Il y a une quinzaine d’années, je vivais à New York et parcourais le forum du service des parcs, à la recherche d’un partenaire pour jouer au tennis, et suis tombé sur le nom d’Aaron Hamburger, dont le premier roman, « Faith for Beginners » – l’histoire d’une mère emmenant sa famille effondrée en voyage en Israël dans l’espoir de « guérir » son fils gay, Jeremy, m’avait profondément touché.
C’est un livre drôle, déchirant et incisif, et il fallait absolument que je rencontre son auteur, même si cela impliquait de mentir sur mon niveau de tennis.
Nous avons passé la majeure partie du temps à parler travail – écriture et livres –, ce qui était sans doute plus intéressant pour lui que de balader un joueur débutant comme moi sur le court. Inutile de dire que nous sommes rapidement devenus amis.
Ces vingt dernières années, Hamburger, auteur de quatre livres et d’innombrables histoires, est devenu une référence singulière dans le monde littéraire judéo-américain. On peut le lire dans le New York Times, le Washington Post, le Chicago Tribune, The Forward, Tin House, Poets & Writers, Tablet ou encore O, le magazine d’Oprah Winfrey.
On s’émerveille de la façon dont son travail questionne avec beauté et subtilité toutes les facettes de la vie judéo-américaine. Il a ce talent rare – et bigrement utile – pour nous plonger dans le passé afin de mieux éclairer le présent.
Dans une interview donnée il y a de cela plusieurs années, Hamburger citait l’écrivain James Baldwin – mais c’est une citation qui décrit parfaitement le talent littéraire de Hamburger : « On écrit pour changer le monde, tout en sachant parfaitement que c’est impossible, mais avec la certitude que la littérature est indispensable au monde… Le monde change selon la façon dont les gens le voient, et si on modifie, ne serait-ce que d’un millimètre, cet angle de vue, alors on peut changer les choses. »
Le dernier roman de Hamburger, « Hotel Cuba », sorti le 2 mai dernier, commence lorsque son héroïne, Pearl Kahn, et sa sœur cadette, Frieda, chassées par le fracas de la Première Guerre mondiale et de la révolution soviétique, s’enfuient à bord d’un navire à destination de New York.
La modification des lois sur l’immigration contraint les sœurs à faire un détour par Cuba, où elles découvrent de nouveaux horizons, de nouveaux sons, de nouveaux plaisirs et de nouvelles libertés, sans pour autant oublier leur objectif, survivre et parvenir aux Amérique. Ce qui suit est l’histoire unique et captivante d’un parcours migratoire inspiré de celui de la propre grand-mère de Hamburger.
Dans un récent essai paru dans la Chicago Review of Books, Hamburger a écrit : « En me lançant dans des recherches pour ce livre, j’ai rapidement réalisé à quel point des histoires comme celle du Hussard sur le toit ont déformé ma vision de mes propres grands-parents et de leurs compagnons du shtetl… J’ai écrit mon roman, ‘Hotel Cuba’, à la façon d’un anti-Hussard sur le toit. Pearl, l’héroïne, fabrique des pantalons qu’elle porte dans la rue. Elle travaille avec une suffragette, fréquente un bar gay de La Havane et tombe amoureuse de lesbiennes à New York.
J’ai eu le plaisir de parler à Hamburger de son incroyable roman, de ce qui l’a amené à l’écrire, de la façon dont il envisage désormais la vie de sa grand-mère et des parallèles frappants entre l’histoire de Pearl et ce qui se passe aujourd’hui.
L’interview qui suit a été remaniée.
The Times of Israel : Ce qui m’impressionne dans votre écriture, c’est votre capacité à changer complètement de vitesse, à adopter un nouveau ton, une atmosphère et un point de vue différents à chaque livre. Êtes-vous conscient de tout cela ? Que gardez-vous de vos précédents livres lorsque vous en commencez un nouveau ?
Aaron Hamburger : Mon processus est aléatoire. Je vais être guidé par une question qui me hante, que je ne peux jamais prédire. J’ai voulu écrire ce livre pour combler les lacunes de l’histoire de ma grand-mère.
