JTA — Quand Irene Fogel Weiss a vu les émeutiers prendre d’assaut le Capitole – une scène qui s’est déroulée à seulement quelques kilomètres de son habitation, en Virginie – elle a pensé immédiatement à ses parents assassinés par les nazis il y a presque 80 ans.
« Alors que j’étais en train de regarder les images, je me disais que peut-être, il fallait que je ne sois pas comme mes parents », explique la survivante de la Shoah âgée de 90 ans à la JTA. « Je me suis dit qu’il fallait que je réfléchisse à faire quelque chose, même si ces pensées restaient très vagues parce que, comme mes parents qui avaient six enfants, il est difficile de simplement rassembler la famille et de partir en laissant tout derrière soi ».
« Alors, bien sûr, je n’ai aucun plan spécifique mais il m’est venu à l’esprit qu’il fallait que j’y réfléchisse », continue-t-elle, songeuse.
Weiss se trouvait devant son écran de télévision, le 6 janvier, à son domicile de Fairfax, aux abords de Washington, quand les partisans du président américain Donald Trump s’étaient réunis pour contester les résultats de l’élection présidentielle américaine de novembre. Certains émeutiers avaient ensuite pris d’assaut le Capitole pour tenter d’empêcher la certification des résultats du scrutin – une insurrection qui s’est soldée avec cinq morts.
Et ces événements ont donné une nouvelle résonance à l’histoire qu’a raconté Weiss, à d’innombrables reprises, aux enfants des écoles et aux groupes, dans les synagogues – celle de sa vie avant et pendant la Shoah.
Petite fille, Weiss et ses cinq frères et sœurs avaient eu l’interdiction de fréquenter l’école de Bótrágy, en Tchécoslovaquie, et les Juifs de sexe masculin, dont son père, avaient été envoyés dans des camps de travail forcé. Puis Weiss et sa famille avaient été envoyés au ghetto après une rafle, où ils avaient vécu en compagnie de centaines de familles dans un bâtiment qui accueillait une usine. Et enfin, ils avaient été déportés à Auschwitz-Birkenau.
La plus grande partie de sa famille avait figuré parmi le million de Juifs approximativement qui n’était jamais revenu de ce camp de la mort de la Pologne occupée. Les seules survivantes avaient été Irene, sa sœur et une tante. Irene avait immigré aux Etats-Unis en 1947.
Weiss – enseignante à la retraite, juive orthodoxe et passionnée par l’actualité – explique avoir remarqué le sweatshirt « Camp Auschwitz » qui était porté par l’un des émeutiers presque immédiatement. Elle évoque auprès de la JTA ses réactions face à ces images – dont, espère-t-elle, les Juifs américains sauront se souvenir. Et elle explique aussi la raison pour laquelle elle croit encore et toujours à la force des Etats-Unis.
Cet entretien a été révisé pour plus de clarté.

JTA: Vous étiez à Auschwitz. Qu’avez-vous ressenti en voyant ce sweatshirt « Camp Auschwitz » ?
Weiss : C’était vraiment effrayant à voir parce que l’image d’ensemble ressemblait beaucoup à la manière dont les choses avaient dégénéré en Europe, à l’époque.
On m’a souvent demandé, bien avant les événements du capitole, si quelque chose de similaire à ce qui était arrivé en Europe pouvait aussi bien arriver ici. Et j’ai toujours répondu oui à cette question : Tout ce qu’il faut, c’est une personnalité charismatique, un démagogue, parce que ce type de personnalité a des fidèles qui l’attendent et qui le suivent, et qui adhèrent à son grand mensonge.
Et cela m’a donc beaucoup perturbée. Certains de mes amis et proches, qui sont aussi des survivants, sont également aujourd’hui très anxieux.
Est-ce que vous avez ressenti le besoin de parler au téléphone à d’autres survivants de ce qui était en train de se passer ?
J’ai quelques amis proches qui sont survivants. L’une d’entre elles est encore plus âgée que je ne le suis. Elle a 98 ans et elle a été complètement affolée en assistant à la manière dont les choses ont tourné, à tous ces gens qui suivaient le mouvement – c’était exactement comme en Allemagne.
Il y a des gens pour suivre le mouvement, il s’amorce d’abord lentement, puis il semble ensuite toucher les associations, le secteur du travail, les liens politiques.

