C’est le grand rendez-vous de cette année : des livres, une exposition parisienne, des documentaires, des émissions à la télévision et à la radio, des conférences etc. Le monde de la culture commémore le centenaire de la disparition de Sarah Bernhardt, légendaire interprète des grands auteurs mais aussi actrice de cinéma, écrivaine, peintre et sculptrice de grand talent. Une femme libre, volcanique, engagée, moderne et complexe évoquée à l’aune d’une multitude de grilles de lecture. Le Times of Israel s’est également intéressé à celle de sa judéité (et de l’antisémitisme auquel elle a été confrontée) qui n’est pas la plus fréquemment mise en lumière.
En cette année 2023, la liste des commémorations nationales, qui rend hommage à des personnalités, des œuvres et des évènements marquants de l’histoire de France fait état, notamment, du millénaire de l’abbatiale romane du Mont Saint-Michel, des 50 ans du programme spatial Ariane et de la publication de L’Archipel du goulag, des 400 ans de Blaise Pascal, des 150 ans de la naissance de Colette ou encore du centenaire de la mort de Gustave Eiffel. On y relève aussi mention du centième anniversaire de la mort du journaliste antisémite et anti-dreyfusard Maurice Barrès, puisque selon France Mémoire, service placé sous l’égide de l’Institut de France, « commémorer n’est pas célébrer ».
L’année est aussi marquée par le centenaire du mime Marceau (Marcel Mangel 1923-2007), de l’écrivain et homme politique Jorge Semprun (1923-2011) et par celui de la disparition de la comédienne Sarah Bernhardt (1844-1923) qui, à l’applaudimètre, pourrait bien être la grande gagnante de ce casting. C’est en tout cas, notamment à travers l’exposition très médiatisée qui lui est consacrée au Petit Palais, le grand rendez-vous culturel de ce printemps.
À sa mort, Sarah Bernhard était devenue une véritable icône. L’historien Jean-Pierre Gunéo a relevé qu’en 1923, ses obsèques avaient attiré davantage de monde dans Paris que celles de Johnny Hallyday en 2017 ! Plus d’un million de personnes s’étaient pressées sur le passage du cercueil de l’artiste, entre son domicile du boulevard Pereire, l’église Saint-François de Sales et le cimetière du Père-Lachaise. Le convoi, composé du corbillard, d’un attelage de chevaux magnifiquement caparaçonnés et de cinq chars croulant sous des fleurs blanches a mis, dit-on, trois heures pour parcourir l’itinéraire qu’il s’était assigné à travers la capitale. La tragédienne avait demandé qu’aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe.
Dans la biographie qu’elle lui consacre, Sarah Bernhardt, scandaleuse et indomptable (Tallandier, 2023), Hélène Tierchant souligne que l’une de ses élèves du Conservatoire n’avait pu s’empêcher de lancer, submergée par l’émotion, « Les dieux ne meurent pas ».
Sarah Bernhardt a donc plutôt bien résisté aux trous de mémoire de la postérité, même si les jeunes générations ont de son identité la notion souvent confuse d’un nom « vaguement entendu quelque part », les plus cinéphiles se souvenant que Gene Kelly y fait référence dans la version française de la comédie musicale Singing in the Rain (Chantons sous la pluie).
À la tête du collectif « Sarah dans tous ses états », Laurence Cohen a organisé deux programmes très éclectiques, l’un à Paris en mars, l’autre à Belle-Ile (du 30 avril au 8 mai), sous le parrainage de l’actrice et réalisatrice Zabou Breitman.
« Le public a été très varié », commente Laurence Cohen que le Times of Israël a contactée à l’issue du programme parisien. « Il y a eu quatorze évènements en cinq jours ! Le bouche à oreille a très bien fonctionné et les médias y ont fait largement écho. C’est extraordinaire : cela a fait boule de neige, le public nous a suivis d’un évènement à l’autre. Certains connaissaient Sarah Bernhardt, d’autres la découvraient et ont eu envie d’en savoir davantage sur cette femme exceptionnelle ».
Pour le journaliste Frédéric Chaleil, à qui l’on doit une très édifiante compilation de textes commis par les grands écrivains, Sarah Bernhardt par les écrivains (Les éditions de Paris), Sarah Bernhardt reste « une exception au silence et à l’oubli qui frappent généralement les comédiens de théâtre ».
