Lorsque l’Allemagne nazie occupa une grande partie de la Pologne au début de la Seconde Guerre mondiale, les parents d’Erna et Fela Dranger envoyèrent leurs filles de l’autre côté de la frontière, de leur maison de Tylicz à la ville de Humenné, dans l’est de la Slovaquie. Leur cousine Dina Dranger les accompagna. Erna, 20 ans, et Fela et Dina, 18 ans, trouvèrent du travail et s’installèrent dans la communauté juive locale. Un jour, Fela partit avec une amie pour Bratislava, la capitale slovaque.
Les parents des jeunes filles pensaient qu’ils avaient envoyé leurs filles en lieu sûr. Mais le 25 mars 1942, Erna et Dina faisaient partie du millier d’adolescentes et jeunes femmes célibataires déportées via le premier convoi officiel de Juifs vers Auschwitz.
Les autorités slovaques leur avaient dit qu’elles partaient travailler pour le gouvernement pendant quelques mois seulement.
Les jeunes filles et les femmes juives avaient en fait été vendues par leur gouvernement pour 500 reichsmark (environ 180 euros) chacune comme esclaves.
Fela, qui se trouvait dans la partie ouest du pays, ne faisait pas partie de ce premier convoi. Cependant, elle sera bientôt obligée de rejoindre sa sœur et son cousin à Auschwitz, où elle arriva le 23 avril à bord du huitième convoi en provenance de Slovaquie, le premier État satellite à déporter ses Juifs.
Très peu des 997 filles de ce premier convoi – ou de tous les autres premiers convois – ont survécu aux trois années d’enfer qui ont précédé la fin de la guerre.
Erna, Fela et Dina Dranger ont survécu, les sœurs ayant ensuite élevé des familles en Israël, et leur cousine Dina s’étant installée en France.
L’histoire de ce qui est arrivé à ces femmes et aux autres femmes lors des premiers convois vers Auschwitz est racontée en « 999 : The Extraordinary Young Women of the First Official Jewish Transport to Auschwitz », un nouveau livre passionnant de Heather Dune Macadam. (Les nazis avaient prévu de déporter 999 femmes juives lors du premier convoi, mais l’auteure a découvert des coquilles sur la liste – maintenant conservée dans les archives de Yad Vashem – ce qui a fait porter le nombre réel à 997).
Dans les détails, l’auteure emmène les lecteurs dans les villes et villages glacés et enneigés de l’est de la Slovaquie, au moment même où les crieurs publics annoncent que les adolescentes juives et les femmes célibataires jusqu’à 36 ans doivent se présenter dans des lieux centraux tels que les écoles et les casernes de pompiers pour s’inscrire au service de travail. Les jeunes filles ont été choquées lorsqu’elles ont été enfermées dans ces bâtiments et forcées de se déshabiller devant les responsables slovaques et nazis.
Les parents aimants, supposant que leurs filles seraient à la maison pour le dîner de Shabbat, étaient troublés et inquiets. Le riche père de Magda Amster de Prešov, ayant réalisé le danger, tira toutes les ficelles pour sauver sa fille, mais en vain. La scène de sa course en voiture à la poursuite du train de transport avant qu’il ne franchisse la frontière polonaise est déchirante.
Nous suivons ensuite jusqu’à Auschwitz ces jeunes femmes précédemment protégées par leur famille.
Ce n’était pas encore le plus grand camp de concentration et centre d’extermination nazi lorsqu’elles y arrivèrent le 26 mars 1942.
Il n’y avait pas grand-chose là-bas, et les jeunes femmes furent contraintes de construire le camp dans des conditions exténuantes.
À mains nues, elles défrichèrent des terres, démontèrent des bâtiments, déplacèrent des matériaux et effectuèrent des travaux agricoles.
Il ne fallut pas longtemps pour que de nombreuses filles, sous la surveillance de 999 prisonnières transférées du camp de concentration surpeuplé de Ravensbruck, commencent à mourir d’accidents, de maladies, de malnutrition ou de suicide sur la clôture électrifiée.
« 999 » illustre clairement comment les femmes du premier convoi avaient un avantage sur les Juifs qui arrivèrent plus tard, dont beaucoup furent immédiatement envoyés dans les chambres à gaz – y compris de nombreux membres de la famille des filles elles-mêmes. Celles ayant réussi à survivre au choc initial de l’adaptation aux conditions cauchemardesques ont appris comment rester en vie avec leurs amis et leurs parents.
Obtenir un emploi dans un bureau du camp (comme la graphiste Helen « Zippi » Spitzer, dont l’histoire a récemment été publiée dans le New York Times) ou dans le service de triage appelé « Kanada », permettait aux femmes de bénéficier de privilèges mineurs que n’avaient pas les autres détenues.
« Ma mère était dure, mais dans le bon sens. Elle a appris comment survivre dès le premier jour. Sa survie était probablement due à 90 % à la chance, mais les 10 % restants étaient probablement dus à sa personnalité », confie Akiva Koren, depuis la banlieue de Haïfa, Kiryat Motzkin, au Times of Israel, à propos de sa mère Erna Dranger, qui prenait secrètement de la nourriture et d’autres effets dans les poches des vêtements des victimes qu’elle triait à Kanada.
Heather Dune Macadam, qui partage son temps entre New York et l’Angleterre, a parlé avec passion des raisons pour lesquelles elle voulait écrire ce livre lors d’une récente conversation avec le Times of Israel.
« Il n’a jamais été mentionné que le premier transport était composé uniquement de jeunes femmes. Certaines étaient des adolescentes qui n’avaient pas plus de 15 ans. Pourquoi cela a-t-il été ignoré ? », interroge-t-elle en colère. « Ce travail consiste à défendre leur histoire et leur mémoire ».
