Selon la sagesse populaire, pour apprendre à réellement connaître un endroit, il faut échanger avec ceux qui y vivent.
C’est le postulat adopté par l’auteur Ethan Michaeli pour son nouveau livre : Twelve Tribes: Promise and Peril in the New Israel, qui emporte le lecteur bien au-delà des gros titres des journaux d’information en les faisant entrer dans les foyers et sur les lieux de travail des Juifs et des Arabes qui habitent en Israël et en Cisjordanie.
Par le biais d’interviews avec des Israéliens et avec des Palestiniens de tous les milieux, aux modes de vie différents, Michaeli donne la parole aux résidents des deux côtés de la Ligne verte et les laisse s’exprimer eux-mêmes – pour obtenir un reflet au plus juste de leurs existences, à distance du miroir parfois trompeur des réseaux sociaux et des médias.
Au cours d’un appel vidéo accordé au Times of Israel depuis Chicago, où il habite, Michaeli explique avoir voulu écrire son ouvrage pour dissiper les récits inexacts utilisés à des fins politiqueS ou de propagande, en particulier en ce qui concerne le lien historique qui unit les Juifs et la Terre d’Israël. Il ajoute avoir été particulièrement frustré par les initiatives prises, ces dernières années, par divers milieux – et parfois nouveaux – qui ont pu viser à ôter toute légitimité à l’existence de l’État juif en Terre sainte.
Twelve Tribes n’est pas le premier livre en son genre. Depuis des décennies, d’autres écrivains américains entretenant des liens professionnels ou personnels avec Israël ont produit des ouvrages à destination d’un lectorat non-israélien en général – et des Américains plus particulièrement – qui ont, eux aussi, ouvert une fenêtre directe et sans filtres sur les complexités de la vie quotidienne au sein de l’État juif.
Le livre de Michaeli s’inscrit dans la tradition de, entre autres, Arab and Jew: Wounded Spirits in a Promised LandNew York Times et lauréat du prix Pulitzer pour cet ouvrage ; ou encore de The Israelis: Ordinary People in an Extraordinary Land, de Donna Rosenthal, un livre populaire paru en 2003.

Avec Twelve Tribes, Michaeli revient en 2021, capturant un instantané de terrain actuel d’Israël 73 ans après la naissance de l’État et 54 ans après le début de la présence israélienne en Cisjordanie.
« Il fallait un regard réactualisé parce que les choses ont changé en Israël, aux États-Unis et dans le monde juif. La relation entre l’Amérique et Israël n’est plus ce qu’elle était dans le passé, » déclare Michaeli.
Il présente au lecteur une vision de ce qui est survenu dans les secteurs variés de la société israélienne. Il lui laisse, il est vrai, un arrière-goût d’amertume lorsqu’il est amené à réaliser qu’après tant de temps passé, peu de progrès – voire aucun – n’a eu lieu dans la résolution du conflit géopolitique historique qui plane sur la vie quotidienne des Israéliens et des Palestiniens.
Comme structure pour son livre, l’auteur a choisi d’utiliser les douze tribus bibliques. Il montre par le biais de ses interviews qu’au sein de l’État juif, le tribalisme n’est pas une métaphore et qu’il n’est pas non plus un vestige du passé ; que même à l’ère du numérique, les peuples qui vivent sur cette terre antique se divisent en lignées religieuses, ethniques, nationales et familiales durcies – d’une manière qui peut être difficile à imaginer pour des Américains.