On peut y lire qu’en 1884, le polémiste Léon Bloy [rappelons, au passage, qu’il fut l’auteur de Le salut par les Juifs, en réponse à La France juive d’Édouard Drumont] notait déjà que l’on avait « tout écrit depuis dix ou quinze ans sur Sarah Bernhard ». Dès lors, en 2023, au-delà de l’hommage légitime et du désir de la faire connaître à un public plus jeune, quel nouvel éclairage est-il possible d’apporter ?
La bonne nouvelle est que, pour le grand public, il y a du nouveau grâce à l’ouverture de sources longtemps inaccessibles, d’archives et de correspondances inédites, permettant de mettre à jour des aspects méconnus de « La Divine » qui aura su, post mortem, relancer le mystère de l’« œuvre d’art qu’elle avait su faire d’elle-même », pour reprendre les mots d’Anatole France, également cité dans la compilation de Chaleil.
Pour ses biographes comme pour les commissaires de l’exposition Sarah Bernhardt, Et la femme créa la star, qui se tient au Petit Palais jusqu’au 27 août 2023, l’idée n’est pas tant de nous faire rencontrer une Sarah mais « toutes les Sarah » : la rebelle (sa devise était « Quand même »), la première star mondiale, la pionnière, la première influenceuse, l’ambassadrice du luxe et de la mode, l’artiste peintre mais aussi la remarquable sculptrice et la citoyenne engagée. « Une femme libre, passionnée, excentrique et extravagante » s’enthousiasme Annick Lemoine, commissaire générale de l’exposition dont le tour de force est de parvenir à rendre le tempérament de feu et le panache de l’artiste à travers une scénographie ardente, foisonnante et enjouée.
Une succession de séquences thématiques plonge le visiteur dans l’univers de la diva : des registres de mise en scène, des maquettes, des croquis de costumes, une reconstitution de son atelier-salon de peinture et de sculpture, des objets personnels, sa garde-robe (des ceintures, des chaussures, des gants, un magnifique collet, l’iconique portrait de Clairin (don de son fils, Maurice, au Petit Palais), une longue et magnifique galerie de costumes, tableaux et accessoires liés à ses grands rôles (Frou-Frou, Théodora, Cléopâtre, Jeanne d’Arc et surtout Phèdre (rôle phare de la tragédienne Rachel qui l’avait précédée sur scène), des portraits, des affiches et même un compartiment évoquant le train Pullman qui avait été spécialement affrété pour ses déplacements.
Les écrans interactifs qui y ont été installés recensent les tournées de la comédienne à travers le monde. L’Aiglon, qui lui valut un triomphe en 1900 (le rôle tragique du jeune héritier du trône fut écrit pour elle par Edmond Rostand, alors qu’elle avait plus de cinquante ans), est mis à l’honneur dans une rotonde jaune rappelant la salle à l’italienne de son théâtre.
Des points sonores permettent également d’écouter la « voix d’or », ainsi que l’avait surnommée Victor Hugo pour en souligner le magnétisme (qui, il faut bien le dire, résonne à notre oreille moderne comme une déclamation quelque peu désuète).
C’est à Belle-Ile-en-mer, où elle avait acheté un fortin restauré à grand frais, que l’on quitte l’exposition. Dans cette section, une photographie prise peu avant la mort de Sarah Bernhardt semble contempler ses spectaculaires et poétiques sculptures d’algues réunies pour la première fois.
Lors de ses séjours à Belle-Ile, l’artiste ramassait des algues, des poissons et des coquillages qu’elle faisait ensuite couler en bronze et qui furent présentées à l’Exposition universelle de 1900.
Plus de 400 pièces -prêts d’institutions mais aussi d’une centaine de collectionneurs privés – ont été assemblées pour retracer la vie et l’œuvre intimement imbriquées de celle pour laquelle Jean Cocteau inventa le terme de « monstre sacré ».
De la demi-mondaine à la star
La mère et la tante de Sarah Bernhardt étaient des courtisanes dont le florissant salon parisien était fréquenté par de généreux messieurs de la bourgeoisie. C’est ainsi que la jeune Sarah a suivi l’exemple de ses aînées et qu’on la retrouve, au tout début de l’exposition, figurant dans le « registre des courtisanes », lourd dossier constitué de fiches de renseignements détaillés sur les Parisiennes suspectées d’activités de prostitution.