Et quel avait été le « grand mensonge » à l’époque ?
Que tout allait mal dans le pays à cause des Juifs. Qu’ils avaient été à l’origine de la guerre, qu’ils avaient volé les richesses, qu’ils transmettraient la maladie, qu’ils avaient une alliance secrète, qu’ils sapaient le pays dans ses fondations.
Le mensonge était devenu de plus en plus gros au point où on avait affirmé que le sang même des Juifs était souillé, qu’on ne pouvait pas épouser un Juif, qu’on ne pouvait pas travailler pour un Juif, qu’on ne pouvait pas aller voir un médecin juif, un avocat juif, qu’on ne pouvait pas fréquenter un commerce appartenant à un Juif. Petit à petit, ce grand mensonge s’était imposé et la population allemande s’était écartée des Juifs, elle avait pris ses distances.
Les voisins ne s’adressaient plus la parole, les enfants juifs étaient renvoyés des écoles, et les choses avaient continué à empirer. Un bouc-émissaire avait été trouvé et il a été frappé, encore et encore, jusqu’à ce que des lois soient adoptées – il ne s’agissait donc plus seulement de propagande et de simples paroles. Il y a eu les lois de Nuremberg, environ 200, qui ont désigné nommément toutes ces choses du quotidien auxquelles les Juifs n’étaient plus autorisés à participer, qui ont dit que les Juifs n’étaient plus des citoyens, qu’ils ne pouvaient plus brandir le drapeau allemand. Toutes sortes de livres ont été brûlés, les artistes et musiciens célèbres de la communauté ont été écartés. En d’autres mots, tout ce qui faisait la vie en Allemagne leur a été interdit.
Le pire, ça avait été que la loi n’offrait dorénavant plus aucune protection aux Juifs. Il avait été inscrit noir sur blanc dans la loi que les Juifs ne seraient plus protégés, qu’ils n’étaient plus autorisés à porter plainte. Ce qui signifiait que tout le monde pouvait faire ce qu’il voulait. C’est ce qu’il s’est passé.
Et c’est ça qui est réellement dangereux. Mon inquiétude ne porte pas réellement sur la présence d’un démagogue – on sait ce qu’il faut faire. Je m’inquiète de tous ces gens raisonnables qui se laissent prendre
Et cela s’est passé parce que même des gens normaux, très éduqués, solides et intelligents sont susceptibles de se laisser prendre au grand mensonge. Le grand mensonge aura été le meilleur allié de Hitler. Il avait même nommé un ministre de la Propagande, dont le rôle était de souligner quotidiennement le grand mensonge à travers des livres, des images, des bannières. Et c’est ça qui est réellement dangereux. Mon inquiétude ne porte pas réellement sur la présence d’un démagogue – on sait ce qu’il faut faire. Je m’inquiète de tous ces gens raisonnables qui se laissent prendre.

Et selon vous, quel est le « grand mensonge » d’aujourd’hui ? Est-ce le même ? Est-il différent ?
Le grand mensonge, maintenant, c’est en fait le grand mensonge de l’époque, celui du nationalisme d’America First. Le nationalisme est rempli de grands mensonges. On entendait ça en permanence à l’époque, ici et là : On est les meilleurs, on ne laissera entrer personne d’autre dans le pays, nous appartenons à cette terre qui nous appartient, et nous ne voulons personne d’autre en Allemagne.
Vous avez déclaré que vous disiez toujours à ceux qui vous le demandaient que de tels événements pourraient survenir à nouveau ici. D’où vient votre certitude ?
Eh bien, nous, les survivants, lorsque nous sommes arrivés dans ce pays, nous avons ressenti un fort sentiment patriotique. Nous avons adoré ce pays, nous avons chéri la Constitution. Tout n’était pas parfait mais dans l’ensemble, la Constitution était respectée, elle protégeait les individus et notamment les immigrants. Et ainsi, les Juifs qui étaient arrivés ici avaient toute la liberté de s’installer, d’obtenir un emploi, d’élever une famille, d’envoyer les enfants à l’université. La loi ne nous faisait pas peur.
En Europe – et en Allemagne, pendant toutes ces années où la loi ne nous protégeait pas – c’était vraiment effrayant, parce que nous savions que la police n’interviendrait pas si quelqu’un s’en prenait à nous.
Et nous nous inquiétons aujourd’hui de la présence de failles dans la Constitution dont les nationalistes pourraient profiter. Ces failles permettent aux gens de suivre un démagogue qui encourage les cinglés, les antisémites et ceux qui ont le sentiment de pouvoir faire ce qu’ils veulent impunément, en l’absence de répression législative, à sortir de l’ombre.

