Peu de livres sur la Shoah sont destinés aux moins de 12 ans, et presque tous parlent de Juifs qui ont fui l’Europe ou ont réussi à échapper aux nazis.
Écrit comme des mémoires, mais pour des enfants du primaire, « I Will Protect You: A True Story of Twins Who Survive Auschwitz » [NDLT: Je te protègerai : L’histoire vraie des jumelles qui ont survécu à la Shoah], raconte l’histoire d’Eva Mozes Kor, née en Roumanie, qui a survécu à Auschwitz-Birkenau avec sa sœur jumelle, Miriam.
À l’âge de 10 ans, les fillettes sont sélectionnées par SS Josef Mengele, le tristement célèbre « médecin » pour servir de cobayes lors d’expériences effroyables.
Cet ouvrage est une collaboration entre Kor et l’auteure Danica Davidson, qui se sont rencontrées dans le Michigan à l’occasion d’une conférence donnée par Kor en 2018.
Kor demande à Davidson si elle serait prête à travailler avec elle à une version pour enfants de l’histoire de sa vie.
Davidson accepte avec plaisir.
Kor décéde en 2019, juste après avoir trouvé un éditeur.
« Eva se rendait dans des écoles, et notamment des écoles primaires », rappelle Davidson.
Mais elle voulait un livre pour enfants parce qu’elle savait qu’elle ne serait pas là pour toujours et qu’il fallait trouver le moyen de continuer à parler aux enfants. Ce livre était son rêve », confie Davidson au Times of Israel.
Le titre de l’ouvrage – « Je te protégerai » – rappelle la promesse faite par Kor à sa sœur lorsque la famille a été déportée à Birkenau pendant ce que l’histoire a retenu comme l’ « Aktion hongroise » du printemps 1944.
A la Libération, en janvier 1945, les jumelles Mozes et d’autres enfants qui ont survécu aux expériences de Mengele sont filmés sur place par les autorités soviétiques, et les images, diffusées dans le monde entier.
Après la Shoah, Kor et sa sœur émigrent en Israël.
Kor s’engage dans l’armée israélienne pendant huit ans. En 1960, elle épouse Michael Kor et s’installe aux États-Unis avec lui, où elle fonde l’organisation de survivants CANDLES et ouvre un petit musée de la Shoah à Terre Haute, dans l’Indiana.
Kor suscite la controverse, dans les années 1990 en pardonnant à Mengele, Adolf Hitler et d’autres acteurs de la Shoah.
Jusqu’à sa mort il y a trois ans, Kor demeure très active : elle organise et accompagne des visites régulières à Auschwitz-Birkenau et témoigne lors du procès de criminels de guerre nazis, comme ce fut le cas, la dernière fois, en 2015.
La rencontre de Davidson avec Kor en 2018 correspond à un moment où l’auteur fait elle-même face à ce qu’elle qualifie d’antisémitisme.
En 2015, Davidson est licenciée par son employeur – une importante agence de presse – suite à des conflits avec des rédacteurs en chef au sujet de l’évocation d’Israël.
Le rédacteur en chef de Davidson lui aurait dit qu’il n’y avait « rien de grave » à qualifier les Juifs de nazis, car « cela arrivait tout le temps », confie-t-elle.
« J’ai commencé à faire des recherches en ligne et réalisé que j’étais loin d’être la seule dans ce cas », explique Davidson.
« L’antisémitisme a ceci d’insidieux qu’il peut se manifester absolument partout. »
Une fois le partenariat avec Kor décidé, les deux femmes se mettent au travail pour rédiger ce qui est voulu comme une sorte de « sensibilisation à la Shoah, à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à l’antisémitisme pour enfants », rappelle Davidson.
Depuis la mort de Kor en 2019, Davidson pense que l’antisémitisme aux États-Unis a gagné en intensité.
« Je pense que les choses ont empiré », déclare Davidson.
« Il y a des agressions physiques contre des Juifs, des synagogues détruites, un antisémitisme endémique sur les réseaux sociaux. Le plus souvent, les organes de presse ne couvrent pas ces événements, sauf s’il y a des morts. »
Dans un entretien avec le Times of Israel, Davidson évoque l’écriture des mémoires de Kor et revient sur la position controversée de la défunte sur le « pardon » et d’autres sujets.
