ATHENES, Grèce – L’archiviste Eleftheria Daleziou avait semblé perplexe lorsque je lui avais demandé, en mars 2019, si la bibliothèque historique Gennadius d’Athènes avait des documents liés à Zoe Dragoumis.
La famille Dragoumis est encore l’une des familles les plus célèbres de Grèce.
Stefanos Dragoumis avait été Premier ministre grec au début du siècle dernier, Ion Dragoumis était un légendaire révolutionnaire, et d’autres membres de la famille avaient été d’éminents dirigeants politiques et militaires.
En traversant la gigantesque salle d’étude, Daleziou m’avait fait remarquer que plusieurs historiens étaient précisément en train de lire des documents écrits par les membres de cette famille influente.
Mais personne, semblait-il, ne s’était jamais renseigné sur Zoé, une des filles de Stefanos, qui était morte en 1964.
Avec ma collègue cinéaste Shiri Davidovitch, j’avais décidé d’essayer de démêler le mystérieux sauvetage de 28 familles juives macédoniennes pendant la Shoah.
Et pourtant, le mois dernier, cela a fait 77 ans très exactement que des soldats bulgares avaient fait irruption dans les habitations des Juifs vivant en Macédoine – alors occupée par la Bulgarie – et qu’ils les avaient transférés dans les entrepôts crasseux de la fabrique de tabac Monopol à Skopje.
Au cours des semaines suivantes, environ 7 000 Juifs avaient été contraints d’embarquer dans des trains à destination du camp d’extermination de Treblinka. Juste avant le départ du dernier train, 28 familles avaient été soudainement libérées.
Au fil des ans, diverses explications avaient pu être fournies concernant leur libération. Mais ce n’est que lorsque l’archiviste Daleziou avait dévoilé un carton dans lequel se trouvait le journal intime de Zoé, qui n’avait jamais été ouvert, ainsi que ses lettres, que l’histoire complète avait éclaté au grand jour.
Huit pays en 30 ans
Cette histoire remonte à 1913, lorsque Zoé était tombée amoureuse de Julio Palencia, un diplomate espagnol aux manières douces. Contrairement à ses cinq sœurs, Zoé avait résisté aux tentatives de ses parents de la marier à un aristocrate athénien. Zoé avait tenu bon, clamant qu’elle n’accepterait de se marier que par amour. Finalement, à 31 ans, un âge avancé pour une femme célibataire à cette époque, elle avait trouvé l’homme qui devait la séduire.
Après leur mariage, Zoé et Julio avaient embarqué pour le Costa Rica où Julio avait été nommé ambassadeur d’Espagne. Au cours des trois décennies suivantes, le couple avait mené une vie dorée au fil d’affectations diplomatiques exotiques, notamment à Shanghai, en Afrique du Sud et au Maroc.
Mais il avait toutefois manqué quelque chose. Comme Zoé l’avait écrit dans une lettre adressée à sa mère en français, la langue de la classe aisée grecque : « En ce qui concerne mon mariage avec Julio, je ressens la plus pure félicité, je ne demande à Dieu que deux choses : que notre bonheur continue et qu’il nous envoie enfin l’enfant que nous désirons tant ! »
Toujours sans enfant en 1936, Zoé et Julio étaient en poste à Istanbul lorsque la guerre civile espagnole avait éclaté. Cette guerre avait profondément divisé l’Espagne et entraîné la mort de plus de 500 000 personnes. Dès le début des combats, Julio s’était rangé du côté des nationalistes dirigés par le général Francisco Franco – ce qui l’avait conduit à s’opposer à la communauté juive de Turquie, qui était opposée à Franco.
S’adressant au ministre espagnol des Affaires étrangères, Julio avait écrit une lettre cinglante teintée d’antisémitisme : « Nous devons agir contre cette foule désordonnée, au dos courbé, aux mains tremblantes et aux regards pervers… car l’Espagne de Franco a toujours raison… »
La menace que Julio faisait planer sur les Juifs turcs était la saisie des passeports espagnols qu’ils avaient obtenus dans les années 1920. Au cours de cette période, l’Espagne, afin de maintenir son ancrage économique au sein de l’Empire ottoman qui s’effondrait, avait donné aux Juifs d’origine séfarade la possibilité d’obtenir la nationalité espagnole.
Environ 5 000 Juifs, dont des Sépharades de Turquie et de Macédoine yougoslave, avaient accepté cette offre.