Le plus important, peut-être, pour moi est de répondre à ces questions : qu’est-ce que ça fait, quand on vient d’un shtetl rural, enclavé, en proie à la guerre, aux violences et à la famine et que l’on arrive dans une île tropicale des Caraïbes ? C’est La Havane, Cuba, à l’époque licencieuse de la prohibition, inondée par le tourisme de l’alcool en provenance d’Amérique.
Sa musique, sa nourriture, son histoire et ses coutumes lui étaient totalement inconnues. Qu’a-t-elle pensé de tout cela ? Comment cela a-t-il eu un impact sur sa vie ?
Vous étiez fasciné par l’histoire de votre grand-mère et son parcours, mais quand avez-vous compris qu’il y avait une histoire plus grandiose encore à raconter, à inventer et à partager? À quel moment avez-vous su que son histoire pourrait être le sujet de votre prochain roman ?
Il y a eu deux moments clés.
D’abord quand j’ai vu cette photo de ma grand-mère en chemise, cravate et pantalon d’homme, fumant une cigarette, regardant l’appareil photo avec une expression mystérieuse. Son regard en dit tellement long.
Ensuite, lorsque je me suis joint à un groupe d’écrivains pour aller au Capitole défendre les causes progressistes. J’ai pris cette photo avec moi pour m’entretenir avec la sénatrice Debbie Stabenow. Je la lui ai montrée et je lui ai dit, ma grand-mère était une immigrante, voici ce qui lui est arrivé, et je veux que vous défendiez les immigrants d’aujourd’hui. Elle a dit qu’elle le ferait, et je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour l’aider. Elle m’a dit : « Vous êtes écrivain, racontez l’histoire de votre grand-mère. »
Je ne pensais pas pouvoir le faire dans un cadre fictionnel, mais quand j’ai réalisé combien il y avait de lacunes dans son histoire. La seule façon de lui rendre justice était de la raconter comme une fiction. Finalement, le livre s’est inventé une vie propre.
Alors, comment avez-vous commencé à l’écrire ? Il a fallu faire beaucoup de recherches. Cette histoire de Juifs à Cuba est, à bien des égards, une histoire assez mal connue.
Je suis fasciné par le cadre des choses, le lien entre le « où » et le « quand ». C’est la première chose que je dois tirer au clair avant de me lancer dans l’écriture. Peu importe ce que j’écris, je m’implique toujours beaucoup dans l’histoire. J’ai fait autant de recherches pour mon dernier roman, « Nirvana is Here », qui se déroule dans les années 1990, que pour celui-ci, qui se déroule dans les années 1920. Pour les deux livres, j’ai enquêté sur la culture pop de l’époque, les modes, ce qui se passait, ce qui m’a donné les outils pour comprendre ce qu’il y avait dans l’air auquel mes personnages auraient pu penser ou réagir.
Avez-vous l’impression d’avoir trouvé des réponses à vos questions sur votre grand-mère ? A-t-il été difficile de vous y retrouver, dans la mesure où votre héroïne, Pearl Kahn, est devenue une version romancée de votre propre grand-mère ?
Je connaissais les grandes lignes de l’histoire de ma grand-mère, mais le fait d’écrire et de devoir répondre aux questions qui s’imposent naturellement à un écrivain de fiction m’a aidé à imaginer ce qu’elle aurait traversé. Par exemple, ma grand-mère a dit que lorsqu’elle est arrivée à New York et a vu comment ses sœurs vivaient là-bas, elle voulait retourner en Russie. Les conditions pour les immigrants là-bas, à cette époque, étaient horribles !
Mais il y a énormément de questions auxquelles je ne pourrai jamais répondre avec certitude, parce qu’elles sont spécifiques à l’expérience de ma grand-mère, et ce n’est pas grave. Mon travail d’écrivain de fiction est de raconter la meilleure histoire possible. Raconter une histoire suppose un certain parti pris : choisir des mots, donner des détails et les organiser implique en effet de renoncer à certaines choses. Cela crée une image différente de la vie, c’est comme ça.
Vous parlez de la nécessité d’organiser l’histoire. Cela a dû conduire à des décisions difficiles.
