La semaine dernière, le président élu des États-Unis, Donald Trump, a annoncé que sa proche alliée Linda McMahon – femme d’affaires et ex-dirigeante de la fédération de catch très peu au fait des questions éducatives – était pressentie pour le poste de Secrétaire à l’éducation.
C’est l’une des nombreuses candidatures tout sauf conventionnelles à des postes ministériels.
Pour annoncer la nomination de McMahon, Trump a déclaré : « Nous allons profondément revoir l’éducation aux États et Linda va en être le fer de lance », une façon de faire suite à sa promesse de campagne de démanteler le ministère de l’Éducation.
La nouvelle de la nomination de McMahon serait diversement appréciée par les enseignants aux États-Unis, car elle n’est pas connue du monde de l’éducation.
« Je ne la connais pas », reconnait le professeur Michael J. Feuer, grand expert en matière de politiques éducatives, en s’adressant au Times of Israel à l’occasion de son passage à Tel Aviv.
Doyen de la Graduate School of Education and Human Development de l’Université George Washington à Washington, DC, Feuer a occupé les plus hauts postes du milieu universitaire et de l’enseignement aux États-Unis. Sous l’administration Obama, il a été membre du Conseil national des sciences de l’éducation et président de l’Académie nationale de l’éducation.
Mais, Feuer relève que « ce n’est pas la première fois » qu’un nouveau président dit son intention de se débarrasser du ministère de l’Éducation.
« Lorsque Ronald Reagan est devenu président, [en 1981], le ministère de l’Éducation avait un an, et déjà, il parlait de le fermer », rappelle Feuer. Mais le gouvernement a par la suite commandité une étude qui a montré que l’éducation américaine « était en difficulté », de sorte que l’idée a été abandonnée, ajoute-t-il.
Le ministère de l’Éducation est une création de l’administration Carter, en 1979, pour répondre à « la concurrence scientifique et économique internationale, très pressante » dans les années 1970, explique-t-il, et aussi parce qu’une autorité centrale était nécessaire pour traiter des questions d’éducation nationale.
« Il doit y avoir une action au niveau fédéral pour tout ce qui concerne le pays dans son entier », souligne M. Feuer.
Auparavant, « pendant 80 voire 100 ans », il n’y avait qu’un service de l’Éducation dont le rôle était de fournir des données sur les écoles au gouvernement fédéral. Même aujourd’hui, « les questions d’éducation publique aux États-Unis sont gérées au niveau des États, sans oublier le niveau local, que ce soit en matière de finances, de décisions ou de programmes scolaires », poursuit-il.
Feuer n’est pas étranger à Israël. Il a grandi dans le quartier new-yorkais du Queens, obtenu un doctorat en analyse des politiques publiques à l’Université de Pennsylvanie et étudié l’administration publique à l’Université hébraïque de Jérusalem et la théorie politique à la Sorbonne. Toute sa vie, rappelle-t-il, il a entretenu des liens étroits avec les mondes juif et israélien, que ce soit sur le plan professionnel ou personnel et il a par ailleurs une fille qui vit en Israël.
Venu assister à la Conférence internationale sur l’éducation 2024, événement organisé lundi à Tel Aviv, Feuer a donné un long entretien au Times of Israel au sujet de l’état du système éducatif en Israël et aux États-Unis, les manifestations anti-Israël sur les campus aux États-Unis et les possibles conséquences de la future administration Trump en matière d’éducation.
La conversation qui suit a été remaniée pour des raisons de longueur et de clarté.
The Times of Israel : Merci de nous consacrer un peu de votre temps. Ce n’est évidemment pas le moment le plus facile pour venir en Israël.
Prof. Michael J. Feuer : Non, mais je suis déjà venu plusieurs fois, encore ces douze derniers mois et j’ai ainsi pu parler avec des collègues et amis, ici en Israël, qui réfléchissent au futur de l’éducation. Il n’a pas fallu faire un gros travail pour me convaincre de venir.
Cette conférence a pour objet d’imaginer le futur de l’éducation pour Israël. Je pense que c’est un moment très important de l’histoire juive et israélienne, propice à faire le point et réfléchir aux différentes voies de perpétuer le remarquable système éducatif israélien et de l’adapter à l’avenir.
