Imaginons : vous rencontrez une opportunité commerciale en or. Une chance d’acheter de la matière première, à 50 % de son prix, pour votre modeste ligne de fabrication de plastique. Mais il y a une condition : Le fournisseur exige l’avance de la moitié du paiement – environ 20 000 shekels.
En temps normal, il suffirait d’aller à la banque, d’expliquer cette opportunité immanquable dans un dossier de candidature à un prêt puis d’emprunter la somme avec relativement peu de tracas. Mais si vous êtes citoyen arabe israélien, vous savez déjà que les banques vont catégoriser « à risque » votre entreprise et qu’elles vont vous refuser l’emprunt en raison de sa petite taille et de son maigre chiffre d’affaires.
Et vous allez donc faire ce que font tous ceux qui, dans la communauté arabe, ont besoin d’un apport en liquidités. Vous allez rendre visite à un usurier, qui travaille habituellement dans ce qui est pudiquement étiqueté comme un « magasin de change ».
« C’est un petit espace d’environ cinq mètres-carrés. Il y en a partout dans les villes arabes », commente Amal Urabi, avocat, qui raconte l’expérience vécue très exactement par l’un de ses amis.
« Il entre : personne ne l’interroge sur les flux de trésorerie dans le commerce du plastique ou sur la raison pour laquelle il a besoin de l’argent. On vous arrange le remboursement des fonds avec un taux d’intérêt relativement élevé, et c’est tout. Les organisations criminelles possèdent des montants de liquidités énormes et elles servent d’alternatives aux banques pour le public arabe », explique Urabi.
Alors que le crime organisé et la violences atteignent des niveaux endémiques dans tous les secteurs arabes du pays, les experts, les responsables et les activistes locaux estiment que les groupes criminels fleurissent en devenant les financiers de facto d’une communauté qui a été largement abandonnée par le système bancaire traditionnel.
Les prêts octroyés par de telles organisations sont généralement assortis de forts taux d’intérêt – et de conséquences bien plus fortes encore en cas de remboursement non-honoré. Si un emprunteur manque un paiement, tout commence par un coup de téléphone menaçant. S’il échoue une nouvelle fois à payer sa dette, un individu armé se présente à son habitation, concrétisant la menace. En cas d’incapacité supplémentaire à rembourser, l’usurier viendra tirer une seule balle dans la maison, en termes d’avertissement final – avant d’abattre tout simplement le débiteur, souvent en plein jour et au beau milieu de la rue.
Ces tueries sont considérées comme une explication majeure de la hausse du nombre de meurtres dans les communautés arabes, dont les chiffres ont grimpé en flèche. En 2020, au moins 96 personnes, au sein des communautés arabes israéliennes, ont été victimes d’homicides, soit presque le double du nombre de personnes tuées en 2014. Il y a eu 32 meurtres au cours des quatre premiers mois et demi de l’année 2021.
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, soucieux de courtiser les voix arabes avant les élections du mois de mars, avait fait la promesse de s’attaquer au problème et, au début de l’année, il avait présenté un plan qui prévoyait la mise en place d’une commission spéciale, le déploiement rapide d’agents de police pour réprimer les armes illégales et un investissement supplémentaire de cent millions de shekels qui aurait permis de créer de nouveaux commissariats, d’établir de nouveaux services sociaux et encore davantage. Le projet programmait également, à plus long-terme, de lutter contre les violences conjugales, de renforcer l’autonomisation économique et de mettre en place une nouvelle division policière dont la mission aurait été de combattre le crime.
« Nous avons réussi dans la lutte contre les organisations criminelles dans la société juive et nous réussirons, de la même manière, notre lutte contre les organisations criminelles dans la société arabe », avait-il dit lors d’un discours.
Mais les experts et les membres de la communauté estiment que les décisionnaires politiques devront aller au-delà du simple maintien de l’ordre pour gérer la problématique. Ce n’est, selon eux, qu’en s’attaquant aux questions à la racine de cette vague criminelle qu’une solution efficace pourra être trouvée.
« Les conseils locaux, les services sociaux municipaux, les centres communautaires – tous doivent offrir aux parents et aux jeunes des ateliers de travail économiques », explique Hussein Khalaila, consultant en hypothèques dans la ville arabe de Majd al-Krum, dans le nord du pays. « Il faut qu’on leur enseigne les dangers du marché gris, qu’on explique aux gens comment calculer le remboursement mensuel d’un prêt ».
