Pendant l’été 2005, Israël avait mis fin à son contrôle de Gaza. Dans un contexte de douloureuse discorde nationale, l’armée israélienne avait démantelé les 21 implantations établies là-bas par l’État juif, évacué les 8 000 résidents environ – certains avaient cherché à résister à cette éviction – avant de retirer toutes ses forces en les ramenant sur les lignes d’avant 1967.
Israël n’avait plus revendiqué l’enclave que l’État juif avait capturée à l’Égypte pendant la guerre de 1967. On ne le saura jamais de manière certaine – mais ce n’est pas déraisonnable de le suggérer : si Gaza, après 2005, n’avait pas posé de menace à Israël et si, en particulier la bande avait été ouverte à la coexistence avec Israël, les gouvernements israéliens conséquents auraient-ils pu sérieusement envisager de se retirer de manière unilatérale de certains pans de la Cisjordanie – voire d’une grande partie du territoire ?
Presque 20 ans plus tard, alors que le Hamas se préparait aux yeux de tous à envahir Israël, le leadership politique et militaire a choisi de se dire qu’une attaque semblable ne pouvait pas arriver.
Israël avait horriblement souffert de la série d’attentats-suicides du Hamas pendant la Seconde Intifada ; Israël avait appris, à un prix ô combien terrible, que le Hamas cherchait à tuer des Juifs partout où il le pouvait et qu’il était déterminé à détruire le pays. Israël avait vu le Hamas écarter la faction laïque du Fatah, au sein de l’Autorité palestinienne, se saisissant du pouvoir à Gaza en l’espace de quelques jours, en 2007. L’État juif avait connu toute une série de conflits avec une bande de Gaza placée sous l’autorité du Hamas, subissant d’innombrables attaques à la roquette indiscriminées. Il avait vu le Hamas établir une armée à part entière, forte de 24 bataillons ; il l’avait vu publier des plans opérationnels visant à envahir Israël – à se saisir de bases militaires et de communautés, à massacrer et enlever des civils – et il l’avait vu former des forces de commando pour mener à bien cette mission. Et pourtant, la hiérarchie militaire et politique a refusé de croire l’évidence béante, pourtant sous ses yeux.
Israël, après tout, avait quitté Gaza en 2005. Et sous-jacent à cet échec catastrophique, incompréhensible à anticiper, à prévenir ou à se préparer de manière efficace à faire face aux 3 000 hommes armés du Hamas qui ont franchi la frontière aux premières heures de la matinée du 7 octobre, il y a eu le désir conscient et inconscient de ne pas devoir y retourner.
Indépendamment de ce que les Israéliens, le monde arabe et la communauté internationale font de la tactique que l’armée israélienne a employée depuis le 7 octobre ; indépendamment du fait de savoir si l’armée israélienne a trouvé le bon équilibre dans la mission presque impossible de détruire les capacités militaires du Hamas et d’éliminer le plus grand nombre possible de ses 25 000 hommes armés – nombreux sont ces terroristes à se battre en vêtements civils – tout en minimisant au maximum les atteintes essuyées par les soldats et par les Gazaouis ; indépendamment de tout cela, le contexte tout entier de cette guerre, un contexte qui s’étale sur des années et qui a culminé avec les horreurs insupportables subies par Israël en date du 7 octobre, souligne la raison pour laquelle le chef d’état-major Herzi Halevi a dit de manière répétée : C’est une « guerre justifiée ». Ce que le ministre de la Défense Yoav Gallant a aussi appelé à plusieurs reprises « une guerre de non-choix ».
Les presque 20 années de contexte, entre Israël et Gaza, mettent l’accent sur les raisons expliquant pourquoi cette guerre a une telle résonance chez tous les Israéliens ou presque. C’est une guerre contre un régime terroriste qui a commis un massacre sans précédent ici, et qui a pleinement l’intention de nous éradiquer. C’est aussi une guerre contre le gouvernement terroriste d’une enclave dont Israël, non seulement n’attendait plus rien, mais ne voulait plus rien attendre – au point que les dirigeants politiques et militaires ne se sont simplement pas autorisés à reconnaître que l’idée qu’Israël pouvait vraiment se séparer de Gaza était un vœu pieux et ce, jusqu’au moment où il a été trop tard.
