Un vieux buffet cassé trône sur une pile d’objets divers abandonnés, au vu de tous, à Tel Aviv. Une bande de protection enveloppe encore une partie du meuble décrépi – le signe que quelqu’un, dans le passé, y était attaché et avait tenté de le sauvegarder.
« C’était ma maison », souffle Ronit Aldouby en regardant les débris et les ordures qui jonchent ce qui était encore son quartier il y a seulement quelques jours. « Le buffet, c’était à nous. C’était celui de ma grand-mère, Penina. »
A l’endroit qui était connu, dans le passé, sous le nom de Givat Amal Bet, des affiches déchirées appellent encore le ministre de la Justice Gideon Saar et la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked à assumer leurs responsabilités dans ces destructions.
Des murs encore à moitié dressés témoignent des habitations qui se trouvaient ici. Les ordures ménagères des séries actuelles et passées d’expulsion jonchent le sol. Un déambulateur est là, abandonné, et des vieux vêtements pendent sur une corde à linge. Dans chaque direction, il y a un mur noir et haut agrémenté de publicités promettant un nouveau projet immobilier enthousiasmant confié au Hagag Group.
Ancienne enclave étroite qui accueillait environ 120 familles, le quartier ouvrier de Givat Amal Bet a été petit à petit réduit pour laisser la place à six tours d’habitation luxueuses, remplaçant certains des résidents les plus pauvres de Tel Aviv par les plus riches. Le 15 novembre, les 32 dernières familles du quartier ont été expulsées, refermant le livre de 75 ans d’existence – mais laissant des cicatrices béantes alors que les habitants tentent de faire face à la perte de leurs habitations et de leur communauté et qu’ils s’efforcent d’obtenir une compensation équitable pour les aider à tourner la page.
Niché entre le quartier verdoyant de Bavli et le quartier huppé de Park Tzameret, Gival Amal – un nom qui signifie littéralement « la colline du labeur » – reste dans l’ombre de certains des biens immobiliers les plus chics de la ville.
Ancienne enclave étroite qui accueillait environ 120 familles, le quartier ouvrier de Givat Amal Bet a été petit à petit réduit pour laisser la place à six tours d’habitation luxueuse, remplaçant certains des résidents les plus pauvres de Tel Aviv par les plus riches
Et pourtant, ce quartier a toujours été l’un des plus délabrés de Tel Aviv. Les résidents déplorent, depuis des décennies, la négligence de la mairie qui n’a pas fait paver les routes, qui n’a installé des éclairages publics qu’en nombre insuffisant et qui n’a jamais réglé le problème des eaux usées.
« Ils n’ont jamais investi dans ce secteur », commente Chani Smucha, 59 ans, une ancienne résidente dont les parents viennent tout juste de se faire expulser, ainsi que trois de ses frères et sœurs et leurs familles. « On avait fabriqué nos propres boîtes aux lettres. Ils n’ont jamais installé un seul banc pour qu’une personne âgée puisse s’y asseoir ».
Depuis les premières expulsions, en 2014 – environ 80 familles avaient dû quitter leurs habitations – les autorités refusent de nettoyer les tas d’ordures et de débris abandonnés. La tactique, selon Smucha, est claire : « Les déchets sont restés ici de façon à ce que les habitants en pâtissent et qu’ils partent ».
Le quartier de Givat Amal était né en 1947, quand David Ben-Gurion avait demandé à un groupe d’immigrants, à majorité mizrahis, de quitter leurs maisons de Neve Tzedek, près du sud de la ville, et de s’installer sur les terrains d’un village arabe dépeuplé au nord-est, qui était entre les mains des milices de la Haganah, avant la fondation de l’État. Presque tous les résidents qui ont vécu ici jusqu’à une date récente appartenaient au groupe d’origine envoyé par Ben-Gurion ou étaient leurs descendants.
Parmi eux, les parents de Chani Smucha : Haim Levi, 86 ans, et Rachel Levi, 79 ans, qui s’étaient installés dans le quartier quand ils étaient enfants, en 1947. Ils s’étaient mariés et étaient restés à Givat Amal pour fonder leur famille et élever leurs enfants.
« Ils ne connaissent rien d’autre », dit Smucha. « C’est là qu’ils ont grandi et qu’ils ont vécu pendant toute leur vie, pendant 75 ans ».
Des décennies de bataille judiciaire
Après la guerre, les résidents avaient cherché à acquérir les terrains de manière officielle mais ils avaient été ignorés par l’État qui avait plutôt choisi de vendre les terres aux promoteurs, en 1961. En 1992, un accord avait été trouvé visant à indemniser les résidents de la partie occidentale du quartier, connue sous le nom de Givat Amal Aleph, afin de construire les trois tours Akirov, un complexe de luxe parmi les plus chics de Tel Aviv.