Mais la leçon ultime qu’enseignent le livre et ses nombreux entretiens et illustrations, c’est que les frontières qui séparent les tribus d’Israël sont, d’une certaine manière, beaucoup plus perméables qu’il est possible de prime abord de le supposer.
« J’ai évoqué ces tribus de tous les types, qui se défient les unes les autres, qui empruntent les unes aux autres, et qui forment des alliances improbables au cours d’un processus dynamique et parfois violent qui entraîne des résultats largement imprévisibles », écrit Michaeli dans son épilogue, qu’il a réécrit en partie avant que l’ouvrage ne parte à l’impression pour y évoquer le conflit qui a opposé, au mois de mai 2021, Israël et le groupe terroriste du Hamas à Gaza, ainsi que la formation, le mois suivant, d’un gouvernement de coalition diversifié – le tout premier gouvernement à ne pas être dirigé par Benjamin Netanyahu depuis 12 ans et le gouvernement le plus hétérogène de toute l’Histoire d’Israël.
« Alors qu’il est banal, chez les commentateurs, de se focaliser sur les points de tension entre Israéliens laïcs ou religieux, ou entre Juifs mizrahim [d’origine moyen-orientale] et Juifs ashkenazim [européens], j’ai aussi tenté de souligner combien ces frontières entre eux sont véritablement poreuses, et comment les interactions entre les tribus peuvent entraîner des résultats qui peuvent souvent être aussi doux qu’ils peuvent être amers, qu’il s’agisse de cette composition de mélanges uniques qui émerge du pays ou des rabbins haredim [ultra-Orthodoxes] qui tentent de guider leurs communautés à travers les réalités changeantes de la vie contemporaine », écrit Michaeli.
Né de parents israéliens – lui-même a la nationalité américaine – qui étaient partis vivre aux États-Unis avant sa naissance, Michaeli a un avantage : celui d’aborder le sujet en adoptant un point de vue de l’intérieur, mais aussi en tant qu’étranger. D’un côté, il a des proches en Israël, il s’est rendu dans le pays à de nombreuses reprises et il parle hébreu. De l’autre, il a vécu toute sa vie aux États-Unis.

« J’ai utilisé mon américanité pour utiliser une neutralité ouverte en m’adressant aux gens. J’ai pu ainsi affirmer mon ignorance et poser des questions de manière impartiale, sans agenda partisan », raconte-t-il.
Michaeli est un ancien journaliste et il enseigne la politique publique à l’université de Chicago. Il est aussi conseiller en communications au sein de l’Institut Goldin, un forum qui rassemble des responsables de terrain du monde entier et qui soutient leurs initiatives de changement au sein de leurs communautés.
Twelve Tribes est le résultat de quatre voyages effectués en Israël par Michaeli, qui est âgé de 53 ans : en août 2014 (il est arrivé vers la fin de l’opération Bordure protectrice dans la bande de Gaza) ; aux mois de juillet et août 2017 ; aux mois de janvier et février 2018 et aux mois de juillet-août 2018. Le livre est écrit sous une forme rappelant un carnet de voyage dans lequel Michaeli emporte ses lecteurs au gré de ses déplacements, de lieu en lieu, d’échange en échange.
Avec l’aide de son frère aîné Gabi, avocat spécialiste de l’immobilier qui a vécu presque toute sa vie en Israël, et d’autres parents et amis, Michaeli est entré en communication avec les gens et il a traversé le pays pour les interroger. Certaines conversations – avec les chauffeurs de taxi ou avec des passants croisés au hasard – ont été spontanées.

Au cours d’un voyage, il a emmené des collègues de l’Institut Goldin. Pour un autre, il est venu accompagné de son ami, le professeur Nathaniel Deutsch, spécialiste d’études juives à l’université de Californie de Santa Cruz. Son jeune fils s’est joint à lui lors d’un troisième.
« Presque tous ceux que j’ai pu approcher étaient très ouverts et n’avaient aucun problème à l’idée de me parler. J’ai envie de dire qu’ils ont fait preuve de courage », s’exclame Michaeli.

