Après le décès de mes parents, j’ai commencé à m’attarder sur les nombreuses photographies datant de l’époque où ils étaient réfugiés en Allemagne, après la Shoah. Des photos qui, selon moi, sont curieuses : Les familles de mon père et de ma mère avaient été assassinées en Pologne par les Allemands, l’avenir était sombre, incertain et pourtant, ils ont l’air heureux, détendus. Sur ces clichés, je les vois rire, poser en maillot de bain ou boire une bière dans un café.
Avec d’autres descendants de survivants, j’ai tenté de déterminer ce qu’il s’était passé au cours de cette période que n’évoquaient que rarement nos parents respectifs.
Entre 1946 et 1949, environ 250 000 survivants s’étaient réfugiés dans l’Allemagne occupée alors par les Américains. Fuyant l’antisémitisme et le communisme, ils espéraient que les camps de personnes déplacées (DP) qui avaient été établis par l’armée américaine pourraient servir de porte d’entrée qui leur permettrait d’accéder à l’Etat juif naissant ou à l’Occident.
Mais parce que les Britanniques avaient bloqué leur entrée dans les territoires qui devaient devenir Israël et parce que les Etats-Unis, le Canada et d’autres pays refusaient de les accueillir, une longue période d’attente avait suivi. Soutenus par les organisations humanitaires juives américaines qui fournissaient produits alimentaires et vêtements, les camps de personnes déplacées devaient engendrer et connaître un énorme baby-boom.
Sept décennies plus tard, ces « bébés » sont devenus adultes et ils tentent dorénavant de créer des liens les uns avec les autres à travers des groupes Facebook ou des réunions – même si la majorité d’entre eux se sont déjà sans doute préalablement rencontrés, il y a bien longtemps, à l’occasion d’une promenade en landau.

Une chose qu’un grand nombre d’entre nous possédons en commun, assez étrangement, ce sont les multiples photographies héritées de nos parents qui ont été prises dans les camps de personnes déplacés – leurs récits du génocide ayant eu tendance à toujours mettre dans l’ombre les souvenirs de la période qui avait suivi.
Au cours des dernières années, les enfants des Juifs qui avaient vécu dans les camps de personnes déplacées de Bad Reichenhall, de Feldafing, d’Eichstatt, de Foehrenwald, de St. Ottilien et autres villes de Bavière ont pu se rencontrer en Allemagne ou via internet pour rassembler des photos qui sont autant de pièces ajoutées au puzzle qui permettra de reconstituer ce qu’a été la vie à ce moment très précis de l’Histoire.
Ils avaient enfin l’opportunité de passer du bon temps et bon sang, ils étaient bien décidés à le faire
Un grand nombre de ces clichés qui se trouvent aujourd’hui entre les mains des descendants expriment la même atmosphère d’insouciance que celle que je peux deviner sur mes propres photos. Lors d’une rencontre à St. Ottilien, un participant a même raconté que ses parents disaient souvent que cette période avait été la plus belle de toute leur vie.

« Ils étaient jeunes et ils avaient dorénavant un endroit où ils pouvaient rester en sécurité », commente Burt Rochelson, un médecin américain dont le père avait séjourné à St. Ottilien en compagnie d’un groupe de Juifs lituaniens qui avaient pu s’échapper d’un train pris pour cible lors d’un bombardement. « Ils ne se sont pas appesantis sur le passé. Ils étaient des êtres humains. Ils avaient enfin l’opportunité de passer du bon temps et bon sang, ils étaient bien décidés à le faire ».
Ce désir de ne pas regarder en arrière, Abe Mazliach se rappelle que son père l’exprimait souvent quand il se souvenait des années passées au camp de Feldafing.
« Quand mon père est parti pour Feldafing, un officier de l’armée américaine lui avait dit d’essayer d’oublier le passé et de commencer une nouvelle vie », dit Mazliach. « Et c’est précisément ce qu’il a fait à Feldafing et c’est ce qui explique aussi pourquoi tant de moments heureux apparaissent sur ces photos ».
Mazliach, expert en informatique américain, note que l’un des aspects les plus agréables et excitants de ce partage de photographies a été de découvrir ses parents sur des clichés apportés par d’autres.
« Des années après son décès, j’ai soudainement vu mon père sur la photo d’un groupe de musique à Feldafing aux côtés d’autres survivants grecs de Thessalonique », s’exclame-t-il.

