se demande-t-il. « Nous avons appris à maintes reprises que ce n’est pas parce qu’on pense savoir qui est réellement quelqu’un que c’est bien le cas. »
Sammoudi ressent – paradoxalement – la même chose. Il dînait, à Shabbat, chez ses clients – comment peuvent-ils dorénavant ne plus lui faire confiance ?
« Ils devraient le savoir », dit-il. « Ils savent parfaitement qui je suis ».
Une affaire qui devrait bientôt perdre de l’importance. Il explique qu’une fois qu’il aura réglé un problème de santé, il prévoit de quitter non seulement la boutique de bagels, mais aussi les États-Unis. Il retournera en Jordanie.
En attendant, il continue à interagir avec les Juifs locaux – dans un groupe privé sur Facebook qui est destiné aux membres de la communauté juive de Lower Merion. Le 11 mars, selon une capture d’écran qui a été partagée avec la JTA, un membre du groupe a posté un message qui semblait approuver la pétition de Garfunkel mais qui s’interrogeait également à son sujet.
Un message qui a entraîné au moins 16 réactions. Notamment de Sammoudi, qui l’a « liké ».