La guerre civile espagnole s’était terminée en 1939 sans que la nationalité espagnole soit retirée aux Juifs – et un an plus tard, Julio avait été affecté en Bulgarie, où son attitude allait inexplicablement changer.
Derrière chaque grand homme…
La Bulgarie n’était officiellement devenue une alliée de l’Allemagne nazie qu’en avril 1941, mais la persécution des Juifs par le gouvernement avait commencé bien avant. Les Juifs étaient obligés de porter des étoiles jaunes. Ils étaient expulsés des universités et leurs comptes bancaires étaient saisis.
Alors que Zoé traversait Sofia pour se rendre à l’ambassade de Grèce afin de faire parvenir à sa famille des colis de tricot, elle avait emprunté une rue rebaptisée Boulevard Adolph Hitler et avait aperçu, à l’entrée des parcs et des restaurants, des panneaux « Interdit aux Juifs ».
Émue par la souffrance des Juifs, elle devait écrire qu’elle s’était sentie « submergée par l’émotion et triste à en mourir » à la vue de ces panneaux.
Les déplacements de Zoé à travers Sofia étaient soigneusement enregistrés, car, et à son insu, elle était suivie par des agents des services secrets bulgares. Le Premier ministre bulgare Bogdan Filov, conscient que des membres de la famille Dragoumis avaient dirigé la Grèce dans ses guerres contre la Bulgarie, était convaincu qu’elle était une espionne grecque.
Zoé n’avait peut-être pas été impliquée dans des actes d’espionnage mais les écrits, dans son journal, indiquaient clairement ses sentiments à l’égard de la Bulgarie, un pays qui permettait aux Allemands de le traverser pour envahir la Grèce.
« Je souhaite que la Bulgarie soit détruite », avait-elle écrit dans son journal, « et que je sois détruite en même temps ».
Son désespoir s’était accru lorsqu’elle avait entendu à la radio des reportages sur les Allemands hissant un drapeau à croix gammée au-dessus de l’Acropole : « Tout s’assombrit alors que tout se termine pour moi. Je ne verrai plus jamais la Grèce telle qu’elle était… Mes chers, vous reverrai-je jamais dans vos maisons ? Que ferez-vous, mon Dieu ? Cela pourrait-il signifier la fin de ma Grèce ? »
Elle avait également souligné qu’il y avait « une grande persécution des Juifs… qui sont emmenés par camion et envoyés dans trois parties de la Bulgarie où ils seront envoyés dans des camps de concentration en Pologne. Beaucoup se suicident ».
Il est évident que sa sympathie à l’égard des Juifs – motivée par l’observation des souffrances des Juifs et des Grecs – devaient influencer plus tard les actions de Julio.
Changer les cœurs et les esprits
Le premier signe du changement d’attitude de Julio envers les Juifs était apparu lorsqu’il avait demandé au gouvernement franquiste d’intervenir en faveur des Juifs de nationalité espagnole.
« J’ose suggérer respectueusement à Votre Excellence que l’Espagne, centre de civilisation et de culture, où sont nés Maïmonide, Averroès et Ezra de Tudela… ne permette pas que les Juifs, simplement parce qu’ils sont Juifs, soient considérés comme des troupeaux destinés à l’abattoir. »
Malgré les télégrammes et les lettres répétées de Julio, Franco n’avait pas répondu.
Au début de l’année 1943, le gouvernement bulgare avait intensifié son harcèlement à l’encontre des Juifs. La police bulgare avait arrêté deux membres importants de la communauté juive de Sofia, Leon et Raphael Arie, propriétaires d’une usine de cosmétiques et de savon, faussement accusés d’escroquerie sur les prix.
Puis, sous la direction du capitaine SS Theodor Dannecker, envoyé spécial d’Adolf Eichmann, le gouvernement avait prévu de déporter tous les Juifs de Bulgarie et des territoires de Macédoine yougoslave et de Thrace (Grèce du Nord), que Hitler avait remis à la Bulgarie dans le cadre de l’alliance germano-bulgare.
La mise en œuvre du plan avait commencé le 11 mars 1943, lorsque les soldats bulgares avaient rassemblé environ 7 000 Juifs en Macédoine et 5 000 Juifs en Thrace. Ils avaient incarcéré les Juifs macédoniens dans un entrepôt appartenant à une usine de tabac, adjacent à une gare de Skopje.