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Le leadership de l’armée et des autres instances sécuritaires qui ont fermé les yeux face à la catastrophe imminente ont rapidement assumé la responsabilité de leurs échecs, ils ont établi clairement que leurs responsables partiraient une fois que la guerre serait terminée et ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour détruire le Hamas et pour rendre un semblant de sentiment de sécurité aux Israéliens.
Le contraste entre ces comportements et les actions des dirigeants israéliens devient plus net chaque jour.
La conférence de presse qui a été donnée, mardi soir, par le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le ministre de la Défense Gallant et le ministre du cabinet de guerre, Benny Gantz, n’a été que le dernier exercice d’une désunion anticipée.
Gallant et Gantz parviennent à peine à poser le regard sur Netanyahu. Ce qui peut ne pas être particulièrement surprenant. Le Premier ministre avait limogé temporairement son ministre de la Défense au mois de mars, ce dernier ayant eu l’audace d’avertir ouvertement la coalition que son projet de refonte radicale du système judiciaire israélien entraînait des fractures sociétales qui pénétraient dans les rangs de l’armée, encourageant les ennemis de l’État juif. Et il avait renié un accord, en 2021, qui aurait hissé Gantz sur le fauteuil de Premier ministre.
Mais leur langage corporel ne raconte pas seulement l’histoire des amertumes du passé, elle raconte aussi les désaccords du présent. Parmi les sources de friction, Gallant voulait s’attaquer au Hezbollah au début de la guerre plutôt que de soutenir une stratégie de réponse au tac au tac sur la frontière nord, avec le poids de la dissuasion militaire américaine. Gantz, de son côté, a publiquement défié mardi soir Netanyahu, lui demandant de mettre, une bonne fois pour toutes, les demandes de financement de ses alliés, dans sa coalition d’extrême-droite, à l’écart de manière à pouvoir consacrer toutes les ressources budgétaires disponibles à l’effort de guerre.
En ce qui concerne Netanyahu, il n’a jamais davantage fait éhontément avancer sa propre cause personnelle avec des affirmations et des priorités qui sont finalement très contradictoires avec l’humeur et les sentiments nationaux. Il continue à faire l’éloge de ses compétences apparemment uniques s’agissant de prendre en charge les sphères militaires et diplomatiques alors que la nature même de sa coalition anti-arabe sape la légitimité du recours d’Israël à la force dans le monde entier. Il continue ses altercations publiques avec les États-Unis sur la vision de Gaza après-guerre, insistant de manière répétée sur le fait que l’AP ne pourra assumer aucun rôle sous sa forme actuelle, alors même que les Américains n’ont jamais suggéré qu’elle serait en mesure de le faire en l’état, et sans proposer d’alternatives viables à long-terme. Il a même laissé penser, dans une réponse à la question d’un journaliste qui l’interrogeait, mardi, sur une possible démission, que partir, pour lui, serait obéir à la volonté du Hamas, tant il est important qu’il soit à la barre du pays en ce moment de guerre. Vouloir le départ de Netanyahu, selon le narratif de ce dernier, ne serait pas patriotique et s’apparenterait à s’aligner sur nos ennemis.
Danny Elgarat, dont le frère Itzik est l’une des 138 personnes encore retenues en captivité par le Hamas dans la bande de Gaza, est sorti de la rencontre avec le cabinet de guerre, une rencontre accordée tardivement et qui a eu lieu mardi après-midi, réunissant les otages libérés et leurs familles, en racontant avec amertume que « avec les ministres, on a le sentiment que tout n’est que politique – le nombre qui compte pour eux, c’est 61, ce n’est pas 137 » – 61 étant le nombre de sièges permettant d’avoir la majorité à la Knesset. Comme il l’a également fait lors de la conférence de presse, Netanyahu « a commencé à parler de Hanoukka, de lumière et de miracle », a ajouté Elgarat, « lorsque nous voulions des réponses. Les familles sont au bord de l’effondrement ».
« J’ai quitté la réunion avec le sentiment de ne pas être en sécurité », a-t-il poursuivi – en contraste, a-t-il noté, avec le sentiment qu’il avait éprouvé en écoutant Halevi faire une déclaration, dans l’après-midi de mardi. Le chef d’état-major, a-t-il estimé, a parlé avec son cœur, honnêtement, « expliquant directement ce qui est en train d’arriver ». Halevi et les chefs militaires, selon Elgarat, « se sentent coupables et ils tentent de réparer leur faute ».