De nombreuses photos rappellent les multiples mariages et naissances qui ont eu lieu dans les camps de personnes déplacées. Et en effet, sur l’un des quelques clichés que m’avaient montré mes parents, je me souviens qu’ils apparaissaient, tous les deux, tenant avec fierté dans leurs bras ma sœur, Dina, qui venait de voir le jour.
Et pourtant, ce sont les angoisses associées à ces moments de bonheur qui auront laissé leur plus forte empreinte dans les souvenirs racontés des années plus tard.

« Dans presque toutes les histoires consacrées à des mariages survenus dans les camps de personnes déplacées, il y avait toujours quelqu’un pour se rappeler du triste moment où les mariés réalisaient que leur père ou leur mère n’était pas là pour partager ce moment de bonheur », dit Atina Grossmann, une historienne qui note qu’il peut avoir été embarrassant pour les survivants de réévoquer cette période ultérieurement.
C’était une terre gorgée de sang, mais c’était une terre vaincue
« Cette période a été ambivalente pour eux. Ils pouvaient sauter dans un lac et nager dans ces paysages si paradoxalement beaux de l’Allemagne. C’était une terre gorgée de sang, mais c’était une terre vaincue », dit-elle.
Grossmann fait une distinction entre le type de photographies qui apparaît dans les archives publiques et les photos privées que les survivants ont pris d’eux-mêmes. Elle explique que les premières citées – ce sont celles qui sont le plus souvent utilisées pour enseigner l’histoire de l’époque des camps de déplacées – étaient habituellement prises par des organisations effectuant des collectes de fonds, comme la JDC (American Jewish Joint Development Committee).

« La JDC voulait montrer des Juifs survivants travaillant dur dans des ateliers de mécanique automobile ou de couture, ou en train d’apprendre l’agriculture. Elle ne voulait pas de jeunes couples en train de flirter dans les montagnes », dit Grossman.
Elle suppose que les photos telles que celles de mes parents avaient pour vocation de faire office de souvenir – même si elles pouvaient avoir un autre dessein. « Ils peuvent avoir tenté de transmettre un message à leurs parents éloignés, celui qu’ils étaient jeunes, forts, qu’ils n’avaient pas été traumatisés – même s’ils l’étaient », dit Grossman.
Dans le cas de mes parents, les photos avaient été transmises à des proches qui, à Toronto et à New York, s’efforçaient d’organiser leur immigration au Canada et aux Etats-Unis.
Les lettres accompagnant les clichés qui avaient été envoyés par mon père établissaient clairement que ni lui, ni ma mère ne désiraient être considérés comme des fardeaux. Le nombre de fois où cette volonté est exprimée dans les courriers m’avait amené à croire que ces proches avaient eu besoin d’en être convaincus.

« Il aurait été peut-être plus facile pour les Juifs d’Amérique du nord de donner de l’argent plutôt que d’accueillir les survivants chez eux », suggère l’historien Tom Segev quand je lui demande si la communauté juive nord-américaine a pu partager l’attitude négative adoptée à l’égard des survivants par les responsables du pré-Etat d’Israël – une attitude sur laquelle il a abondamment écrit.
« Les responsables de l’Agence juive – à commencer par [David] Ben-Gurion – avaient peur de ce que pouvaient être les survivants. Ils avaient des soupçons sur la manière dont ils étaient parvenus à survivre », explique Segev, qui note dans son livre Le septième million qu’un envoyé qui s’était rendu dans les camps de personnes déplacées avait affirmé que l’arrivée des survivants transformerait l’Etat juif en « grand asile de fous ».
« De nombreuses personnes ne souhaitaient pas vivre dans des immeubles avec des gens qui arboraient sur le bras le numéro tatoué dans un camp de concentration, tout simplement », ajoute Segev.
De nombreuses personnes ne souhaitaient pas vivre dans des immeubles avec des gens qui arboraient sur le bras le numéro tatoué dans un camp de concentration, tout simplement
Indépendamment des sentiments qu’avaient pu nourrir les responsables d’Israël pré-Etat, souligne Segev, la politique mise en place le jour de l’Indépendance du pays avait été très claire. « A dater du 15 mai 1948, Israël est devenu le seul pays sur terre souhaitant accepter tous les survivants indépendamment de leur situation », affirme Segev.
J’ai continué à essayer de comprendre la raison pour laquelle ces périodes passées dans les camps de personnes déplacées étaient souvent négligées lors d’un voyage en Allemagne, lorsque j’ai visité les endroits où mes parents avaient vécu, à Bad Reichenhall. Et j’ai rapidement découvert que les personnes déplacées juives n’étaient pas les seules à n’évoquer que rarement cette époque très particulière.
« Il y a eu des moments difficiles où nous éprouvions de la reconnaissance quand un soldat américain nous offrait une banane », s’est souvenu un homme âgé, lors de mon séjour, rencontré dans un cimetière militaire allemand. Vêtu du costume bavarois traditionnel, une plume glissée dans son chapeau, il a souligné que contrairement aux réfugiés juifs, personne ne donnait de quoi manger aux Allemands à une période où la nourriture était rare.