Les Juifs détenteurs de passeports espagnols avaient exigé d’être libérés parce qu’ils avaient la nationalité d’un pays neutre pendant la guerre. Mais les autorités bulgares avaient rejeté cette demande, soulignant que les passeports étaient « sans valeur » puisqu’ils avaient été délivrés en Yougoslavie.
Lorsque Julio avait eu connaissance de ce refus bulgare, il avait envoyé un véhicule pour ramener deux représentants des détenteurs du passeport espagnol à l’ambassade d’Espagne à Sofia. Là, il avait échangé les anciens passeports espagnols yougoslaves du groupe avec de nouveaux qui portaient la mention « Délivré en Bulgarie ». Les Bulgares avaient dû reconnaître la validité de ces passeports à contrecœur et ils avaient libéré les 28 familles comprenant environ 150 Juifs – les noms des épouses et les enfants étant inscrits sur les passeports des hommes.
Julio avait attendu que le dernier train soit parti de Skopje avant d’informer Madrid de ce qu’il avait fait. Fait notable : le protocole diplomatique, pour sa part, aurait exigé qu’il demande l’autorisation du gouvernement espagnol avant d’entreprendre une telle action.
Le « crime » et la sanction
La joie que Julio et Zoé avaient pu ressentir en sauvant les familles juives avec des passeports espagnols avait été de courte durée.
Le Premier ministre bulgare Bogdan Filov s’était rapidement vanté auprès de Julio de son projet de déporter l’ensemble de la communauté des 50 000 Juifs vivant en Bulgarie.
Pour ôter aux Juifs l’envie de se battre à l’avenir, Filov avait procédé à un simulacre de procès pour Léon et Raphaël Arie, rappelant l’affaire Dreyfus. Les Arie avaient été sommairement jugés et pendus en public sur la grand-place de Sofia.
Zoe et Julio avaient rendu une visite de condoléances à la famille Arie en deuil. Et, lors d’une récente conversation téléphonique, le neveu de Leon Arie m’a raconté le moment spectaculaire où Zoe et Julio étaient arrivés pour leur rendre hommage.
« Nous étions assis là, en deuil, et soudain une limousine noire est arrivée, quelque chose de rarement vu à l’époque », se souvient René Arav. « Julio et Zoé, élégamment habillés, en sont sortis pour présenter leurs condoléances. »
La sympathie de Zoe et Julio pour la famille Arie ne s’était pas arrêtée là. Comme il semblait maintenant que la déportation des Juifs de Bulgarie était imminente, Zoe et Julio avaient décidé de faire ce qu’ils pouvaient pour sauver les deux enfants adultes de Leon Arie. Ils s’étaient rendus auprès de l’administration civile bulgare et ils avaient officiellement adopté Renato et Claudia Arie.
Comme les enfants Arie figuraient désormais sur le passeport de Julio, ils ne pouvaient plus être déportés.
La réponse bulgare n’avait pas tardé à venir. Furieux, Filov avait déclaré Julio persona non grata, lui interdisant l’accès au territoire bulgare. En conséquence, Julio et Zoé avaient été contraints de rentrer précipitamment en Espagne.
Le gouvernement espagnol, pour sa part, était également mécontent. Julio avait été rétrogradé et ne devait plus jamais occuper un poste d’ambassadeur. Il était mort en 1952, en paria. Zoé, désenchantée par le pays que son mari avait loyalement servi pendant 40 ans, avait pris ses dispositions pour que le défunt soit enterré loin de l’Espagne, dans la concession de la famille Dragoumis à Athènes.
L’histoire du sauvetage des Juifs macédoniens sera restée inconnue pendant plusieurs décennies. Alors qu’ils rentraient en Espagne, Zoé et Julio s’étaient arrêtés en Roumanie où ils avaient laissé Claudia et Renato, qui devaient s’installer et vivre chez un oncle. Renato avait été tué peu après dans un bombardement américain et Claudia avait finalement déménagé en Argentine où elle est morte sans avoir eu d’enfant et sans faire publiquement le récit de son histoire.
Le sauvetage révélé
Les historiens ont longtemps supposé que toute la communauté juive macédonienne avait été anéantie à Treblinka. Même en 2011, lorsque le Mémorial de l’Holocauste des Juifs de Macédoine avait été inauguré à Skopje, il n’y avait eu aucune référence au sauvetage.