Il m’a été difficile de renoncer à deux choses en particulier, mais si je les avais conservées, le livre aurait été deux fois plus long. Tout d’abord, l’histoire de mon grand-père, incroyablement riche. J’aurais aimé pouvoir en parler aussi. Ensuite, tout ce qui est arrivé à mes grands-parents après le moment où se conclut le livre. Leur ville natale a été complètement détruite et tous les habitants ont été tués dans la Shoah. La décision de tout risquer pour venir en Amérique leur a sauvé la vie, mais elle a également coupé leurs liens avec leur famille, leur foyer, et ce, à tout jamais.
Votre grand-mère a inspiré cette histoire, mais ce n’est pas un récit exact et fidèle de son existence. Avez-vous aujourd’hui du mal à démêler le vrai du faux, la réalité de la fiction ? Avez-vous envie de lui donner l’histoire que vous avez créée ?
Je savais qu’une partie de l’écriture de ce roman consistait à jouer au détective face à un mystère non résolu supposé le rester.
A mesure que l’histoire a émergé, j’ai pris la liberté de raconter une autre histoire, meilleure, et d’y faire figurer tous ces merveilleux trésors que j’ai découverts au cours de mes recherches. Lorsque mon éditeur a décidé de me suivre sur ce livre, l’une de ses premières questions a été : Dans quelle mesure étais-je prêt à m’écarter de ce qui s’est réellement passé pour rendre cette histoire meilleure ? Ma réponse a été « à 100 % » parce que c’est mon rôle d’écrivain de fiction : raconter la meilleure histoire possible. Pearl est-elle ma grand-mère ? C’est une version d’elle, disons, terriblement séduisante à mes yeux. Ma famille, qui l’a bien mieux connue que moi qui ne l’ai connue qu’à un âge déjà avancé, m’a dit que j’avais saisi qui elle était, ce qui est pour moi un grand compliment.
Il y a des parallèles frappants entre l’histoire de Pearl et ce qui se passe aujourd’hui. Étiez-vous conscient de ces parallèles au moment de l’écriture ?
Très conscient. La cruauté et le mépris impitoyables pour la vie humaine, en particulier parmi les passeurs, étaient stupéfiants. Les candidats à l’immigration payaient les passeurs pour les emmener de Cuba en Floride, et à la place, ils les emmenaient faire une promenade en bateau et les déposaient à Cuba. Les immigrants chinois ont reçu le pire traitement de tous : beaucoup ont péri noyés, jetés par-dessus bord par les passeurs. Hélas, ce sont les mêmes histoires de traite des immigrants sans papiers qui reviennent aujourd’hui.
Le langage utilisé dans les reportages sur les immigrants illégaux ou par les agents des services d’immigration de l’époque, que j’ai lus aux Archives nationales, fourmillait de termes racistes assez ignobles qui contrastaient avec un style par ailleurs très policé.
Ce sont les mêmes discours effrayant que nous entendons de nos jours, comme par exemple la « théorie du grand remplacement ».
Je pense que les convictions et la suspicion autour du sujet de l’immigration sont les mêmes, mais que le langage est plus grossier.
Ce qui distingue ce livre de la plupart des fictions historiques, à mon avis, c’est qu’il ne s’écarte pas des attitudes et mœurs de l’époque dans laquelle l’histoire se déroule. On ne plaque pas des pensées ou des idées modernes sur la sexualité aux personnages et à l’histoire. La question de la sexualité de Pearl et des mots qui lui manquent pour exprimer ses désirs, même à elle-même, est très importante, mais d’une manière sophistiquée et subtile.
L’identité sexuelle de Pearl est un élément avec lequel je voulais être fidèle au vécu de l’époque. J’ai travaillé dur pour ne pas tomber dans les travers de la question. En tant qu’écrivain, je suis fasciné par les questions d’identité et d’assignation. Je suis bien conscient qu’elles n’ont rien à voir avec celles des époques passées. La sexualité, par exemple, était quelque chose que les gens vivaient, sans renvoyer à des catégories précises. Pour capter l’air du temps, je me suis plongé dans des documents d’époque, des publicités – très utiles ! — de façon à comprendre comment les gens se voyaient et voyaient le monde alors.