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Netanyahu a fait savoir, mardi soir, que l’armée israélienne avait éliminé « environ la moitié » des commandants des bataillons du Hamas. Tsahal a dit à peu près la même chose, et Halevi et ses autres hauts-responsables militaires le disent avec conviction : l’offensive terrestre est hautement efficace.
Le porte-parole de l’armée, Daniel Hagari, a déclaré pour sa part dans la soirée de mardi : « Nous prouvons actuellement que nos forces encerclent le centre de Khan Younès tout en respectant le droit international (…). Nous montrons au monde que nous pouvons le faire, simultanément à nos initiatives prises en matière d’humanitaire. Ce qui nous permettra de gérer les combats, le temps passant. » Parce que, a-t-il souligné, « pour un groupe terroriste qui utilise les civils comme boucliers humains et qui se cache dans des souterrains, nous avons besoin de temps ».
Au vu des incertitudes qui pèsent à la fois sur le calendrier et sur la définition même de ce que « détruire le Hamas » signifie, il semble que l’armée considère que l’opération terrestre intensive en cours pourrait encore durer au moins un mois ou deux.
Après cela, Tsahal ne réduira pas drastiquement son déploiement à Gaza – le faire serait autoriser le Hamas à se regrouper et à reprendre les combats là où l’armée pense par ailleurs avoir pris un large contrôle. Mais les militaires tenteront de changer la nature des hostilités en espérant en arriver au stade où ils ne devront plus s’attaquer qu’à des « poches de résistance, » hors du cadre d’une guerre totale, ce qui pourrait aussi potentiellement réduire les dangers pour les civils.
Une nouvelle trêve avec Gaza n’est pas considérée comme probable dans les prochaines semaines. Israël a des informations partielles sur la localisation des otages mais tout en répétant – de manière crédible – que le pays livre tous les efforts envisageables pour rapatrier les captifs, personne, au sein de l’armée, ne fait de promesses grandioses sur des opérations de sauvetage. Lors de la rencontre mouvementée du cabinet, mardi, Gallant a semblé indiquer que même un accord « tous contre tous » – le rapatriement de tous les otages détenus à Gaza contre la libérations de tous les prisonniers palestiniens incarcérés au sein de l’État juif pour atteinte à la sécurité nationale – ne saurait satisfaire aux demandes du chef du groupe terroriste, Yahya Sinwar.
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Dans un entretien accordé au site internet Kikar Hashabat qui a été publié mardi, le leader du parti Shas, Aryeh Deri, qui siège au cabinet de guerre sous le statut d’observateur, a fait savoir que le Hamas avait en réalité des plans plus ambitieux, le 7 octobre, que les monstruosités qui ont été effectivement commises par les hommes armés.
« Nous savons maintenant des choses que nous ignorions auparavant », a-t-il dit, ajoutant que depuis le lancement de l’incursion terrestre, « l’armée israélienne est entrée dans les postes de commandement du Hamas où elle a saisi énormément de matériels. Nous voyons maintenant, en noir et blanc, ce qu’était son plan pour Simhat Torah — pour de nombreux Simhat Torahs, Dieu nous en préserve. Le grand plan était complètement différent ».
Deri a ajouté que l’Iran et le Hezbollah étaient furieux contre Sinwar, parce qu’il ne les avait pas avertis de la date du massacre. « Tentez d’imaginer ce qui serait arrivé si dans le nord, en Judée Samarie, dans ces villes… » Deri s’est ensuite interrompu, réalisant qu’il était peut-être sur le point d’en dire trop, reprenant après une pause : « C’était leur plan d’origine ». Il n’a rien ajouté.
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Il y a eu beaucoup de débat, ces dernières années, sur une transformation de Tsahal, « l’armée du peuple », basée sur la conscription militaire, en armée professionnelle.
Au point où en sont les choses, une grande partie d’Israël est intimement engagée dans la défense militaire du pays. Ce sont tous nos proches, nos collègues, nos amis, nos voisins qui sont sur la ligne de front – à Gaza, sur la frontière nord ou ailleurs – ou/et qui sont rappelés pour en remplacer d’autres au combats.
Nous sommes une nation qui retient son souffle.
Mener cette guerre avec « une armée professionnelle » l’aurait sans doute rendue perdue d’avance.
Faire une guerre qui ne serait pas largement considérée comme légitime avec notre « armée du peuple » serait impossible.