Hypothéquer l’avenir
Le manque de prêts bancaires traditionnels et sans ambiguïté pour les Arabes est un problème bien connu au sein de la communauté, mais le discours général sur la question a été largement relégué à des commissions de la Knesset et n’est évoqué que dans la presse arabophone.
La commission du Parlement israélien en charge de la lutte contre la violence et le crime organisé au sein de la société arabe – un panel ad hoc dirigé par le chef de la faction Raam, Mansour Abbas – qui s’est réunie lors de la dernière Knesset a régulièrement accueilli des députés qui ont souligné la difficulté de s’attaquer à des maladies sociales et économiques sous-jacentes au problème, qualifiant les prêts octroyés par le biais du marché gris de fléau majeur.
Lors d’une réunion de la commission, Abbas a noté qu’au moins 30 % des homicides survenant dans la société arabe résultaient du crime organisé. Selon l’organisation Aman – Centre arabe pour une société sûre, qui est dirigée par Reda Jaber, la majorité des homicides sont commis par arme à feu et les victimes sont très largement des hommes – ce qui indique que l’augmentation constatée dans les chiffres des meurtres n’est pas le produit de violences conjugales.
« Les banques sont la cause principale des crimes économiques dans la société arabe », a dit Sondos Salah, ex-député de la Liste arabe unie, lors de l’une de ces rencontres. « Je sais combien il est difficile, pour les familles arabes, d’obtenir un prêt ».
Avec la hausse du nombre de prêts souscrits au marché gris, les syndicats du crime organisé sont devenus de plus en plus puissants – contrôlant non seulement les fameux bureaux de change mais aussi les entreprises qui déposent des chèques à encaisser, un phénomène aussi connu sous le nom de « prêt sur salaire ». Les groupes criminels ont également saisi des terrains agricoles qui peuvent devenir des sources précieuses d’argent s’ils intègrent ultérieurement les zones allouées au développement et ces criminels ont acquis suffisamment d’audace pour se permettre de menacer les politiciens locaux, ou pour les soumettre.
« On vit au Far West », déclare Khalaila, qui raconte un incident récent où l’un de ses quatre enfants lui a téléphoné, dans tous ses états. « Il y avait eu des coups de feu dans le quartier, près de la maison, m’a-t-il dit. Une heure plus tard, deux corps ont été découverts. Des gens avaient été tués dans la rue, à 14 heures, en plein jour. J’ai dû emmener les enfants voir un psychologue. Ils étaient traumatisés ».
Sur le papier, les Arabes peuvent se tourner vers les banques ou obtenir un crédit auprès d’institutions non-bancaires régulées. Mais un grand nombre d’Arabes israéliens sont ignorés – ce qui les oblige à rechercher des liquidités rapides entre les mains d’usuriers dangereux.
Un problème majeur est le fait que les Arabes israéliens ne disposent pas, dans un grand nombre de cas, de ce que les banques considèrent comme des gages suffisants, dans la mesure où les habitations manquent souvent de permis de construire officiels en raison, selon les membres de la communauté, de lois d’aménagement du territoire discriminatoires qui rendent les constructions légales presque impossible.
« Une maison est habituellement le seul avoir des membres de la communauté », commente Faisal Mahagna, économiste, activiste et ancien directeur-adjoint d’une branche de la Banque Hapoalim à Umm al-Fahm. « Toutefois, il est presque impossible de souscrire à une hypothèque ou à un prêt en utilisant en garantie une habitation. Les banques affirment généralement que les maisons arabes sont non-transférables parce qu’elles ne sont pas officiellement enregistrées par l’Autorité des terres israélienne ».
Mahagna explique qu’une solution suggérée est d’utiliser la parcelle sur laquelle l’habitation a été construite en garantie. Mais il y a davantage d’obstacles, en particulier le fait que les banques sont réticentes à l’idée de prêter de l’argent aux entreprises dont les bureaux se trouvent à l’intérieur d’une maison en raison de facteurs qui viennent compliquer l’affaire et qui émanent des difficultés qui pourraient se poser en cas d’incapacité à rembourser le prêt.