A Givat Amal Bet, les droits de développement des parcelles de terrain avaient continué à passer de main en main jusqu’en 2005 – année où ils avaient été achetés par la firme immobilière Elard Israel Résidence, propriété du milliardaire Yitzhak Tshuva, qui s’était alors engagé dans une bataille judiciaire pour obtenir l’évacuation du reste du quartier – une lutte qui devait durer 16 années.
Si ce sont deux promoteurs, le Hagag Groupe et Y.H Dimri, qui sont dorénavant chargés du développement des terrains après avoir acheté les droits à Elad – Tshuva lui-même s’est retiré récemment d’Elad – c’est Tshuva qui conserve la responsabilité juridique de l’expulsion et de l’indemnisation des résidents.
Les représentants d’Yitzhak Tshuva n’ont pas répondu à une demande de commentaire.
Et la bataille judiciaire menée contre Tshuva et ses représentants a été particulièrement amère, disent les résidents. Certains habitants qui avaient été expulsés en 2014 attendent encore l’indemnisation de leurs maisons tandis que d’autres ont été obligés de porter le dossier devant les tribunaux pour obtenir quelque chose.
En 2016, Tshuva avait porté plainte contre les résidents qui, avait-il affirmé, squattaient ses terrains. Il avait par ailleurs exigé d’être indemnisé. La Cour de district de Tel Aviv avait statué que les habitants eux-mêmes avaient droit à une compensation financière, conformément à un jugement initial survenu dans un premier dossier où les résidents avaient mis en cause l’État quant les terrains avaient été vendus pour la première fois aux promoteurs, en 1961.
Un dernier jugement en date dans ce dossier, au mois d’avril, a ordonné à Tshuva de verser une indemnisation aux résidents d’environ 3 millions de shekels pour chacun des onze terrains occupés depuis 1961 – le montant total devant être divisé entre les 32 familles nucléaires qui ont été finalement expulsées, sept mois plus tard.
Les habitants affirment que l’argent reçu de la part de Tshuva – approximativement un à deux millions de shekels pour chaque famille nucléaire – n’est pas pleinement compensatoire. La somme n’est pas suffisante non plus pour acheter un logement digne de ce nom à Tel Aviv, ville qui a été récemment désignée comme la ville la plus chère du monde, où le prix moyen d’un appartement de quatre pièces (avec trois chambres) dépasse les quatre millions de shekels.
« Nous avons l’indemnisation mais nous sommes encore en train de décider ce que nous devons en faire – louer ? Acheter ? », s’interroge Smucha. « Avec ce genre de montant, qu’est-ce qu’on peut faire ? Où vais-je emmener mes parents – à Dimona, à Beer Sheva [deux localités périphériques du sud du pays plus pauvres] ? Où vais-je les emmener ? Ils ont vécu à Tel Aviv pendant toute leur vie. »
L’argent obtenu a été largement grignoté par les frais judiciaires à payer et les déductions de la somme – qui ont été approuvées par le tribunal – pour compenser la période de jouissance des habitations qui est allée au-delà du temps initialement permis.
Pendant l’été, les habitants ont rencontré les députés Gaby Lasky (du Meretz) et Naama Lazimi (du parti Travailliste) pour tenter d’écrire un accord-cadre qui aurait permis une évacuation respectueuse des résidents et le déblocage d’une indemnisation supplémentaire par l’État en reconnaissance des échecs, dans le passé, de ce dernier à prendre en charge de manière appropriée Givat Amal.
« L’objectif, après avoir signé ça, était qu’un représentant entre en contact avec la municipalité et avec le promoteur et qu’il définisse une date de départ acceptée par tous. Il devait même y avoir une cérémonie organisée pour que les résidents puissent quitter les lieux avec dignité, » indique Aldouby, qui habitait depuis longtemps à Givat Amal et qui était la porte-parole officieuse des habitants du quartier.
L’accord ne devait pas avoir de suite. Pire : Tshuva avait demandé que la mairie de Tel Aviv émette une ordonnance de départ des lieux – ce qu’elle avait fait, malgré les interventions de Lasky et d’autres officiels.
Dans un communiqué, un porte-parole du conseil municipal a souligné les indemnisations qui seront reçues par les résidents et rejeté toute responsabilité dans la destinée réservée à Givat Amal.
« Comme c’était déjà le cas dans le passé, nous voulons faire avancer toutes les propositions, sous l’autorité de l’État, qui bénéficieront aux habitants sur les questions des expulsions et de leur mise en œuvre – mais il est important de souligner que ces propositions doivent rester dans le cadre légal », a dit le porte-parole.
« Ni criminels, ni squatteurs »
Pour leur part, les familles décrivent un départ douloureux, traumatique.