Demi-mondaine, Sarah monnaya ses charmes tout en « couchant utile » avec des critiques et des journalistes. Hélène Tierchant explique : « La Comédie Française avait un magasin de costumes et fournissait, par exemple, une tunique et un voile, mais si une comédienne voulait capter l’attention du public grâce à un costume plus élaboré, il lui fallait l’acheter sur ses propres deniers ».
C’est au Duc de Morny, demi-frère de Napoléon III et amant de la tante de Sarah Bernhardt, que la jeune rebelle au tempérament déjà bien trempé dut son entrée au Français.
« Ses débuts furent laborieux. Sa maigreur, peu conforme aux canons de beauté de l’époque fit dire à Alexandre Dumas, qui fréquentait le salon de sa mère, qu’elle ressemblait à une éponge sur un corps de balais. Ce n’est qu’en 1869, au théâtre de l’Odéon, dans une petite pièce en vers de François Coppé, Le passant, où elle tenait le rôle du troubadour Zanetto, qu’elle a été révélée. Servie par son physique androgyne, elle a cette fois séduit le public étudiant dont elle est devenue la coqueluche ! C’est à partir de ce moment qu’elle s’est découvert une âme républicaine et qu’elle va jouer, en 1872, le Ruy Blas de Victor Hugo, de retour de Guernesey après la Commune », ajoute Hélène Tierchant.
La carrière de Sarah Bernhardt était lancée avec, dès lors, une prédilection pour les rôles travestis, transgressifs à une époque où les femmes n’étaient pas autorisées à porter le pantalon sauf dérogation spéciale de la Préfecture de police. Hélène Tierchant rapporte les explications données par la comédienne à ce sujet dans L’Art du théâtre : « Les rôles d’hommes sont en général plus intellectuels que les rôles de femmes. Voilà le secret de mon amour ». Force est de constater qu’elle est ici en désaccord avec le comédien Francis Huster qui, il y a quelques semaines, déclarait sur les ondes d’Europe 1 : « Dans toutes les grandes pièces, modernes, classiques, le rôle des femmes est toujours plus élevé que celui des hommes ». Nul doute que la séductrice invétérée que fut Sarah Bernhardt aurait aimé croiser le fer sur ce sujet (et peut-être sur d’autres) avec celui qui, longtemps après elle, incarna Lorenzaccio…
Si ses excentricités ont largement contribué à forger la célébrité de la comédienne, son goût pour l’étrange et sa passion du macabre s’illustrent notamment dans la photographie la montrant chez elle, endormie dans un cercueil capitonné de satin blanc. C’est au creux de cette couche étonnante que « La Divine » affirmait s’abandonner à quelques siestes et apprendre ses rôles (sans doute y puisait-elle une forme d’inspiration pour les scènes d’agonie qu’elle affectionnait particulièrement). L’image connut un grand succès commercial.
« Il faudrait une loi pour empêcher le cumul des talents », s’amusait Emile Zola à propos de Sarah Bernhardt qui fut comédienne, écrivaine (son autobiographie Ma double vie, écrite en 1907, témoigne d’un beau brin de plume), peintre et sculptrice. « Elle n’est pas un très grand peintre », nuance Tierchant. « C’est une bonne coloriste qui a produit un grand nombre de peintures de mer, des vagues, des paysages de Bretagne. Elle est surtout une très grande sculptrice dont l’art n’a cessé d’évoluer. Ses œuvres sont exposées à Washington, au Musée d’Orsay et au Petit Palais ». Tierchant se réjouit de la place que leur a consacrée l’exposition : « L’immense ‘Après la tempête’ qui est à Washington n’y est pas car elle doit être intransportable mais les algues, magnifiques, sont très bien mises en valeur », a-t-elle déclaré au Times of Israel après avoir vu l’exposition.
Dans de nombreux domaines, Sarah Bernhardt fut une pionnière. « Elle a voyagé sur les cinq continents et s’est aventurée dans des contrées où personne n’était jamais allé », raconte Hélène Tierchant.
