Comme nombre d’enfants juifs nord-américains célébrant leur bar ou bat mitzvah, Jason Sherman a, lui aussi, reçu un certificat attestant qu’un arbre avait été planté en son nom en Israël.
Dans le cas de Jason Sherman, cela remonte à 1975, et jusqu’à sa première visite en Israël en 2012, à l’âge de 50, il n’a plus pensé au certificat émis par le Keren Kayemet L’Yisrael- Fonds national juif (KKL/JNF). Lors de cette visite, il a voulu voir où se trouvait cet arbre – la preuve physique de son lien avec la patrie juive – et quelle taille il avait atteint au fil des ans.
De retour chez lui à Toronto, le dramaturge et cinéaste Sherman a fouillé dans ses boîtes de souvenirs et a parcouru les albums de photos et les films en Super 8 de sa bar-mitsva. Mais aucune trace du certificat. Il n’existait peut-être plus, mais l’arbre lui, était probablement encore debout, a pensé Sherman. En 2015, accompagné du caméraman engagé pour l’occasion, il a réservé un autre vol pour Israël et s’est lancé à la recherche de son arbre.
Tout cela semblait assez simple. Mais Sherman n’a pas tardé à découvrir que sa mission serait tout sauf simple.
Sherman a documenté sa quête – et la boîte de Pandore qu’elle a ouverte sur des questions morales, politiques et environnementales – dans son film My Tree. Ce film a été présenté en avant-première au festival international de documentaires Hot Docs en mai 2021 et est désormais disponible en streaming sur de nombreuses plateformes en ligne.
Dans le film et lors d’une conversation avec le Times of Israel depuis son domicile à Toronto, Sherman a souligné que le principal obstacle auquel il a été confronté était le refus du KKL/JNF de lui parler pour son film. Il a essuyé des refus catégoriques en Israël, mais aussi lorsqu’il a essayé d’obtenir une interview filmée avec un représentant de la branche canadienne à Toronto.
Un second voyage en Israël pour poursuivre le tournage a été annulé pour plusieurs raisons, dont l’annulation des réunions par le KKL/JNF après avoir initialement accepté de coopérer, indique le cinéaste.
Le KKL/JNF refuse toujours de communiquer avec Sherman au sujet de son arbre ou de son film.
Approché par le Times of Israel, un porte-parole du KKL/JNF a déclaré : « En ce qui concerne les dires du cinéaste, nous regrettons d’avoir constaté un parti pris délibéré visant à nuire au JNF en véhiculant sans fondement des informations trompeuses et diffamatoires. Par conséquent, nous n’avons pas jugé bon de répondre aux affirmations fallacieuses soulevées par le réalisateur du film. »
Planter des racines en Israël
La plupart des Juifs à travers le monde associent le KKL/JNF à la plantation d’arbres – 240 millions et plus. Depuis sa création en 1901, le Fonds a également participé à l’achat de terres pour l’implantation de Juifs en Terre d’Israël, ainsi qu’à une grande variété de projets agricoles, environnementaux et de développement. Le KKL/JNF est propriétaire et gardien de 13 % des terres de l’État. C’est une organisation très riche, comme en témoigne son budget de 1 257 985 534 shekels pour 2022.
« Je ne comprends pas pourquoi ils ne veulent pas me parler de leur programme le plus promu, qui est le boisement d’Israël », a déclaré Sherman.
Le KKL/JNF n’étant pas disposé à coopérer, Sherman s’est tourné vers un autre organisme. « J’avais besoin de parler à quelqu’un au sujet des arbres », a-t-il déclaré.
Avec l’aide d’un chercheur israélien, il a calculé que son arbre avait sans doute été planté dans le parc Canada (également connu sous le nom de parc Ayalon), une zone de loisirs forestière de sept kilomètres carrés située au nord de la route 1 entre Jérusalem et Tel Aviv. Les fonds nécessaires à la création du parc avaient été collectés par des Juifs canadiens et le parc a été aménagé à l’époque de la bar-mitsva de Sherman.