L’écrivaine aux origines Quaker a entendu parler du premier convoi vers Auschwitz grâce à Rena Kornreich. Également originaire de Tylicz en Pologne, cette dernière faisait partie de ce convoi et survécut à la Shoah avec sa sœur Danka.
Après l’avoir rencontrée en 1992, Heather Dune Macadam écrivit ses mémoires sur la Shoah, « Rena’s Promise : A Story of Sisters in Auschwitz ». Ce livre (non traduit en français), publié en 1995 et mis à jour en 2015, a été l’un des premiers récits de la vie des femmes dans les camps.
L’écrivaine de 60 ans n’a pas fini de creuser l’histoire du premier convoi et la vie des jeunes femmes. Déterminée à dresser une liste aussi complète que possible, elle a travaillé avec la Fondation USC Shoah pour identifier 22 noms – à la fois des survivants et des non-survivants. (Ce n’est que plus tard qu’elle a découvert à Yad Vashem la liste nazie originale des 997 noms présents dans le premier convoi).
En 2012, elle se rend en Slovaquie pour la commémoration du 70e anniversaire de la première déportation. « C’était comme un pèlerinage », explique-t-elle.
Près d’un mémorial à la gare de Poprad, d’où les jeunes femmes avaient été déportées, elle laisse sa liste de 22 noms et une lettre qu’elle avait demandée au grand-rabbin de Grande-Bretagne de l’époque, Lord Jonathan Sacks. Dans son courrier, ce dernier mentionne toutes les victimes juives de la Shoah et fait référence à Rena Kornreich et aux autres femmes du premier convoi en particulier.
Des parents d’Adela Gross ont alors découvert son nom sur la liste dressée par Heather Dune Macadam et l’ont contactée. Pendant 70 ans, ils n’avaient eu aucune idée de ce qui était arrivé à la charmante et rousse Adela de Humenné.
« J’ai réalisé que c’était une histoire encore plus importante et que je voulais que les gens puissent faire leur deuil. Il y avait d’autres histoires et d’autres familles qui souffraient », explique l’écrivaine.
Étant donné que l’on pense que les nazis n’ont pas tenu de registres complets sur les premiers convois de femmes et que toute documentation qui aurait pu exister a été détruite au fur et à mesure que les Alliés avançaient, Macadam a basé ses recherches pour « 999 » sur des témoignages de survivants, des mémoires et des travaux universitaires tels que « The Auschwitz Chronicles » de Danuta Czech. Elle a recoupé les sources pour établir une chronologie et une description des événements aussi précises que possible.
Edith Friedmann, une survivante de 95 ans qui vit maintenant à Toronto, lui a fourni une foule de renseignements dans le cadre de longues entrevues face caméra. La relation entre Edith et sa sœur Lea, qui avaient respectivement 17 et 19 ans lorsqu’elles ont été déportées dans le premier convoi, est au cœur du livre. Bien qu’elle soit atteinte d’une incapacité permanente due à la tuberculose, Edith a survécu, contrairement à Lea.
« Edith souffre encore de la culpabilité du survivant parce que c’est Lea qui est morte et non elle. Elle est biologiste et se demande s’il y a quelque chose dans son ADN qui lui a permis de survivre, alors que sa grande sœur, plus forte, n’y est pas parvenue », relate l’auteure.
« Par ailleurs, il était important pour moi de représenter les filles comme des personnes réelles, en trois dimensions. La réaction honnête d’Edith au moment de la mort de Lea a été qu’elle était heureuse d’être elle-même encore en vie », précise-t-elle.
Ce sont souvent les liens familiaux qui ont aidé les filles à survivre. Le fils de Fela Dranger, Avi Isachari, rapporte que sa tante Erna – qu’il a décrite comme une « femme de fer » – a trouvé un emploi à sa mère au Kanada, ce qui a permis aux deux de se procurer de la nourriture et des sous-vêtements.
« Ma tante Dina avait aussi un sens spécial du commerce. Elle pouvait faire de l’argent à partir de rien, mais elle partageait toujours avec les autres », raconte Avi Isachari.
Les filles Dranger ont survécu à Auschwitz plus longtemps que presque n’importe qui d’autre, et les cicatrices de cette expérience furent à jamais imprimées sur elles. Elles n’ont peut-être pas parlé d’Auschwitz à leurs enfants, mais leur comportement l’a fait.
« Ma mère s’est effondrée après ma naissance, c’est ma tante qui a dû s’occuper de moi », confie Avi Isachari, qui vit à Netanya.
« Elle n’était pas bien physiquement et avait d’autres crises de troubles mentaux. Je me souviens qu’elle est descendue à l’entrée de notre immeuble d’habitation et qu’elle a crié que les nazis venaient la tuer », a-t-il expliqué.
Avi Isachari et Akiva Koren se sont dit extrêmement reconnaissants envers Heather Dune Macadam d’avoir fait connaître l’histoire de leur mère par le biais de son travail.
« Le livre m’a appris beaucoup de choses que je ne savais pas ou ne comprenais pas sur ma mère », affirme Avi Isachari.
« Nous en sommes très fiers. J’ai un petit-fils, de sorte que notre famille est maintenant la quatrième génération [de survivants de la Shoah]. Je vais m’assurer que tout le monde reçoit une copie du livre d’Heather », assure Akiva Koren.
Macadam travaille sur un film documentaire accompagnant « 999 ». Elle espère qu’il sera terminé d’ici le printemps 2020.