Smucha raconte que sa famille a su que l’expulsion aurait bien lieu « environ un mois avant », même si les représentants de Tshuva n’auront jamais fait part d’une date spécifique, ou d’une série de dates auxquelles le départ pouvait être envisagé, aidant ainsi les habitants à se préparer psychologiquement. Les résidents dans leur ensemble affirment qu’ils n’ont appris qu’ils seraient évacués de force que le 13 novembre.
Le jour suivant, environ un millier d’agents de police, avec notamment certaines forces issues d’unités d’élite, sont venues pour expulser les 32 familles, selon Smurcha.
« Voir des policiers si nombreux nous a choqué. On n’a pas compris pourquoi un si grand nombre était nécessaire, » se souvient Smucha. « Des gens biens, le sel de la terre… Pas des criminels, pas des squatteurs, des personnes qui ne causaient aucun problème ».
Certaines familles ont quitté les lieux de leur propre gré tandis que d’autres ont été sorties physiquement du quartier par les agents dans une scène qualifiée de « violente » par deux résidents.
Une porte-parole de Lasky, qui était présente le jour des expulsions en tant que défenseuse de la communauté, évoque les personnes âgées évacuées de force de leurs habitations.
« Ils ont expulsé une femme qui était sous assistance médicale totale, elle ne pouvait pas marcher », s’indigne-t-elle.
Dans l’habitation de la famille Cohen, les habitants et leurs partisans se sont tenus la main en scandant « Honte » devant des affiches critiquant des politiciens « hors-sol » ou « apathiques », avant que des dizaines de policiers n’entrent dans la maison pour les faire sortir.
Yifat Ziv, représentante des forces de l’ordre, a expliqué au Times of Israel que ces déploiements importants avaient été décidés de manière à annihiler toute velléité de résistance.
« La police a aidé l’exécutant à faire appliquer un ordre judiciaire d’expulsion et, à cette fin, elle s’est dotée des forces nécessaires. L’évacuation des habitants s’est faite dans le respect et sans incident inhabituel », a-t-elle déclaré.
Les représentants de Tshuva étaient là, eux aussi, et selon Smucha, ils se sont opposés vivement aux habitants. Un représentant de Tshuva a ainsi menacé de faire remorquer un camion qui se trouvait là – alors même que les résidents chargeaient leurs effets personnels dedans, explique Smucha.
« Il aperçoit ma mère complètement stressée, elle tremble, elle pleure… il la voit dans cet état et lui, il continue à la piétiner ? J’ai encore cette image gravée dans ma tête. Ce type ne les a pas laissés quitter la maison honorablement, même dans les dernières minutes. Il les a écrasés jusqu’à la fin », raconte-t-elle.
Aldouby condamne la méthode employée pour ses évacuations, en particulier au vu des efforts livrés – vainement- par les résidents et les membres de la Knesset dans le but de mettre au point un plan d’évacuation pacifique.
« C’est terriblement triste – qu’au lieu d’attendre une minute pour étudier un plan qui aurait permis de satisfaire tous ceux qui ont été expulsés, cette expulsion ait eu lieu de manière si laide », dit la porte-parole de Lasky.
Lasky et Lazimi avaient réussi à réunir un budget de 30 millions de shekels pour les habitants dans le cadre des accords de coalition. L’argent est aujourd’hui gelé au ministère des Finances.
Un porte-parole du ministère refuse tout commentaire, citant des « procédures judiciaires ».
Des indemnisations gouvernementales avaient pu être versées à des personnes expulsées, dans le passé, quand la responsabilité de l’État avait pu être engagée à un certain niveau – comme cela avait été le cas lors des évacuations des résidents de communautés situées en Cisjordanie ou à Gaza. « Si ces gens avaient habité des implantations, le problème aurait été réglé en quelques heures », a accusé Lasky lors d’une interview récente accordée à la Radio militaire.
Une communauté détruite
Après les expulsions, il a été offert aux résidents d’être relogés à l’Abraham Hostel, un hôtel modeste du sud de Tel Aviv, même si, disent-ils, on leur avait fait croire que Tshuva leur offrirait un hébergement au Kfar Maccabiah Hotel de Ramat Gan pendant un mois.
« C’est un endroit étrange », dit Smucha, parlant de l’hôtel. « J’ai dit au représentant de Tshuva : ‘Vous emmèneriez, vous, vos parents là-bas ? Mes parents, je ne vais pas les y emmener ».
Finalement, ses parents âgés se sont installés chez elle : elle vit dans un appartement de 85 mètres-carrés à Ramat Gan. Elle et sa mère dorment dans le salon et elle a donné sa chambre à son père.
« On vit les uns sur les autres mais je voulais qu’ils vivent dans le confort – être quelque part où ils se sentent en sécurité ».
D’autres membres de la communauté restent auprès de leurs familles ou dans des appartement loués.
« Tout le monde s’est éparpillé aux quatre vents », dit Ronit Aldouby, songeuse, en quittant son ancien logement. « Nous sommes issus d’une communauté qui a été détruite ».