On nous a permis – à nous, les musiciens – d’entrer sans trop de difficultés dans cette base de Tsahal, sur le plateau du Golan.
Nous nous approchons de la porte : un jeune garde en sort et nous regarde d’un air interrogateur. Mais nous sommes attendus, et nous connaissons les mots magiques : « Nous avons l’autorisation de Dafna ». Alors ils nous font signe de passer, et nous entrons dans cette enceinte tentaculaire.
C’est un jeudi soir comme les autres, dans la nouvelle réalité d’Israël, et même les citoyens-soldats qui font la guerre ont besoin de se détendre un peu. Je suis ici en compagnie de mon vieil ami, Izhar Pintus, éducateur et musicien, bénévole pour « Laasot Sameach » qui nous a désignés volontaires pour nous produire devant des soldats de réserve.
Laasot Sameach, qui signifie littéralement en hébreu « Faire le bonheur », est devenu, depuis ce terrible Shabbat/Simhat Torah du 7 octobre, une sorte de leitmotiv pour les musiciens et chanteurs d’Israël. Comme une grande partie de la population civile du pays, les artistes se sont tournés vers le bénévolat. En raison de l’annulation de la quasi-totalité des concerts commerciaux, ils ont trouvé en ces soldats, ces blessés, ces personnes évacuées dans des hôtels et ailleurs un nouveau public. Dans certains cas, des gens sont bénévoles pour se produire devant d’autres bénévoles.
Mince et pimpant, Elitzur Goldsmith est arrivé avec un petit système de sonorisation. Il joue du bouzouki grec et a donné six concerts non rémunérés cette semaine, m’a-t-il dit. Il a parcouru le pays de long en large. Ce soir-là, il s’est traîné hors du lit et a conduit pendant plus d’une heure pour être avec nous.
Pour Pintus, c’est la troisième ou quatrième soirée de ce genre depuis le début de la guerre. Éducateur professionnel en congé sabbatique, il a donné son dernier concert en date avec des musiciens et danseurs dans un hôtel de Tibériade, pour un groupe de survivants de l’un des pogroms des kibboutzim.
Mais pour moi, qui vit pourtant depuis 20 ans en Israël, c’est ma première fois sur une base de Tsahal et c’est déroutant. L’aménagement est chaotique : il y a des véhicules de particuliers garés partout par les soldats qui se rendaient à leur poste. Du coup, certaines familles n’ont plus accès à leurs voitures, mais elles s’en passent. À un autre endroit, en chemin, j’ai vu des centaines de voitures garées le long de la route, probablement laissées là par des réservistes appelés près de leur lieu d’incorporation.
Pour nous rendre là où nous sommes attendus, nous passons devant des machines, des engins de transports de personnel et des bâtiments, comme cet énorme hangar très éclairé où les soldats semblent rassembler des fournitures. Les gens déambulent un peu partout, en uniforme ou pas, et l’ambiance est détendue. Enfin, nous arrivons à l’endroit convenu, la caserne, où a été aménagée une zone de loisirs extérieure.
Les soldats ici sont représentatifs de tous les âges, vingtaine, trentaine et quarantaine. Ils forment un groupe hétérogène d’hommes et de femmes – une véritable armée de citoyens – et tous ont avec eux leur M-16. Certains sont en uniforme, d’autres en survêtement, d’autres encore portent des vêtements civils et certains, enfin, portent un mélange des deux. À proximité, un banc de musculation et de poids est occupé en permanence.
Il y a quelques gars plus âgés pas vraiment en forme, des types aux cheveux longs, beaucoup de femmes aux cheveux colorés et aux ongles manucurés, et quelques hommes avec des kippas. Certains, assis, consultent leur téléphone, sans parler aux autres. Mais la plupart parlent et rient, s’adaptent à la situation et à leur nouvelle vie. La fumée de cigarette emplit l’air.