Comment avez-vous su ce qui était en train de se dérouler au
capitole ?
Quand vous vivez à Washington, les informations nationales, ce sont les informations locales. Je m’intéresse beaucoup aux informations nationales et à celles concernant le gouvernement américain – ça a toujours été le cas. J’avais treize ans quand ma famille a été déportée à Auschwitz. A l’âge de 13 ans, rien de ce qui était raconté dans les journaux ou à la radio n’était vrai. Tout était mensonger, sans exception. Mais toutefois, on écoutait la radio, on lisait et on tentait de deviner ce qui se cachait derrière les lignes. Même à l’époque, je m’intéressais déjà énormément aux événements qui avaient lieu dans le monde – même avant qu’on ne nous réprime de manière si horrible.
A l’âge de 13 ans, rien de ce qui était raconté dans les journaux ou à la radio n’était vrai. Tout était mensonger, sans exception. Mais toutefois, on écoutait la radio, on lisait et on tentait de deviner ce qui se cachait derrière les lignes
Je suis allée au capitole à de nombreuses reprises. Ce n’est pas loin de chez moi. Et on passe devant souvent. L’invasion du capitole a marqué le paroxysme des mensonges proférés par le démagogue. J’espère que jamais ce pays n’ira aussi loin que l’Allemagne, mais le terrain a été préparé.
En regardant les images, je me suis dit qu’il fallait que je réfléchisse faire quelque chose, même si ces pensées restaient très vagues parce que, comme mes parents qui avaient six enfants, il est difficile de simplement rassembler la famille et de partir en laissant tout derrière soi. Alors, bien sûr, je n’ai aucun plan spécifique mais il m’est venu à l’esprit qu’il fallait que j’y réfléchisse.

Quel enseignement souhaiteriez-vous que les Juifs américains tirent de tout cela ?
Ce qui m’a vraiment inquiétée, c’est de voir certains Juifs américains s’égarer. Les mouvements nationalistes sont toujours lourdement antisémites. C’est l’une de leurs caractéristiques ; le Juif, c’est l’autre, celui qui ne fait pas partie, qui reste à l’extérieur. Et c’est précisément ce qui arrive ici. Si certaines autres choses positives ont pu être faites pour les Juifs en lien avec Israël, ou avec des lois qui ont pu être adoptées, alors certains pèsent les deux éléments et ils estiment que finalement, le bon vient contrebalancer le mauvais. D’accord, pas de problème – mais jusqu’à un certain point.
Quand un antisémitisme vicieux comme celui dont nous sommes témoins est bien présent, alors il est de notre responsabilité de réfléchir à nouveau à l’équilibre nécessaire des choses.
Et ce que j’ai remarqué dans la communauté juive, c’est qu’un grand nombre s’inquiète de l’effet du socialisme. Mais ce que ces gens ne comprennent pas, c’est que les Juifs doivent s’inquiéter des tendances au fascisme croissantes dans ce pays et oublier la vieille bataille socialisme vs. capitalisme. Ce n’est pas le problème aujourd’hui.
Observez bien la rapidité avec laquelle le fascisme nationaliste se développe parce que c’est celui-là qui fait peur aux survivants de la Shoah
Quand vous constatez que le fascisme se développe dans ce pays et que certains éléments dans le gouvernement, et certains responsables gouvernementaux, se sont placés aux côtés de ce nouveau mouvement nationaliste et fasciste, alors oubliez tout le reste et focalisez vos craintes sur ce fascisme ascendant, parce que c’est lui qui anéantira toute possibilité de vie pour les Juifs ici comme cela avait été le cas en Allemagne. Observez bien la rapidité à laquelle le fascisme nationaliste se développe parce que c’est celui-là qui fait peur aux survivants de la Shoah.
Et maintenant que les résultats de l’élection ont été honorés, que Joe Biden a fait sa prestation de serment à la présidence des Etats-Unis, ressentez-vous de l’espoir, celui que les choses soient différentes ?
La situation est encore très inquiétante. C’est allé trop loin. Et il faut renverser la tendance. Il ne s’agit pas que des Juifs, de grâce ! Il s’agit de ce que notre pays représente. C’est un pays très particulier. On ne peut pas se permettre de faire des Etats-Unis une terre de fascisme.
Je ne veux pas qu’on pense que je suis totalement découragée et désespérée. Ce n’est pas le cas. Comme tous ceux qui ont vécu Auschwitz, avec la perte de ma famille quand j’avais seulement treize ans, j’ai dû mûrir et vivre une vie normale, en plus d’avoir appris par la force de dures leçons de la vie. Mais ne croyez pas que je vais rester à ne rien faire en me tordant les mains ! Je ne vais certainement pas rester à broyer du noir. Je réfléchis, et j’espère que l’avenir sera meilleur.
Si vous avez l’impression que je tente de vous dire que tout est fini pour les Etats-Unis, ce n’est pas le cas. Nous avons aujourd’hui un nouveau gouvernement, nous allons adopter de nouvelles lois et avec un peu de chance, la pandémie va disparaître. Et l’avenir sera plus léger.