The Times of Israel : Votre livre vient combler un vide dans la littérature sur la Shoah, comme vous l’avez dit, parce que la plupart des livres de survivants sont destinés à un public adulte. En outre, la plupart des livres sur la Shoah pour enfants parlent d’évasion ou de Juifs qui se cachent. En quoi pensez-vous que cet ouvrage comble utilement un vide, au moment où nous sommes à l’aune d’un monde sans survivants ?
Danica Davidson : C’est important parce que beaucoup de gens ne comprennent pas le contexte de la Shoah, et ils ne connaissent pas les schémas – répétitifs – de l’antisémitisme.
Je pense que les histoires d’enfants qui se cachent ou s’échappent sont importantes, mais si c’est tout ce qui existe, les gens pensent que la plupart des Juifs ont pu se cacher ou s’échapper. Et ce n’est évidemment pas le cas. Il m’est arrivé d’entendre : « La Shoah n’a pas été aussi épouvantable que ça. Ça a duré quelques années dans les années 40. » Si ces personnes comprenaient réellement la Shoah et à quel point l’antisémitisme est enraciné, ils ne tiendraient pas de tels propos.
Au moment où je travaillais avec Eva et réfléchissais à ce qu’elle m’avait confié, je lui ai dit que je pensais que le livre devait évoquer l’histoire de l’antisémitisme, parce que la Shoah n’est pas apparue d’un coup de baguette magique.
De nombreux livres pour enfants consacrés à la Shoah n’abordent pas l’histoire de l’antisémitisme.
Elle a accepté et j’ai intégré des informations historiques à son récit. Eva porte un regard unique sur Auschwitz, à hauteur des yeux d’un enfant, de sorte que j’ai rédigé le livre à la manière d’une enfant parlant à un autre.
Je ne recommanderais pas aux enfants de lire uniquement des livres sur des sujets difficiles (je pense qu’il est important qu’ils lisent aussi des livres amusants), mais je pense qu’il est important que les enfants de l’école primaire aient une idée du monde dans lequel nous vivons.
Je préfère qu’ils lisent des livres difficiles et apprennent à identifier et éviter les dangers, plutôt que de se trouver désemparés et de vivre ce qu’Eva a enduré.
J’apprécie la façon dont vous expliquez la philosophie du pardon d’Eva, comme quelque chose qui l’a aidée et lui a permis d’aller de l’avant, sans nécessairement l’ériger en modèle à suivre pour tout le monde. Qu’avez-vous appris d’Eva, qui vous aide dans votre vie ?
Eva était un modèle de force. J’ai connu des temps très difficiles depuis que j’ai écrit ce livre, déjà parce qu’Eva est décédée peu de temps après que nous ayons trouvé un éditeur, et ensuite du fait des attaques contre cet ouvrage et contre moi, attaques que je considère comme antisémites parce que leur but était de censurer le témoignage d’une survivante de la Shoah. Quand je me sentais anéantie par ces attaques, je me disais de tenir bon, de me rappeler qu’Eva avait survécu à bien pire.
Et merci. Je voulais très soigneusement écrire la partie sur le pardon. Eva m’a expliqué que pardonner signifiait ne pas haïr quelqu’un, parce que la haine vous dévore sans blesser l’autre personne. Elle considérait le pardon comme une guérison. Cela lui donnait le sentiment d’avoir retrouvé le pouvoir sur les événements.
Cela m’évoque les philosophes stoïciens, qui postulent que si nous n’avons pas le contrôle sur les événements extérieurs, nous l’avons sur nos pensées et nos actions.
Vous avez dit que votre père vous avait parlé de la Shoah « de manière factuelle, sensible, sans effets dramatiques, mais en racontant calmement les faits », et que c’est la même approche que vous et Eva avez adoptée dans le livre. Pouvez-vous nous dire en quoi cette approche est efficace ? Était-ce l’approche qui prévalait lorsque vous étiez adolescente lorsqu’on vous a parlé de la Shoah, en dehors de chez vous ?
Je pensais que tous les enfants apprenaient la Shoah très jeunes.
L’apprendre de cette manière, de mon père, m’a beaucoup apporté. Je me souviens avoir pensé : « Si j’avais vécu des dizaines d’années plus tôt, en Europe, j’aurais été cachée ou je serais morte. » C’est lourd à porter. Mais cela fait réfléchir.