En temps normal, de relative paix, les périodes de réserve sont effectuées par un même groupe d’individus, pendant un temps limité, mais sur de nombreuses années, ce qui créé des liens forts au sein des groupes. En raison des circonstances inhabituelles de cet appel et du grand nombre de réservistes qui ont été rappelés, il semble que beaucoup de gens ici ne se connaissent que depuis le début de la guerre. Pintus est d’avis que ce groupe ne sera pas envoyé au front, d’autant plus qu’ils ont pris la relève de soldats dont on avait besoin ailleurs.
Il y a de la nourriture partout. Il y a foule autour d’un barbecue géant. Il y a deux tables pour le café et le thé, une autre table pour les fruits, les gâteaux et les friandises. Et près de l’entrée, une énorme pile de boîtes contenant des rations de l’armée. Un homme sympathique, d’âge moyen, en uniforme, promène un plateau de baklava. Nous sommes invités à prendre part à la soirée, et tout le monde est sympathique et heureux que nous soyons là.
Cela ressemble à une fête improvisée – « Où sont les bières ? » demande un gars – mais il n’y en a pas, l’alcool est banni. Jusqu’à il y a quelques semaines, ces réservistes menaient une vie normale. Familles, emplois, responsabilités, loisirs, tout ceci appartient à un autre monde, et pas seulement pour quelque temps. Personne ne sait quand cela va se terminer, d’autant que les autorités ont récemment prédit que la guerre serait longue.
Malgré le barbecue – maintenant quelqu’un d’autre fait circuler un plateau de poulet grillé et de kebab – un groupe semble avoir formé un coin végan. Un jeune homme en uniforme, avec une multitude de boucles d’oreilles et les cheveux longs, plaisante : « Ma pauvre mère m’a dit : Peu importe ce que tu fais, que tu ne travailles pas, que tu te drogues, même que tu sois gay, je t’aimerai, mais s’il te plaît, ne deviens pas végan ! ». Tout le monde rit.
Nous, les trois musiciens, mettons la main à la pâte pour installer le système de sonorisation dans un coin et après une brève vérification, nous nous lançons.
Pintus est à la guitare et au chant, Goldsmith fait des solos émouvants avec son bouzouki. J’ai apporté quelques percussions pour les accompagner. Il ne s’agit pas d’un vrai concert, mais plutôt d’une série de reprises des grands succès israéliens en hébreu, interrompue par des plaisanteries bon enfant.
Pintus est bon. Il a beaucoup d’expérience, il sait décrypter ce que veut le public, ce que les gens aiment. Certains regardent les paroles sur leur smartphone et se mettent à chanter avec conviction, en particulier les grands classiques comme « Matanot Katanot » de Rami Kleinstein.
Quelques tables plus loin, se joue une partie de cartes animée.
À un moment donné, Pintus commence à parler de la parasha de la semaine, la portion de Torah hebdomadaire et un soldat, qui a l’air on ne peut plus laïc, dit avec enthousiasme qu’il s’agit de la parasha de sa bar-mitsva. Il commence à chanter de mémoire les premières lignes, puis dit, étonné : « Je n’y ai pas repensé depuis 20 ans. »
Tout le monde reprend alors à son attention : « HaYom Yom Huledet », la chanson d’anniversaire israélienne.
Nous finissons, après quelques rappels et demandes spéciales. Nous remballons notre équipement pendant que les soldats restants s’activent pour nettoyer ce qui doit l’être. Ils sont heureux que nous soyons venus et que nous ayons apprécié cette soirée spéciale, organisée par leur commandant.
Avant que nous ne repartions pour notre long trajet de retour, une femme, assise dans un coin, nous arrête pour nous dire deux mots.
« J’avais une vie normale… Il y a des gens ici qui n’ont pas remis les pieds sur une base depuis 12 ans : mais aujourd’hui ils sont rappelés. Ils n’ont pas vu leurs enfants depuis… Mais il faut le faire le faire, c’est notre pays. »
Certains détails ont été modifiés pour des raisons de sécurité.