Les biens immobiliers à usage multiple, dont le rez-de-chaussée peut accueillir un magasin de bois ou une pharmacie, sont communs dans les villes arabes.
« Il n’y a pas assez de zones industrielles dans les communautés arabes et les gens choisissent d’installer leurs entreprises chez eux », indique Mahagna au cours d’une visite récente d’Umm al-Fahm organisée par le Centre pour une société partagée à Givat Haviva.
Selon Urabi, le fait que de nombreuses entreprises soient installées dans les maisons et qu’elles n’aient pas accès à des financements autres que ceux offerts par les usuriers signifie qu’elles n’ont que peu de possibilités de croissance, ou qu’elles sont dans l’impossibilité de passer du secteur des services aux secteurs technologique ou de la fabrication, plus stables et plus solides.
L’avocat, qui travaille pour Sikkuy – une organisation à but non-lucratif qui cherche à faire avancer l’égalité et la coopération entre Arabes et Juifs en Israël – explique que 90 % des entreprises arabes sont des PME ou qu’elles appartiennent à des familles. Il y a peu d’usines qui appartiennent à des Arabes, et les bureaux technologiques ou de recherche et développement arabes sont extrêmement rares.
Il est difficile aussi d’obtenir des prêts pour construire des habitations. Une étude de la Banque d’Israël a établi que les localités à majorité arabe ne constituaient que 2 % des hypothèques de tout le pays, avec 4 % dans les villes mixtes.
A l’origine de ce phénomène, une tradition arabe qui fait qu’il n’est pas rare que plusieurs générations d’une même famille cohabitent sous le même toit, ou dans le même bâtiment.
Un père peut désirer rajouter un étage pour un fils qui s’est marié mais lorsqu’il s’agit d’obtenir un prêt pour les coûts des travaux, les banques vont considérer cette structure multi-générationnelle comme risquée dans la mesure où elles ne pourront revendiquer qu’une seule partie de la demeure familiale en cas d’incapacité à honorer le remboursement.
« Sans prêt, sans hypothèque, aucune construction ne se fait et tout cela empêche les changements au sein de la société arabe », dit Urabi. « D’un côté, le pouvoir d’achat s’est élevé parmi les Arabes ces dernières années mais c’est une économie basée sur les services, pas sur la fabrication ».
Urabi affirme que les banques et les régulateurs israéliens pourraient s’attaquer à la question de la même manière que d’autres pays l’ont fait – en mettant par exemple en place des garanties soutenues par le gouvernement pour les prêts hypothécaires à l’habitation, ce qui permettrait aux banques de s’assurer qu’elles limiteront les conséquences pour elles en accordant des emprunts qu’elles considèrent comme risqués.
« Cela pourrait être une entité municipale, une instance gouvernementale, voire une compagnie d’assurance. Il existe des modèles tels que ceux-là dans le monde », ajoute-t-il.
Des sources appartenant au secteur bancaire, qui se sont entretenues avec le Times of Israel, ont admis que les Arabes doivent faire face à un certain nombre d’obstacles lorsqu’ils veulent obtenir des prêts pour construire une maison. Un grand nombre d’entre eux finissent par prendre des prêts généraux à court-terme avec des taux d’intérêt plus élevés, qui sont dépourvus des avantages variés offerts par l’État pour encourager les achats immobiliers dans les jeunes familles.
Le crédit là où il est nécessaire
Ces dernières années, les tentatives visant à s’attaquer aux inégalités dans le secteur bancaire se sont concentrées sur l’amélioration de l’accès aux services pour une population qui était, jusque-là, défavorisée à ce niveau.
En 1959, la Banque arabe israélienne avait été fondée à Haïfa avec pour mission de servir la population arabe du pays. La banque s’était élargie au fil des décennies suivantes, ouvrant des branches dans les villes arabes de tout l’État juif et même en Cisjordanie, après 1967.
En 1971, elle avait été achetée par la Banque Leumi, qui en avait fait l’une de ses filiales et, en 2015, elle avait complètement fusionné avec la banque-mère, suite à un scandale de blanchiment d’argent. Depuis, la banque a cessé depuis longtemps de ressembler à une entité indépendante.