Michaeli couvre tout le spectre de la société juive israélienne – Juifs laïcs ou nationalistes-religieux en passant par les Haredim. Il s’entretient avec des habitants d’implantation de Cisjordanie, avec des résidents de Kibboutz de la première heure, avec des survivants de la Shoah (dont sa mère, revenue des États-Unis pour vivre en Israël) et avec des membres de la communauté des Hébreux noirs. Il présente aussi au lecteur des Israéliens dont des étrangers ne sont pas forcément familiers, comme les immigrants originaires d’Éthiopie et d’Inde, et les Juifs mizrahis qui viennent de pays moyen-orientaux et maghrébins variés où ils avaient vécu pendant des siècles avant d’être persécutés ou expulsés au lendemain de la fondation d’Israël.
« Cette idée que les Juifs n’appartenaient pas à Israël ou au Moyen-Orient doit être dissipée. La plus grande partie de la population juive en Israël est constituée de Juifs qui étaient dans la région avant l’islam. Les Juifs mizrahis sont dominants dans la culture et dans la politique du pays. Les Américains ignorent cela et il est important de comprendre cette réalité pour les relations qu’entretiennent les Américains avec Israël, comme pour les liens tissés entre Juifs américains et israéliens », explique Michaeli.
Twelve Tribes donne aussi la parole à une grande variété de Palestiniens, qui vivent en Israël ou en Cisjordanie. Parmi eux, un jeune avocat qui travaille pour le gouvernement à Jérusalem ; une famille bédouine qui habite à Tuba-Zangariye, une ville du nord du pays ; un activiste bédouin du Negev, qui se bat pour les droits sociaux ; un entrepreneur palestinien de Ramallah et un activiste de Hébron qui prône la désobéissance civile contre la présence israélienne en Cisjordanie.
Les entretiens entre l’auteur et ces interlocuteurs mettent en exergue les anciens défis de longue date que la société israélienne a dû relever, mais aussi de nouveaux – avec notamment l’arrivée d’environ 28 000 demandeurs d’asile (en provenance principalement de l’Érythrée et du Soudan), le coût de la vie élevé, les prix de l’immobilier qui flambent et le scandale entraîné par la fraude aux options binaires qui a entaché l’écosystème technologique florissant du pays (Michaeli évoque le scandale dans un chapitre où il interviewe Simona Weinglass, journaliste d’investigation au Times of Israel, qui avait couvert cette fraude à grande échelle et dont le travail avait débouché sur l’adoption d’une loi à la Knesset).

A plusieurs reprises dans Twelve Tribes, Michaeli retourne au cimetière Nahlat Yitzhak, dans le quartier de Givatayim de Tel Aviv, à proximité des domiciles de sa mère et de son frère. Il se rend sur la tombe du Second Rabbin Shtefanisher, un rabbin hassidique du nom d’Avrohom Mattisyohu Friedman, qui était mort en Roumanie en 1933. Cette tombe est devenue un site de pèlerinage pour les Juifs comme pour les chrétiens. Les communautés hassidiques roumaines du monde entier ont fait en sorte que sa dépouille puisse être ré-inhumée en Israël en 1968.

Michaeli s’est initialement rendu lors d’une hilula populaire (un pèlerinage festif organisé à la date-anniversaire de la mort) en hommage au rabbin Shtefanisher et il est retourné à plusieurs reprises, lors de ses voyages, sur sa tombe.
L’auteur ne parvient pas à expliquer sa fascination pour le rabbin et la raison pour laquelle il a été amené à retourner à de multiples occasions sur sa tombe.
« Je ne suis pas pratiquant au niveau religieux mais j’ai ressenti une forme de lien avec cet endroit, une forme d’enracinement », dit-il.
Michaeli ajoute ne pas avoir été le seul à retrouver une ouverture nouvelle à la spiritualité – même si cela n’a été que d’un point de vue intellectuel.
« J’ai vraiment remarqué que les nouvelles générations de Juifs israéliens sont plus ouvertes à l’idée d’explorer leur religion, de l’exprimer », note-t-il, sans pour autant s’aventurer à émettre des hypothèses sur la manière dont ce regain de foi pourrait affecter Israël politiquement et culturellement.
Michaeli dit espérer que Twelve Tribes pourra informer et aider les Américains de toutes origines à mieux comprendre ce qui se passe en Israël. Il estime que ces derniers savent finalement peu de choses sur les Israéliens, au-delà des gros titres de l’actualité.
« Les Israéliens de toutes les origines et de tous les milieux doivent s’exprimer sur leur réalité et les Américains doivent écouter ce qu’ils ont à dire », indique-t-il.