Anna Winger ne s’excuse pas d’avoir pris des libertés avec l’histoire pour sa nouvelle mini-série Netflix, « Transatlantic », consacrée à Varian Fry et au Comité de secours d’urgence.
Mise en ligne le 7 avril dernier, la série a fait l’objet de critiques mitigées, dues au parti pris de Winger de raconter l’histoire de Fry, jeune journaliste américain qui a sauvé 2 000 personnes recherchées par les nazis. Parmi eux se trouvaient 200 des plus grands artistes et intellectuels européens, parmi lesquels Marc Chagall, Hannah Arendt, Marcel Duchamp et Max Ernst.
« J’ai fait une série pour Netflix. Ce n’est pas un documentaire », déclare d’emblée Winger au Times of Israel lors d’une récente interview.
Elle dit que l’héroïsme dont ont fait preuve Fry et sa petite équipe, composée d’expatriés américains, de réfugiés européens et de Français sympathisants dans une ville de Marseille contrôlée par Vichy, en 1940-1941, mérite d’être connu du grand public. Quitte, pour cela, à brouiller, embellir, omettre ou éluder certains faits historiques.
Sans formation préalable ni soutien officiel de la part du Département d’État américain ni du consulat américain à Marseille, Fry et son équipe aident les personnes qui figurent sur la liste des personnes les plus recherchées par la Gestapo à s’échapper en leur obtenant des visas ou en les faisant passer clandestinement par des routes secrètes à travers les Pyrénées.
Toutefois, les fins connaisseurs de Varian Fry craignent que les téléspectateurs prennent les choses au pied de la lettre et gardent de lui une image idéalisée.
Sheila Isenberg, auteure de « A Hero of Our Own: The Story of Varian Fry » (à paraître en français, en mai, sous le titre « Varian Fry: L’homme qui sauva la vie de Marc Chagall, Max Ernst, André Breton et deux mille autres personnes »), confie ses craintes au Times of Israel, et notamment la présentation de l’héritière américaine Mary Jayne Gold comme partenaire essentielle de Fry.
« Des deux femmes impliquées, Miriam Davenport a été beaucoup plus importante pour cette opération. Mary Jayne a subventionné l’opération, mais elle était surtout occupée par sa liaison passionnée avec un homme connu sous le nom de Killer [le résistant français Raymond Couraud] », dit-elle.
Isenberg est également contrariée que les Français Danny Benedite et Jean Gemahling aient été complètement passés sous silence. Ils étaient pourtant les bras droits de Fry, dont ils ont repris la mission après l’expulsion de Fry par les autorités françaises, en septembre 1941.
Le Times of Israel a pu lire la lettre d’un comité représentant la famille de la sœur de Benedite, Elizabeth Benedite Davidson, adressée au co-PDG de Netflix, Ted Sarandos, regrettant cette omission et d’autres inexactitudes. Cette lettre indique que le « détecteur de conneries » du comité s’est souvent déclenché à la vue de la série.
La question la plus sensible pour Isenberg est la représentation que donne Winger de Fry, et de sa prétendue relation homosexuelle, à Marseille. Isenberg est catégorique sur ce point : Fry, qui a été marié deux fois, n’était pas gay.
Winger assure que Fry aimait les hommes, et que cela ressort clairement de ses archives, conservées à l’Université Columbia de New York.
« Le fait qu’il ait aimé les hommes n’est pas une question. Certaines personnes ont du mal avec cette idée », assure-t-elle.
Pierre Sauvage, documentariste et fondateur de l’Institut Varian Fry, a partagé un courriel envoyé à Winger, en août 2020, au moment où elle écrivait « Transatlantic ».
« [Fry] n’aurait jamais laissé une liaison le distraire de sa mission, à laquelle il était dévoué corps et âme. Tout film ou série qui suggère le contraire porte atteinte à la mémoire d’un grand homme, grand dans ces circonstances particulières », a écrit Sauvage, également inquiet de la manière dont les autres personnages sont représentés dans la série.
« On ne peut pas diffamer les morts en toute impunité. Mais il y a là aussi des questions morales. Peut-on décemment prendre de vraies personnes et les représenter d’une manière qui les ferait se retourner dans leurs tombes ? », questionne-t-il.
Sauvage s’inquiète non seulement de la négation de la Shoah, mais aussi de ce qu’il appelle la « distorsion de la Shoah ».
« En banalisant de véritables histoires, par mille inventions ou ajouts, on rend toute cette période vulnérable à des récits semblables. C’est le risque », lance-t-il, en guise d’avertissement.
Winger dit au Times of Israel souhaiter que la série donne envie aux téléspectateurs d’aller sur Google pour se renseigner sur le fonctionnement du Comité de secours d’urgence (et de son bureau de Marseille appelé Centre Américain de Secours).
Ce qui suit est la retranscription d’une conversation entre le Times of Israel et Winger, au cours de laquelle elle évoque le travail de réalisation de « Transatlantic » et défend ses choix créatifs.
Times of Israel : Connaissiez-vous l’histoire de Varian Fry avant de commencer ce projet ?
Anna Winger : Je connaissais cette histoire depuis longtemps. C’est l’une des nombreuses histoires qui illustrent les mille et une manières dont les gens ont fui l’Europe à ce moment-là. Là où j’ai grandi, il y avait tellement de personnes concernées par cette forme d’immigration, en particulier au sein du milieu universitaire, des intellectuels et des artistes. Ceux qui sont parvenus à s’enfuir grâce à Varian Fry ont eu une grande influence sur l’univers dans lequel j’ai grandi, aux États-Unis. Mon père connaissait quelques-unes des personnes qui ont pris part au Comité de secours d’urgence.