Selon les données de la Banque d’Israël, le nombre de branches de banques, dans les communautés arabes, est passé de 100 à 169 entre 2005 et 2018. Dans les villes juives et dans les localités mixtes, le nombre de branches est resté approximativement le même pendant la même période – peut-être en raison d’une transition vers une banque plus numérique.
Les institutions non-bancaires devraient aussi être une option pour les membres de la communauté arabe cherchant un crédit, via un chèque de dépôt différé. Mais la seule firme régulée de cette manière qui se focalise sur les services offerts la communauté arabe, la M.L.R.N (qui est devenue récemment la toute première entreprise arabe à entrer sur le marché de la Bourse de Tel Aviv) ne travaille pas avec les emprunteurs privés, ni avec les petites entreprises.
Les seuls organismes d’encaissement de chèque non-régulés, pour leur part, sont dorénavant sous le contrôle des gangs.
Tandis que l’accès au crédit pour les consommateurs est disponible par le biais des cartes de crédit, les membres de la communauté se refusent traditionnellement à utiliser de tels outils, explique Urabi qui estime que plus des deux-tiers des Arabes israéliens n’ont pas de carte de crédit.
« L’État a intérêt à réduire l’usage des liquidités mais dans la société arabe, c’est le contraire. Le liquide est encore en vogue, les salaires sont payés cash et il y a des fraudes aux factures. C’est un phénomène très commun », ajoute-t-il.
Selon des experts bancaires, le manque de carte de crédit signifie que les gens sont moins susceptibles d’avoir des dossiers d’emprunt – ce qui peut poser des problèmes lorsqu’ils tentent d’ouvrir un compte ou de transférer de l’argent d’un compte à l’autre.
Le résultat final est que le moyen le plus facile, le plus rapide – et parfois le seul – d’obtenir un prêt est de passer par le marché gris.
« Il existe beaucoup de services de crédit sur le marché hors du système bancaire », dit Khalaila. « Vous pouvez acheter une voiture avec un financement ou obtenir une ligne de crédit de 4 000 shekels sans aucun contrôle de capacité de remboursement du prêt. On peut déposer un chèque à encaisser dans un magasin de change – mais là, il faut savoir qu’on fait une transaction avec des organisations du crime organisé », ajoute-t-il.
Khalaila, qui forme des familles sur la question de la responsabilité financière en plus de son travail de consultant en hypothèque, dit qu’il conseille à tout le monde de rester à l’écart des prêts souscrits sur le marché gris.
« Si une famille me demande un conseil, je réponds que ‘je ne conseille pas les personnes qui ont reçu un prêt sur le marché gris’, » explique-t-il.
Il note qu’un grand nombre d’individus, au sein de la communauté, n’ont jamais reçu d’éducation en termes de gestion des finances – vivant au-dessus de leur moyens en s’appuyant sur l’accès facile à des prêts non-régulés sans nécessairement avoir conscience des conséquences.
« On voit des gamins de 20 ans dans la communauté arabe, qui ont un peu travaillé et qui gagnent peut-être 7000 shekels par mois, décider d’acheter une voiture de luxe de peut-être 220 000 shekels », explique-t-il. « Ils pensent : ‘Je peux rembourser 4 000 shekels par mois’ mais ils ne prennent pas en compte les 12 000 shekels qu’il faudra pour l’assurance, le carburant et les autres dépenses. Au final, il ne reste rien de leur salaire. Pire, un père va pousser son fils à le faire parce que sa voiture aussi est financée de cette façon et c’est comme ça que la situation d’une famille toute entière s’effondre ».
Pour Urabi et d’autres, le manque d’accès à un système bancaire régulé s’accompagne d’autres problématiques bien ancrées dans la société arabe, et qui ne sont pas prises en charge de manière significative.
« Il n’y a actuellement aucune discussion sérieuse, en profondeur, sur les barrières au financement dans la communauté arabe, que ce soit pour les jeunes ou en général », indique-t-il. « Le marché de l’immobilier est embourbé, il n’y a pas de développement au niveau local et tant que le marché de l’immobilier restera dans un tel état de délabrement, il n’y aura pas d’incitation au crédit ou aux prêts à la construction, ou pour les entreprises en charge des constructions ».