En se promenant parmi les grands pins du parc Canada, Sherman a réalisé qu’il était impossible de distinguer son arbre, si tant est qu’il ait été planté.
Sherman apprend ainsi que le KKL/JNF avait planté des forêts de pins dans le parc Canada parce qu’ils poussaient rapidement et pouvaient recouvrir des surfaces en peu de temps. Le réalisateur interviewe alors des arboriculteurs qui lui expliquent que les pins ne sont pas des espèces indigènes de la région et sont vulnérables aux incendies de forêt et à de nombreux autres problèmes.
Dans le film, on voit un représentant de la Société pour la protection de la nature en Israël (SPNI) emmener Sherman dans une zone de prairie dégagée dans le sud du pays et se plaindre que le KKL/JNF planifie d’y planter une forêt, ce qui modifierait l’environnement et mettrait en danger la faune et la flore.
Lors d’une interview accordée au Times of Israel, le député Alon Tal, président de la sous-commission de la Knesset chargée de l’impact de l’environnement et du climat sur la santé, qui est aussi un militant de l’environnement et un universitaire israélien réputé, a contesté cette affirmation.
« Il s’agit d’une opinion extrémiste. Le KKL/JNF ne souille pas le paysage naturel et ne porte pas atteinte à la vie sauvage », a-t-il déclaré.
Selon Tal, qui n’apparaît pas dans le film, le KKL/JNF inverse le surpâturage qui s’est produit au cours des siècles en plantant des arbres. Les forêts sont également essentielles pour préserver les zones de loisirs dans la nature dans ce petit pays qui perd 30 kilomètres carrés par an au profit du développement urbain.
« Il y a une place importante pour ces forêts dans un pays de plus en plus surpeuplé. Et avec le changement climatique, la séquestration du carbone dans le sol par les forêts est vitale », a déclaré Tal.
Tal a fait remarquer que l’accent mis par Sherman sur les forêts de pins n’est pas pertinent et est même trompeur. Bien que les pins aient été le moyen utilisé par le KKL/JNF pour couvrir rapidement les terres pendant les premières années du nouvel État d’Israël, cela fait de nombreuses années que ces arbres n’ont plus la cote.
« Plus rien n’est fait de manière irréfléchie aujourd’hui. Depuis des dizaines d’années, il existe des plans détaillés et le KKL/JNF est très attentif aux diverses espèces qui sont plantées », a déclaré Tal.
Des vies déracinées ?
Aussi intéressantes que soient les discussions sur les pins, Sherman était bien plus préoccupé par le fait que son arbre ait été ostensiblement planté là où vivaient autrefois des familles palestiniennes.
Le parc Canada a été construit sur les ruines des villages palestiniens d’Imwas et de Yalo. Ces villages ont été pris par Israël à la Jordanie pendant la guerre des Six Jours en 1967. Ils ont été rasés et leurs habitants expulsés sur ordre des dirigeants israéliens, qui voulaient élargir le corridor de Jérusalem.
Un représentant de Zochrot, une organisation qui expose et diffuse des informations historiques sur la Nakba palestinienne auprès des Israéliens, affirme dans le film que l’objectif de la plantation de pins dans le parc Canada était l’élimination rapide des vestiges des villages palestiniens.
« Ai-je été rendu complice de cette opération de dissimulation ? » s’est demandé Sherman.
Cela peut paraître absurde de penser qu’un enfant de 13 ans vivant loin au Canada puisse être coupable de quoi que ce soit ayant trait aux réalités de la guerre au Moyen-Orient. Pourtant, Sherman – qui a aujourd’hui plus de 60 ans – s’interroge sur l’éthique du manque présumé de transparence totale du KKL/JNF envers ses donateurs.
Il se demande si ses parents, ses proches ou les dirigeants de sa congrégation (quels que soient les donateurs) étaient pleinement informés du terrain sur lequel le parc Canada a été planté – et s’ils s’en étaient souciés.