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Parlons de l’éducation aux États-Unis et à l’Université George Washington en particulier. Il y a beaucoup de problèmes, au sein de l’enseignement supérieur aux États-Unis, vis-à-vis d’Israël et de la guerre entre Israël et le Hamas, sans oublier ce qui s’est passé le 7 octobre. Il y a bien sûr eu des manifestations anti-Israël dans votre université. Récemment, les vitres d’un restaurant casher de Washington ont été brisées le jour anniversaire de la Nuit de Cristal.
Cela me fait plaisir de pouvoir en parler. Notez bien que ce que je vais dire ne représente en aucun cas la position de l’Université George Washington.
L’ambiance sur les campus américains n’a rien de vraiment nouveau. La situation a empiré mais cela faisait déjà un certain temps que cela se ressentait. Le sujet des prises de position, sur le campus, à l’égard d’Israël, du sionisme et des Juifs est devenue très compliqué et, à bien des égards, très douloureux.
En tant que sioniste juif-américain de longue date, je dis parfois à mes amis que j’ai connu ce que nous appelons l’intersectionnalité bien avant que le sujet ne soit à la mode.
Il faut garder un peu de recul sur la situation… Nous avons près de 20 millions d’étudiants de premier et deuxième cycle dans les universités américaines. Près de 3 000 personnes ont été arrêtées lors des manifestations les plus dures sur les campus. Vous pouvez faire le calcul, le pourcentage est infime.
Dans mon université, une des manifestations a commencé avec une cinquantaine de personnes et le nombre exact d’étudiants était difficile à évaluer. Mais nous savions que nombre de ces personnes, pour ne pas dire la plupart, n’étaient pas des étudiants de GW ou affiliés à GW.
Avez-vous été personnellement affecté par tout cela ? On a pu lire ou entendre que, dans plusieurs universités, des professeurs juifs ou des personnes liées à Israël avaient été menacés, refoulés, harcelés voire pire.
Je n’ai rien vécu de tout cela, mais certains de mes collègues de l’université m’ont dit que leurs étudiants leur avaient confié leurs peurs, souvent en larmes. Ils avaient été insultés, menacés.
Un de mes collègues m’a demandé ce que m’inspirait ce que je voyais sur le campus, et quand j’ai dit que cela me faisait mal, il m’a répondu : « Allez, ce ne sont que des gamins. »
Cela aussi m’a fait du mal parce que cela dit l’abdication totale de notre responsabilité morale et professionnelle. J’y vois une menace très sérieuse pour le système éducatif dans son entier.
Les manifestations ont réuni jusqu’à 120 ou 150 manifestants, avec des slogans ignobles comme « Les Juifs, retournez en Pologne ». Un homme brandissait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « La solution finale ».
Je pense que cette personne n’était pas un étudiant : il devait avoir la quarantaine. Je n’ai aucune idée d’où il venait. Mais pire encore que son effroyable pancarte, c’est le fait que je ne le prenais pas au sérieux.
Une nouvelle année universitaire a commencé. Ici, cela fait maintenant un an que dure le conflit. On a le sentiment que les manifestants ne sont dorénavant plus dans le même état d’urgence.
Dans l’ensemble, c’est beaucoup plus calme.
Pour les besoins d’une interview en public, j’ai eu le plaisir de passer une heure et demie avec le philosophe français Bernard-Henri Lévy, qui a sorti il y a peu un livre sur Israël depuis le 7 octobre. Nous nous trouvions une salle avec un public d’une centaine de personnes – étudiants, professeurs et invités de la communauté -. Il n’y a eu ni manifestation ni agitation.
Vous avez été très impliqué au niveau de l’éducation nationale, en particulier sous l’administration Obama. Aujourd’hui, c’est une présidence Trump forte qui est sur le point d’arriver. On a le sentiment que les électeurs américains pensent que l’état de l’enseignement supérieur pose problème. Il y a d’ailleurs eu des spots électoraux très efficaces et les Républicains ont beaucoup évoqué la DEI [NDLT : Diversité, Equité, Inclusion] et le « wokisme » au sein des étalissements scolaires.
C’est très bien vu, oui, et le sujet est très complexe. Je vais vous faire part de quelques-unes de mes réactions sur la question.
Tout d’abord, j’ai consacré une grande partie de mon travail et une grande partie de ma vie personnelle à essayer de réparer une partie des dégâts occasionnés par l’histoire raciale de l’Amérique et à trouver les moyens de concrétiser une partie au moins de nos aspirations égalitaires.