« De longues tournées qui lui ont rapporté beaucoup d’argent. Partout, elle fut accueillie comme une star. À Sydney, son arrivée a été annoncée par des coups de canons ! ».
Un succès d’estime et une manne financière qui n’ont pas été sans déclencher des sarcasmes (nous verrons malheureusement plus loin que l’accueil ne fut pas partout aussi triomphal).
On relève, dans le livre de Frédéric Chaleil, que dans une chronique de 1881, Maupassant parle d’un « voyage artistico-commercial […] de façon même à enthousiasmer les Américains, ces professeurs de réclame ». Dans la même veine, l’écrivain Henry James, qui la surnommait « la muse de la presse » évoque son « génie de la publicité ». Un génie publicitaire que les affiches présentées dans l’exposition (Sarah Bernhardt a lancé Alfons Mucha qui a fait d’elle une égérie de l’Art nouveau) ne démentent pas.
« Elle a vendu son nom à de grandes marques, notamment parce qu’en grande dépensière, elle était toujours à court de liquidités », commente Hélène Tierchant. Ce besoin d’argent s’est accru lorsque, devenue directrice de théâtre, elle montait des pièces pour lesquelles elle concevait des décors luxuriants, de très beaux costumes et de très nombreux figurants.
À l’aube de la cinquantaine, Sarah Bernhardt, qui ne s’autorisait à boire du champagne uniquement « parce qu’il lui éclair[ait] l’esprit et le cœur », surveillait sa ligne. Le musicien d’origine juive Reynaldo Hahn, amant de Proust, rapportait qu’à Belle-Ile, l’actrice s’imposait tous les matins une séance d’haltères et qu’elle avait également un vélo de chambre. C’est aussi la première comédienne à avoir eu recours à la chirurgie esthétique, le soin apporté à sa silhouette et à l’ovale de son visage devant alors autant au jeune âge de son amant Isidore Van Dommelen (alias Lou Telligen, successivement boxeur, escrimeur, trapéziste, danseur mondain…) qu’à la carrière qu’elle s’apprêtait à entamer au cinéma.
La Reine Elisabeth (1912), dont on peut voir un extrait dans la section 11 de l’exposition, fut d’abord projeté sur les écrans américains grâce à Adolph Zukor, l’un des co-fondateurs de la Paramount, ce qui a conduit Stéphanie Cantarutti, conservatrice en chef, responsable des peintures du XIXe siècle au Petit Palais, à affirmer malicieusement : « On peut donc dire que Sarah Bernhardt a un peu été à l’origine des grands studios de cinéma américains ! ».
Le visiteur sort de l’exposition avec le sentiment étourdissant d’avoir plongé dans la vie de la star tout en ayant suivi le parcours hors norme d’une artiste aux multiples talents et à l’étonnante modernité.
Pour autant, s’approcher au plus près de l’intimité de Sarah Bernhardt ne saurait s’affranchir, nous semble-t-il, de ses origines juives et de l’antisémitisme virulent dont elle a été victime à maintes reprises.
La section 10 intitulée « La femme engagée » paraît occuper un espace inversement proportionnel aux engagements très forts de l’actrice dont la grande ouverture d’esprit fut, dans bien des domaines, la marque de sa complexité, de son caractère de pionnière et de son parcours hérissé de combats que l’on doit au livre d’Hélène Tierchant de mentionner.
Curé de l’Eglise Saint-François de Sales où une homélie avait été donnée le jour des obsèques de l’actrice, le Père Aldric de Bizemont avait accepté, le 26 mars dernier, d’ouvrir son église au collectif « Sarah dans tous ses états » parce qu’il lui avait semblé important de faire écho à la place de l’église dans la vie de l’artiste même si, comme le souligne Hélène Tierchant, après ses années mystiques, Sarah Bernhardt disait être devenue agnostique.
« Le fait que Sarah Bernhardt soit née juive [sa mère Judith van Hard, dite Youle, était juive hollandaise] et qu’elle est devenue chrétienne a forcément influencé, de façon consciente ou non, ses choix et ses engagements, notamment quand, amputée, elle a rejoint le Théâtre aux Armées qui se produisait sur le Front lors de la première Guerre mondiale », a déclaré le Père de Bizemont au Times of Israël.
