JTA – Dans le monde de l’architecture new-yorkaise, Stephen Jacobs est connu pour ses créations à plusieurs millions de dollars, comme l’hôtel Gansevoort, un hôtel chic avec un bar sur le toit qui a été le premier hôtel de luxe dans le quartier branché de Meatpacking de la ville.
Mais Stephen Jacobs a récemment terminé un projet bien différent – gratuitement.
Pendant plusieurs années, il a travaillé à la conception d’un mémorial de la Shoah pour la capitale albanaise. Dévoilé le mois dernier à l’entrée du Grand Parc de Tirana, ce simple mémorial comporte trois plaques de pierre – en albanais, en anglais et en hébreu – qui mettent en valeur les histoires des Albanais qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’architecte de 81 ans a accepté de travailler sur le mémorial après avoir appris que l’Albanie était le seul pays d’Europe qui comptait plus de Juifs après la Seconde Guerre mondiale qu’avant. En plus de ne pas en avoir livré aux nazis, des centaines de Juifs fuyant d’autres pays se sont vus offrir un refuge dans ce pays à majorité musulmane.
« J’ai pensé que c’était une histoire très importante qui devait être racontée », explique-t-il.
Sa motivation va au-delà du fait de vouloir mettre en lumière la bravoure des Albanais pendant la guerre. Stephen Jacobs est lui-même un survivant de la Shoah qui a passé du temps dans un camp de concentration nazi lorsqu’il était enfant.
« Pour moi, il ne s’agit pas simplement de concevoir. C’est une sorte d’expérience personnelle », commente-t-il.
Pour moi, il ne s’agit pas simplement de concevoir. C’est une sorte d’expérience personnelle
Né Stefan Jakubowicz dans la ville polonaise de Lodz, Stephen Jacobs et sa famille laïque s’installent à Piotrków – une ville qui devient le premier ghetto créé par les nazis. Le ghetto, qui abritait 25 000 personnes, a été liquidé en 1942.
Sa famille – ses parents, son frère aîné, son grand-père et trois tantes – et lui seront finalement envoyés dans des camps de concentration. Les hommes à Buchenwald, les femmes à Ravensbruck. Il n’avait que 5 ans à l’époque.
À Buchenwald, il réussit à survivre à la fois grâce à la chance et à l’aide d’une résistance clandestine qui œuvrait au sauvetage des enfants. Il passait ses journées chez le cordonnier, ce qui lui permettait d’échapper à l’appel quotidien, où les gardes l’auraient probablement tué à cause de son jeune âge. Plus tard, il s’est caché dans le service de tuberculose de l’hôpital du camp, où son père travaillait comme aide-soignant.
« J’ai des souvenirs fugaces », témoigne-t-il. « J’ai des souvenirs qui ne sont pas chronologiques, en particulier les dernières semaines, car c’était une période très traumatisante et dangereuse, car ils essayaient de liquider le camp. »
Miraculeusement, toute la famille proche de Stephen Jacobs survit à la guerre, bien que sa grand-mère soit morte peu après la libération des camps. La famille part pour la Suisse, où elle vivra pendant trois ans. En 1948, ils s’installent aux États-Unis, dans le quartier de Washington Heights à New York.
Stephen Jacobs est aujourd’hui un architecte new-yorkais de premier plan, fondant sa propre entreprise et s’associant avec sa femme Andi Pepper, architecte d’intérieur.
Sa carrière a fini par le ramener à Buchenwald. Il est chargé de créer un mémorial pour le « petit camp », une zone de quarantaine où les nouveaux prisonniers, dont Stephen Jacobs, séjournent dans des conditions brutales.
Il accepta, mais refusa toute rémunération parce qu’il ne voulait pas être payé par l’ancien camp, et « ce sont des choses qu’on ne fait pas pour gagner sa vie ». Le mémorial a été inauguré en 2002, à l’occasion du 57e anniversaire de la libération du camp.
Le mémorial de Tirana a été beaucoup moins épuisant sur le plan émotionnel, indique-t-il.
« L’Albanie était bien sûr plus éloignée parce que je n’étais pas là. Je ne connaissais pas beaucoup l’Albanie avant. Je ne connaissais certainement pas son histoire », confie Stephen Jacobs. « Buchenwald était complètement différent, donc émotionnel au début, c’est difficile. »
En concevant les monuments commémoratifs, la priorité de M. Jacobs est de faire en sorte que les visiteurs repartent avec une meilleure compréhension de la Shoah. Comme le mémorial de Tirana, celui de Buchenwald est relativement simple et comporte des plaques avec des informations sur le camp et les lieux d’où les détenus ont été déportés.
« Les mémoriaux de la Shoah tendent à être l’un des deux extrêmes », commente-t-il. « Ils ont tendance à être soit le mémorial héroïque de style soviétique, la résistance héroïque au fascisme, soit totalement abstraits au point que le spectateur profane a besoin d’une explication concernant ce qu’il regarde, comme par exemple le mémorial [Peter] Eisenman à Berlin ».
« Et j’ai estimé qu’aucune de ces orientations n’était appropriée. La chose la plus significative à propos d’un mémorial de la Shoah, en particulier depuis que nous faisons cela pour les générations futures, est de dire aux gens exactement ce qui s’est passé ici ».
La chose la plus significative à propos d’un mémorial de la Shoah est de dire aux gens exactement ce qui s’est passé ici
Ces dernières années, M. Jacobs a été présent dans les médias non seulement pour son travail d’architecte mais aussi pour ses critiques sévères à l’égard du président américain Donald Trump. Dans une interview accordée à Newsweek en 2018 et largement couverte par les médias, il a établi des comparaisons entre la montée de l’extrême droite sous Trump et l’Allemagne d’avant-guerre.
« Je pense que c’est probablement l’élection la plus importante, certainement de mon vivant », juge-t-il, ajoutant que le résultat « déterminera l’avenir de ce pays ».
« Quatre années supplémentaires de Trump et ce pays ne sera pas reconnaissable », redoute M. Jacobs, qui a soutenu la campagne présidentielle du sénateur Bernie Sanders et a déclaré qu’il voterait pour Joe Biden en novembre.
Celui qui partage son temps entre l’Upper West Side de New York et la ville de Lyme dans le Connecticut travaille toujours comme architecte. La pandémie de coronavirus l’a empêché d’assister à l’inauguration du mémorial à Tirana.
Il explique que le fait de pouvoir concevoir des monuments commémoratifs de la Shoah est cathartique pour lui – mais cela ne signifie pas qu’il a pardonné à l’Allemagne son passé. Il se souvient qu’un fonctionnaire allemand avait déclaré lors de l’inauguration du mémorial de Buchenwald que sa présence était un « symbole de pardon », et qu’un journaliste l’avait interrogé à ce sujet.
« Ce n’est pas une question de pardon », se souvient-il avoir répondu. « Pour moi, il s’agit de clôture. Tout doit avoir une fin, et c’est pourquoi c’est une chose si importante pour moi à un niveau personnel ».