C’est une découverte fortuite faite par une historienne de l’architecture macédonienne qui a permis de révéler cette aventure humaine.
En faisant des recherches sur l’histoire de l’ancien quartier juif de Skopje, Jasminka Namiceva est ainsi tombée sur 28 enveloppes de la Banque de Bulgarie qui étaient dissimulées dans les archives de la ville. Les enveloppes portaient des noms juifs et contenaient des bijoux et des pièces de monnaie. Jasminka devait apprendre que juste avant que les Juifs macédoniens ne montent à bord des trains, des soldats bulgares leur avaient pris leurs derniers biens et leur avaient dit qu’ils seraient remis à la Banque de Bulgarie pour être conservés. Les enveloppes appartenant aux Juifs avec des passeports espagnols avaient apparemment été mises de côté et n’ont jamais été récupérées.
Lorsque j’ai rencontré Jasminka en 2013, nous avons commencé à travailler ensemble afin de localiser les familles dont le nom figurait sur les enveloppes.
Nous avons fini par retrouver les descendants d’une douzaine de familles en Israël et dans d’autres pays.
Nous avons été déçus d’apprendre que même parmi les descendants des survivants, peu d’informations sur le sauvetage avaient été transmises. Beaucoup avaient jusque-là supposé que c’était Franco qui avait sauvé la vie de leurs parents ou grands-parents.
Les vrais détails n’ont finalement fait surface qu’après être entrés en contact avec l’historien espagnol Jose Antonio Lisbona, qui avait retrouvé des archives prouvant que c’était Julio Palencia qui avait délivré les passeports qui devaient sauver la vie des 28 familles macédoniennes en défiant Franco.
Cependant, Lisbona n’était jamais parvenu à résoudre les agissements contradictoires de Julio. Comment un antisémite qui était prêt à dépouiller les Juifs turcs de leur citoyenneté espagnole avait-il pu prendre le risque de sacrifier sa carrière pour les aider ?
Alors : cherchez la femme !
C’est une brève mention dans le livre de Lisbona sur les sauveteurs espagnols de Juifs, indiquant que Julio Palencia était marié à un membre de la célèbre famille Dragoumis, qui m’a finalement conduit au moment de l’eurêka dans les archives d’Athènes.
Il ne sera peut-être jamais possible de dire avec certitude dans quelle mesure Zoe a influencé les décisions de Julio, mais plusieurs choses sont claires : Les écrits de Zoe brossent le portrait d’une femme indépendante et affirmée qui commentait fréquemment les affaires politiques, en remontant à l’époque où elle travaillait dans le bureau de son père lorsqu’il était Premier ministre.
La décision d’adopter les enfants Arie n’aurait pas pu être prise sans sa participation active et elle a probablement été prise à son initiative. Il est intéressant de réfléchir à la manière dont l’adoption symbolique des deux enfants Arie a enfin permis à Zoe et Julio de réaliser leur désir de devenir parents, même si cela n’a été que brièvement.
Et maintenant que de nouveaux détails sur la vie de Zoé ont été révélés, il est à espérer que Yad Vashem la reconnaîtra enfin avec Julio comme Juste parmi les Nations.
Une demande au nom de Julio a été soumise par la Fondation internationale Raoul Wallenberg il y a quelques années, mais elle a été rejetée par Yad Vashem, apparemment en raison de son passé antisémite.
Non seulement Zoé et Julio ont sauvé la vie des 28 familles macédoniennes, mais ils ont aussi adopté les deux enfants Arie à un moment où la vie de tous les juifs bulgares était en danger. Ils ne savaient pas que le gouvernement bulgare, à la suite des protestations de plusieurs groupes bulgares, allait mettre fin aux déportations.
Il faut également espérer que l’éloquent journal de Zoe, publié en janvier dernier sous le titre From Sofia With Anxiety, lui vaudra une place légitime dans le panthéon de l’Histoire de la Grèce et de la Shoah.
Son histoire est un exemple poignant de la façon dont les historiens ont si souvent négligé le rôle des femmes.
L’actrice Natalia Dragoumis, petite-nièce de Zoé, s’est exprimée lors de la présentation du journal de Zoé : « Il ne fait aucun doute que si Zoé n’avait pas été une femme, cette histoire aurait été connue depuis longtemps. »