Henry James décrivait déjà les dangers de la fiction historique. En gros, il disait que l’on peut donner autant de détails que l’on veut sur une période révolue, mais qu’il faut surtout capter la façon dont les gens pensaient alors leur monde, ce qui est forcément très différent du nôtre.
Nous faisons sans doute parfois du « présentisme », en pensant que nous sommes extrêmement intelligents et que ces pauvres gens, dans le passé, l’étaient bien moins. Ce n’est pas nécessairement vrai. Je crois qu’à chaque période, il y a un mélange puissant de toutes les saveurs de l’humanité.
En tant que lecteur, avez-vous toujours été attiré par la fiction historique ? Avez-vous consulté certains livres pour vous inspirer ou vous guider pendant l’écriture
La fiction historique est une catégorie que j’ai du mal à définir.
En quoi diffère-t-elle d’une fiction littéraire qui se déroule dans le passé ? Il est vrai que certaines de mes œuvres fétiches pourraient entrer dans cette catégorie, comme « Wench » de Dolen Perkins-Valdez, « Remains of the Day », « Artist of the Floating World » de Kazuo Ishiguro, « Alias Grace » de Margaret Atwood, « Nemesis » de Philip Roth, « Beloved » de Toni Morrison et peut-être la plus grande œuvre de fiction historique de tous les temps, « Guerre et Paix » de Tolstoï.
Pour moi, ce qui distingue une œuvre de fiction historique, c’est sa capacité à évoquer le temps et les lieux de manière performative plutôt qu’explicative.
Quand je lis des passages explicatifs avec des informations inutiles, je me sens comme expulsé de l’histoire et je sais que cela ne cadre pas avec l’histoire des personnages. J’étais à New York le jour du 11 septembre. À l’époque, je ne savais pas que c’était un événement historique. Je savais juste que c’était mon premier jour de travail et que j’allais être en retard parce que le métro ne fonctionnait pas. Je devais voir une amie et prendre un café après. J’ai su que je n’allais pas pouvoir la retrouver, mais je ne savais pas comment faire pour la contacter. Je me souviens d’avoir vu les tours jumelles en feu et d’avoir pensé, wow, cela va prendre beaucoup de temps à réparer. Et puis très lentement, les informations sont arrivées. A un moment donné, j’ai réalisé que cet événement allait devenir historique, qu’il serait déformé par la mémoire et les commémorations, qu’il ne serait jamais aussi brut, confus et désorientant que l’expérience que j’avais vécue. Cette immédiateté de l’expérience est ce que j’ai tenté de transcrire dans mon livre, savoir ce que cela fait de vivre ces événements, sans en connaître l’issue ou la postérité.
Quand je me penche sur votre œuvre, je ne peux pas m’empêcher d’être frappé par la façon dont chaque livre explore une facette différente de l’expérience juive américaine : « The View From Stalin’s Head » parle d’un Juif qui revient en Europe, « Faith for Beginners », d’une famille juive de banlieue qui se rend en Israël, le personnage principal de « Nirvana is Here » revient sur le traumatisme qu’il a vécu, enfant, dans une banlieue juive de Detroit dans les années 90 et « Hotel Cuba » est le parcours migratoire d’une Européenne en Amérique.
L’écriture est souvent un hasard, un peu comme une grenouille qui saute de nénuphar en nénuphar pour traverser un ruisseau. Mais quand on regarde derrière soi, on y trouve un sens. Il semble que mes livres, classés dans l’ordre chronologique, aient quelque chose à dire sur l’expérience judéo-américaine. Les thèmes de la foi, de la famille et de l’identité me sont consubstantiels, que ce soit en tant que personne ou en tant qu’écrivain, il est donc logique de les retrouver dans toutes mes œuvres.
Mon tout premier livre, « The View from Stalin’s Head », se déroule dans le Prague de l’après-guerre froide, où j’ai vécu au milieu des années 90. Quand j’y étais, j’étais frappé à l’idée de faire partie d’une sorte de migration inversée. Mes grands-parents avaient eu tellement de mal à quitter l’Europe, et voilà que, moi, j’y retournais !
Peut-être qu’à travers mes livres, je boucle la boucle.
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