Apprendre la Shoah très tôt sensibilise à l’empathie, aux dangers de laisser les autres penser à votre place et à l’importance de comprendre l’histoire afin qu’elle ne se répète pas.
À mon époque, nous n’abordions la Shoah en milieu scolaire qu’en huitième année [NDLT : soit environ en quatrième, au collège]. En huitième année, au début des cours sur la Shoah, je me rappelle qu’une fille s’est moquée d’une personne qui avait des numéros tatoués sur le bras. Elle ne pouvait pas comprendre comment on avait pu choisir un tatouage aussi laid, se rappelle-t-elle. Je savais, moi, ce que ce tatouage signifiait : j’ai été très surprise qu’elle ne le sache pas.
Nous avons lu « Le journal d’Anne Frank » et regardé le film de 1959. C’était très éloigné des camps de la mort. (J’avais déjà lu le journal deux fois de mon côté.)
Ensuite, nous sommes allés au Musée de la tolérance à Los Angeles. Nous étions un groupe d’élèves de huitième année qui riaient et s’amusaient pendant le trajet en bus, et nous sommes tous sortis du musée, secoués et horrifiés.
Un survivant est également venu nous parler à l’école. Il était enfant pendant la Shoah et a survécu en se cachant. Il n’a jamais su ce qui était arrivé à son père, et il nous a dit qu’il le voyait souvent en rêve. Il a commencé son discours en nous expliquant qui était Hitler. Je me suis dit : « Pourquoi commence-t-il avec des informations aussi simples ? Tout le monde sait qui est Hitler. »
Aujourd’hui, je me rends compte que non.
Mais j’ai remarqué quelque chose : les enfants étaient horrifiés et tous ont convenu que la Shoah était une chose épouvantable. Mais je pense que cela ne les aura pas forcément aidés à identifier l’antisémitisme.
L’été suivant la huitième année, une fille – sans doute pour se montrer gentille – m’a offert un livre, important pour elle et son église, contenant des passages sur les Juifs : nos défauts, la dureté de notre cœur, le fait que Jésus s’était joint aux Juifs car il n’y avait pas d’autre nation sur terre capable de crucifier son dieu.
J’en ai été malade; c’était un ramassis d’arguments moyen-âgeux.
Quand je lui ai dit que cette manière de parler des Juifs me posait problème, elle s’est bornée à répondre que si son église le disait, c’est que c’était forcément vrai. Si quelque chose de mal m’arrivait, c’était pour me punir d’être née juive.
Elle laissait son église penser pour elle.
Son église lui disait ces choses sur les Juifs depuis qu’elle était toute petite : ce n’est pas à 13 ans qu’elle allait changer d’avis, même après avoir entendu l’histoire de Juifs cachés ou être allée au musée avec la classe.
Les préjugés ont la vie dure.
Lorsque vous avez rencontré Eva en 2018, elle vous a dit qu’il était, selon elle, trop tard d’enseigner la Shoah à des jeunes de 12 ans car les préjugés étaient alors déjà profondément enracinés. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont Eva percevait cette question ? A-t-elle toujours pensé de cette manière ? Quel est votre avis sur la question depuis votre rencontre avec elle ?
Enfant, Eva était très consciente de sa judéité, bien avant que les nazis n’entrent dans sa vie. Cela l’inhibait beaucoup. Elle savait que les enfants copiaient ce que les adultes disaient et faisaient. L’enfance est un moment tellement important, qui façonne les personnes que nous allons devenir.
Je ne sais pas si elle a toujours pensé ainsi, mais elle a beaucoup parlé de la façon dont, enfant, elle posait des questions pour comprendre ce qui se passait.
On lui disait souvent de se taire, ses parents les premiers.
Elle disait que les enfants étaient beaucoup plus intelligents que ce que beaucoup d’adultes pensaient. Je suis d’accord avec elle. Souvent, nous ne laissons aucune chance aux enfants.
En raison de mon histoire personnelle, apprendre tôt l’histoire de la Shoah était on ne peut plus normal. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait tant d’enquêtes sur les jeunes qui ignoraient ce qu’était Auschwitz et que six millions de Juifs avaient été assassinés.
Eva m’a ouvert les yeux sur la pauvreté de l’enseignement de la Shoah dans les écoles.