Comme le souligne Grossman dans son livre Jews, Germans and Allies, les seuls emplois mis à la disposition de nombreux Allemands impliquaient de travailler dans les camps de personnes déplacées où les tâches étaient souvent ingrates. Et je ne peux pas personnellement ne pas remarquer une formidable ironie de l’histoire là-dedans : Quelques années seulement après le qualificatif de « vermine » qui avait été attribué aux Juifs par les dirigeants allemands, de nombreux Allemands s’étaient retrouvés à faire des lessives de Juifs et à nettoyer leurs toilettes.
Malgré la honte peut-être ressentie par de nombreux Allemands pendant cette période, certains de leurs descendants ont depuis considéré qu’il était important de réfléchir à ce qu’il s’était passé à ce moment-là. Et au mois de mai dernier, la ville de Feldafing a organisé une cérémonie de commémoration de la fondation du camp, il y a 75 ans.
« Cela a été difficile d’obtenir le soutien des locaux, parce que les gens sont très réticents à d’idée d’évoquer cette période. Mais nous avons finalement réussi », a expliqué Claudia Sack, une sculpteuse allemande dont le père avait été employé au camp et qui, aux côtés du maire actuel, a aidé à programmer cet événement. « Malheureusement, nous avons été dans l’obligation d’annuler la cérémonie – qui devait aussi accueillir une délégation faite de personnes qui avaient été déplacées à Feldafing et qui avaient accepté de venir depuis l’étranger – pour cause de pandémie de coronavirus ».

Enfin, une autre raison pour laquelle le phénomène des personnes déplacées est souvent passé en arrière-plan semble avoir été liée au fait que le monde n’a commencé à s’intéresser que tardivement aux survivants, qui avaient alors déjà beaucoup avancé dans leurs existences respectives.
Pendant les années 1950 et 1960, les survivants qui évoquaient leurs expériences ne trouvaient habituellement une oreille attentive qu’au sein de la famille ou dans des cercles juifs limités. Cela avait d’ailleurs été très certainement le cas de mes propres parents et de leurs amis survivants au Canada, où ils avaient vécu après y avoir immigré en 1949.
Le tournant devait être la série américaine « Holocaust », en 1970, ainsi que le film « Shoah » réalisé par Claude Lanzmann, dans les années 1980 – ainsi que, bien sûr, « la Liste de Schindler » de Steven Spielberg – qui devaient placer la Shoah au centre de l’intérêt mondial. Cette sensibilisation au génocide juif devait connaître son apogée en 2005, lorsque les Nations unies avaient institué une Journée internationale de commémoration de la Shoah. Et cela avait été seulement à ce moment-là, soit des décennies après la Shoah, que les écoles avaient commencé à chercher des survivants pour intervenir devant les élèves et que les communautés avaient commencé à ériger des mémoriaux et des musées de la Shoah dans le monde entier.

Ensuite, lorsqu’était arrivée cette reconnaissance des survivants, les gens avaient voulu les entendre raconter leurs histoires de la Shoah. Les questions portant sur la période passée dans les camps de personnes déplacées avaient été rares et elles ne correspondaient guère aux attentes en termes de narratif sur le génocide.
Et alors que je regarde encore une fois aujourd’hui les photos – même après toutes les explications obtenues et les hypothèses soulevées – la réalité de ce qu’ont été réellement ces jours continue, d’une certaine manière, à m’échapper. Et pourtant, comme l’a souligné Mazliach, « maintenant que nos parents ne sont plus là pour nous raconter leurs histoires, c’est notre génération qui a aujourd’hui la responsabilité de transmettre tout ce qu’elle pourra ».