Quelle part de judéité restait-il, selon lui, en Sarah Bernhardt, morte en chrétienne ? Pour le curé, la question ne se posait pas à l’époque. « Il est important de ne pas plaquer nos réflexions actuelles sur des personnes ou des faits historiques. En ce temps-là, une Juive devenant chrétienne ne pouvait plus se sentir juive. La lecture que nous faisons à la lumière de nos arguments actuels rend évidemment invraisemblable et inacceptable la conception de l’époque.
Aujourd’hui, l’Eglise attache énormément d’importance au fait qu’un Juif devenant chrétien garde sa culture juive, inhérente à son identité. Un Juif né Juif, fût-il baptisé, reste fondamentalement Juif. Sarah Bernhardt avait en elle le retentissement des persécutions subies par son peuple et en même temps, la foi de son baptême. C’est ce qui donnait du sens au fait que j’ai accepté d’accueillir cet évènement, en dépit de la vie sulfureuse qu’elle a menée. J’essaie, dans mes imperfections et mes limites, d’appliquer ce que disent les Psaumes : ‘Dieu seul sonde les reins et les cœurs’ ».
« Je suis fille de la grande race juive et mon langage un peu rude se ressent de nos pérégrinations forcées »
En prenant la précaution de préciser qu’il ne s’agissait pas de verser dans une lecture ethno-centrée de l’exposition, le Times of Israël a contacté le service presse du Petit Palais pour souligner que la judéité revendiquée de Sarah Bernhardt [« Je suis fille de la grande race juive et mon langage un peu rude se ressent de nos pérégrinations forcées »] avait sans doute influencé son art et sa volonté de s’engager, quelles que soient les causes pour lesquelles elle s’est enflammée (en matière sociale, auprès de la militante révolutionnaire Louise Michel, son franc soutien à Zola au moment de l’Affaire Dreyfus, son engagement contre la peine de mort, l’égalité des droits hommes/femmes, la défense des Indiens, des Noirs et des migrants…).
Sarah Bernhardt était tout sauf une femme lisse. L’exposition n’aurait-elle pas gagné en intensité et en authenticité en indiquant, ne serait-ce qu’en y faisant allusion dans le wagon retraçant ses tournées mondiales, qu’elle avait été attaquée à coups de pierres à Odessa et à Kiev (provoquant l’indignation d’Anton Tchekhov, pourtant loin d’être un fan), que des hebdomadaires américains l’avaient ignominieusement caricaturée en Danae juive ou encore, comme les journaux français avaient en leur temps omis de le rapporter, qu’on avait crié en 1905 à Québec « À bas la Juive ! Mort à la Juive ! »…
La Cheffe du service presse nous a répondu qu’il n’avait effectivement pas été possible aux organisateurs de « développer comme [ils auraient] aimé cette question autour de sa judéité » et que c’est pour cette raison qu’avait été programmée, le 20 juin prochain à 12h30 à l’auditorium du musée, une conférence de Chantal Meyer-Plantureux, professeure émérite, spécialiste de l’antisémitisme au théâtre et au cinéma.
Si, le jour où nous l’avons contactée, Mme Meyer-Plantureux n’avait pas encore vu l’exposition, elle ne s’est guère montrée étonnée du sentiment de manque que nous avons ressenti. « Quand on m’a contactée il y a un an, j’ai argué que tout avait été dit sur Sarah Bernhardt : la première star, ses triomphes, l’Aiglon, etc. L’argument qui m’a convaincue d’accepter d’intervenir a été la proposition de traiter un point qui n’avait quasiment jamais été abordé : celui de la question juive et de l’antisémitisme ». Son dernier livre Antisémitisme et homophobie, clichés en scène et à l’écran, XIXème – XXème siècles (Éditions CNRS) comporte un chapitre sur Sarah Bernhardt, femme d’origine juive qui a eu des aventures lesbiennes et qui a défendu les homosexuels… De quoi, on l’imagine aisément, prêter le flanc à la contestation la plus virulente.