Qui connaissait-il et comment les avait-il rencontrés ?
L’économiste Albert Hirschman était l’un d’entre eux. Il enseignait à Harvard, où mon père enseignait. Avant cela, à l’Université de Chicago, mon père avait manifesté contre la guerre du Vietnam, et Lisa Fittko était dans son groupe de manifestants.
Qu’est-ce qui vous a poussée à faire de l’histoire de Varian Fry et du Comité de secours d’urgence une série Netflix ?
Je vis à Berlin depuis 20 ans et, évidemment, on m’a demandé d’écrire de nombreux projets sur la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, j’ai toujours fait en sorte d’éluder la question. Je sentais que je n’avais pas envie d’écrire sur les camps de concentration ou les nazis qui marchaient sur Unter den Linden. Mais en 2015, lorsqu’un million de réfugiés syriens sont arrivés en Allemagne, et que mes proches ont contribué à la réinstallation de certains d’entre eux, j’ai réfléchi au cycle de l’histoire et commencé à faire des recherches sur Varian Fry et ce Comité de secours d’urgence qui a exfiltré des réfugiés d’Europe. Mon père et moi avons lu beaucoup de choses à ce sujet. Il s’est embarqué avec moi dans cette aventure.
A-t-il été facile ou difficile de trouver des éléments sur Fry et sa mission ?
Vous savez, ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que tous ceux qui l’ont vécue étaient des écrivains ou des artistes, il y a des tonnes de choses à ce sujet. Ces gens ont écrit des nouvelles, des pièces de théâtre, des romans, des mémoires et des biographies. Il y a de la fiction et du matériel non romanesque. Pourtant, d’une certaine manière, c’est un peu comme si l’histoire la plus intéressante n’avait jamais été racontée.
Une fois que vous avez commencé à faire des recherches, comment vous êtes-vous personnellement connectée à cette histoire ?
Je suis une artiste juive qui vit à Berlin. Pour moi, l’idée d’exil, d’appartenance à une liste noire ou de bannissement me parle. Les gens s’imaginent que je suis venue à cela parce que je suis Américaine, mais je crois plutôt que mon chemin est lié à l’Allemagne.
Alors, comment répondez-vous à la critique selon laquelle vous avez pris trop de libertés avec cette histoire, que vous l’avez trop romancée ?
C’est en effet très, très romancé. Cette histoire s’inspire déjà d’un roman, à une certaine distance de ce qui s’est réellement passé. Ce n’est en rien une leçon d’histoire.
Et qu’en est-il de l’omission de certains personnages, pourtant clés dans l’opération de sauvetage, et la valorisation d’autres, beaucoup moins importants ?
Il y avait tellement de gens impliqués dans cette histoire que j’ai dû en éliminer quelques-uns. Je n’avais tout simplement pas assez de place. J’ai dû retirer des personnages impliqués dans le Comité de secours d’urgence. J’ai aussi dû choisir parmi les réfugiés parce qu’il y avait tellement de réfugiés célèbres concernés. On pourrait faire un biopic entier sur chacun d’eux. Il y avait beaucoup trop d’éléments.
Et pour ce qui est de la valorisation de certains personnages au détriment d’autres, pour être honnête, c’est une bonne question et j’aimerais avoir une réponse plus argumentée. Je sais juste que nous avons eu le sentiment qu’il ne pourrait pas y avoir deux femmes américaines, ce qui explique que nous nous soyons concentrés sur Mary Jayne Gold, et non sur Miriam Davenport.
Evidemment, l’histoire se lit à travers le filtre de ce que l’on aime. J’ai fait énormément de recherches sur cette agence de femmes, sur la façon dont les services de renseignement britanniques ont, pour la première fois de l’histoire, fait appel à des espionnes et sur ces femmes qui allaient en prison aider les prisonniers de guerre à sortir. Nous avons consolidé les éléments et donné à Mary Jayne beaucoup de « corps » et d’importance dans cette histoire, ce qui est bien je trouve. J’aime voir les femmes s’épanouir.
Et qu’en est-il des personnages que vous avez entièrement inventés, comme le personnage qu’interprète l’acteur israélien Amit Rahav, Thomas Lovegrove ? C’est un Juif originaire de Palestine mandataire qui travaille pour les services de renseignement britanniques tout en essayant d’établir des cellules de résistance.
J’écris dans les zones grises. Je crois que j’ai l’idée de ce sioniste de la première heure, qui aidait les gens à venir en Terre d’Israël, et s’est retrouvé coincé en Europe, à travailler pour les Britanniques. En la matière, j’ai absolument tout inventé.
Alexa Karolinski, qui a co-écrit et co-produit « Unorthodox » avec vous, joue le rôle d’Hannah Arendt. Je ne savais pas qu’Alexa était actrice.
Elle ne l’est pas. Elle l’a fait pour moi. Elle a été formidable. Je voulais une femme juive pour jouer Hannah Arendt et je voulais quelqu’un d’allemand, et il n’y avait pas beaucoup d’options. Le truc avec Hannah Arendt, c’est que tout le monde la représente vieille, en raison des films sortis après le procès d’Eichmann. Mais le fait est qu’elle n’avait que 34 ans au moment de son sauvetage par le Comité de secours d’urgence, alors j’ai cherché quelqu’un capable d’être Hannah Arendt encore jeune. Alexa a été capable de rendre à l’écran cette force intérieure et cette intelligence, autoritaire et très spéciale. On sent déjà qu’elle va faire de grandes choses.