Maintenant que Sherman connaît l’histoire du parc Canada, il se demande s’il devrait faire amende honorable. Et si oui, de quelle maniere ? Pour lui, « son » arbre n’est pas seulement un arbre mais plutôt un symbole de sa relation avec Israël, que ce voyage a compliqué.
En cherchant des réponses à son dilemme moral, il a des conversations à cœur ouvert avec un rabbin de Toronto et un Américain d’origine palestinienne né à Imwas qui vit maintenant en Arizona.
Sherman a également interviewé des Juifs canadiens qui soutiennent ardemment le KKL/JNF et qui ne voient pas de problème éthique ou moral. L’administrateur de la synagogue où il est devenu bar mitzvah rapporte que le lieu de culte continue à remettre des certificats d’arbres aux adolescents ayant fait leur bar ou bat mitzvah.
Une femme surnommée « la dame des arbres », dont la tâche pendant des dizaines d’années a été de taper et d’envoyer les certificats, s’émeut de ce que ses arbres en Israël signifient pour elle, maintenant qu’elle ne peut plus s’y rendre.
Dans une scène tendue, un ancien président du KKL/JNF Canada, qui a joué un rôle déterminant dans la conception et l’établissement du Parc Canada, n’a pas beaucoup de compassion pour « Ahmed », qui a « volontairement » quitté son village sur les instructions des dirigeants des nations arabes attaquantes.
Le film va plus loin
Sherman a déclaré avoir insisté à plusieurs reprises auprès des dirigeants actuels du KKL/JNF en Israël et au Canada pour recevoir une réponse à certaines questions difficiles.
« Croyez-moi, je voulais que le KKL/JNF participe. Je le souhaite toujours. Je recouperais même le film s’ils acceptaient de me parler », a déclaré Sherman.
Il est toutefois peu probable que le KKL/JNF ait quoi que ce soit à dire à Sherman, étant donné que My Tree va bien au-delà de son pin personnel. Le film présente aux spectateurs l’une des nombreuses communautés bédouines du Neguev en conflit juridique avec le KKL/JNF pour des litiges fonciers, ainsi qu’un ancien membre américain du conseil d’administration du KKL/JNF qui a démissionné en colère après avoir appris que l’organisation était impliquée dans l’expulsion d’une famille palestinienne de sa maison dans le quartier de Silwan à Jérusalem-Est.
Si Sherman avait réussi à effectuer son deuxième voyage de tournage, il aurait probablement ajouté dans My Tree un passage sur le fait que le KKL/JNF investit de manière controversée dans des implantations juives au-delà de la Ligne verte.
En réponse à une demande de commentaire du Times of Israel concernant les relations de l’organisation avec le gouvernement israélien, un porte-parole du JNF a déclaré : « En tant qu’autorité forestière, le KKL-JNF continuera à planter des forêts durables et de haute qualité pour le bien-être des résidents d’Israël. » Il a ajouté « qu’en tant qu’organisation indépendante, [nous] coopérons de temps en temps avec le gouvernement pour actualiser les objectifs et les valeurs sur lesquels notre organisation a été construite et établie. »
En visionnant My Tree on constate que Sherman ne nie pas tout le bien que le KKL/JNF a fait pour Israël et les relations entre Israël et la diaspora juive au cours du siècle dernier. Mais l’absence manifeste de voix pro-KKL/JNF officielles et actuelles, comme celle de Tal, ébranle l’équilibre du film.
Au bout du compte, il s’agit d’un récit sur la façon dont un jeune arbre planté au nom d’un garçon juif canadien de 13 ans se développe jusqu’à en secouer les bases de sa relation avec Israël.
« J’ai le sentiment d’avoir été rendu complice d’une dissimulation, au sens propre comme au sens figuré. Cela n’aurait pas dû se produire, et cela ne devrait plus se produire », dit-il.