Je suis favorable à l’idée d’améliorer l’équilibre ethnique au sein de la population étudiante et du corps professoral des établissements d’enseignement supérieur. J’ai même écrit sur les raisons pour lesquelles je penaise que la discrimination positive devait être maintenue et non abandonnée. Il y a un fort courant favorable à ce que les principes de diversité, équité et inclusion occupent une place très importante dans l’esprit et le cœur des dirigeants universitaires et des membres de la communauté universitaire.
C’est donc une grande tristesse pour moi de voir que certains de ces programmes ont été mis en œuvre de manière contre-productive, ce qui n’est pas étranger à ce retour de manivelle, perceptible dès avant la première administration Trump.
On assiste à un retour en arrière qui pourrait aller trop loin dans l’autre direction. Il y a des choses, au sein du mouvement Diversité, Equité, Inclusion, qui pourraient être mieux faites et réexaminées, c’est un fait. Faut-il abandonner l’ambition de mieux inclure des personnes originaires de communautés victimes de véritables discriminations ? Ce serait dommage.
Une des critiques opposées au mouvement Diversité, Equité, Inclusion, en particulier chez les Juifs de droite, est qu’il ignore l’expérience juive et enferme tout le monde dans des catégories binaires oppresseur/opprimé.
Je sais d’où vient cette manière de penser les choses. On voit et entend d’éminents professeurs issus de minorités se ranger derrière le slogan selon lequel le sionisme est un autre avatar du suprémacisme blanc. Il y a des gens qui ne veulent pas ou ne peuvent pas revenir sur cette terrible incompréhension de ce qu’est le sionisme, de ce qu’est le peuple juif et de ce qu’est la démographie juive.
Je pense que les manifestations des douze derniers mois ont contribué à éroder davantage encore les bases de cette solidarité que nous tentons de sauver entre communautés afro-américaine et juive aux États-Unis.
Lorsque le mouvement Black Lives Matter a dit à ses membres juifs qu’ils n’étaient plus les bienvenus au motif qu’ils pourraient très bien être sionistes ou je ne sais quoi d’autre, cela a été vécu comme une terrible trahison et l’abandon de valeurs partagées, pourtant essentielles dans l’histoire des relations ethniques et religieuses aux États-Unis.
Il y a donc du travail à faire là-dessus. Il nous faudrait, je pense, trouver les moyens de remédier à ce qui ne fonctionne, pas d’y mettre fin. Cela peut se faire.
J’ai des amis au sein de ce que vous appelez le milieu des Juifs de droite. Certains sont des amis proches, et j’ai aussi beaucoup de bons amis chez les Juifs de gauche. Pour vous dire la vérité, je pense qu’aucun d’eux n’a vraiment raison.
Mais c’est facile pour moi de dire une chose pareille parce que j’aime penser que je suis entre les deux sur un grand nombre de sujets. Je comprends ces réactions, mais je vous assure qu’il se passe des choses qui ne font pas autant parler alors qu’elles le devraient.
Par exemple, nous avons un programme, au sein de mon université, destiné à sensibiliser les professeurs des établissements scolaires de tout le pays sur les façons d’enrichir leur propre programme Diversité, Equité et Inclusion pour mieux tenir compte des Juifs et de l’antisémitisme, voire de l’antisionisme, comme s’il y avait grande différence, ce que je ne pense pas.
Nous avons constaté un grand intérêt de la part des professeurs des établissements scolaires, un peu partout aux États-Unis, pour en savoir plus sur la façon d’aménager leur programme Diversité, Equité et Inclusion en faisant un pas vers la population juive et la prise en compte de la problématique du conflit actuel.
Cela me redonne un peu espoir dans le fait qu’il y a peut-être moyen de continuer à faire vivre cette aspiration collective à l’équité, d’une manière qui ne mène pas aux effets délétères, négatifs, que nous avons vus.
Quel est le sentiment général au sein de la communauté éducative aux États-Unis en ce moment ? L’Amérique va bientôt se doter d’une nouvelle administration Trump, cette fois avec la majorité au Sénat et à la Chambre des Représentants.
Nous faisons tous l’expérience d’une forme de dissonance cognitive, je crois, face aux discours et déclarations de Trump et de son équipe.
Je ne sais pas. Nous sommes tous un peu en état de choc, pour être parfaitement honnête. Même ceux qui voulaient Trump sont sous le choc de sa victoire.