« L’histoire du théâtre cède la plupart du temps à l’hagiographie », déplore l’universitaire. « On ne re-contextualise pas ces grands personnages. En tant que professeure d’histoire culturelle, ce qui m’intéresse est de révéler et de faire revivre leur véritable personnalité ». Elle prévoit plusieurs volets à son intervention et s’interrogera d’abord sur les textes choisis par Sarah Bernhardt et sur leur résonance au judaïsme. « C’est le cas ! Sauf qu’il s’agit de pièces dont on ne parle jamais. En 1892 à New York et à Boston, elle a joué Leah, drame en cinq actes de Mosenthal qui avait eu du succès en Grande-Bretagne. Dans les nombreuses archives que j’ai épluchées, je n’ai à ce jour relevé aucune référence de la pièce en France mais cela reste à creuser. Il est néanmoins intéressant de noter la manière détachée dont avaient réagi les critiques français qui étaient allés voir la pièce à Londres : selon eux, le thème – une jeune juive persécutée – ne correspondait à rien en France… Etonnant, à une période où sévissait dans le pays une vague d’antisémitisme… ».
Chantal Meyer-Plantureux insiste sur la notion d’un antisémitisme teinté d’anti-féminisme et d’homophobie. « Il faut garder en tête qu’il s’agit aussi d’une femme très libre qui prend des engagements, notamment, bien sûr, celui de son soutien à Zola au moment de l’Affaire Dreyfus ».
Les tournées effectuées par l’artiste vont abondamment nourrir le propos de la conférencière : « J’étais certaine que l’exposition ne parlerait pas de Kiev. Cela résonne terriblement avec l’actualité. Le politiquement correct, ce n’est pas mon truc. J’en parlerai. J’ai les recensions et les coupures de presse. À l’époque où Sarah Bernhardt est allée à Kiev, il y avait eu trois pogroms successifs et 60 000 morts. Elle s’est fait quasiment lapider et a d’ailleurs reçu une pierre sur la tête. Il lui avait été recommandé d’annuler. Elle a refusé de s’incliner et a joué, sous la protection des autorités. Elle a été courageuse et s’est exprimée à ce sujet. De cela, on ne parle jamais. On ne parle jamais de Sarah Bernhardt et de la question juive [Chantal Meyer-Plantureux précise que le terme « antisémitisme » aurait quelque peu trahi l’époque dont les textes parlaient de la « question juive »]. Dès qu’elle a été taxée de sale Juive, Sarah Bernhardt est entrée en résistance », a-t-elle ajouté.
Et aux Etats-Unis, où l’artiste n’a pas été épargnée par les caricatures ? « La situation y a été un peu différente. L’information selon laquelle elle était allée célébrer le Shabbat dans une famille juive a été rapportée par la presse. Sarah Bernhardt a formellement déclaré qu’elle s’était trop éloignée de ses racines juives et que ce voyage était pour elle l’occasion de renouer avec son judaïsme », explique Chantal Meyer-Plantureux. « Je voudrais que l’on comprenne la complexité de Sarah Bernhardt. Je pense qu’à une certaine époque, judaïsme et catholicisme n’avaient en effet pas grande importance pour elle. Mais à la fin de sa vie, elle s’est reprochée de ne pas avoir été plus proche de ses origines juives ».
Le troisième et dernier volet de son intervention abordera la façon dont les Juifs eux-mêmes percevaient Sarah Bernhardt. « C’est là encore une ambiguïté : pour les Juifs, elle n’était plus juive. Il y a sur elle des textes très durs. Et pour les antisémites, elle est toujours restée juive. Sarah Bernhardt fut au cœur de vents contraires ».
On ne déflorera pas davantage les thèmes de réflexion prévus par Chantal Meyer-Plantureux qui parlera également, le 20 juin prochain, des caricatures constellées d’étoiles juives et de la dominance de la couleur jaune qui, dans la sémiologie de l’image, ne répond à rien d’autre, explique-t-elle, qu’au jaune des pièces d’or…
Laurence Cohen et son collectif « Sarah dans tous ses états » ont un rêve : celui de créer un format adapté à Israël. Sarah, dans l’Etat hébreu ? « La Divine » aurait sûrement apprécié.
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Exposition « Sarah Bernhardt, Et la femme créa la star »
Du 14 avril au 27 août 2023 au Petit Palais
Hélène Tierchant, Sarah Bernhard, Scandaleuse et indomptable, Tallandier , 384 p, 21,90 €
Sarah Bernhardt par les écrivains, Les Editions de Paris Max Chaleil, 120 p, 15 €