NEW YORK — À l’automne 2021, le gamer professionnel Felix Hasson faisait une randonnée dans le Wadi Qelt, en Cisjordanie, une vallée creusée dans les collines calcaires du paysage biblique, entre Jérusalem et Jéricho.
Le jeune Juif américain, alors adolescent, écoutait le dernier album de Kanye West, « Donda », alors qu’il marchait.
« En Cisjordanie, bumpin carti… je dois présenter ces implantations à ceux qui sont hors réseau », avait-il posté sur Twitter, mentionnant les paroles d’une chanson de l’album qui mettait en vedette le rappeur Playboi Carti. (À l’époque, West, qui est dorénavant connu sous le nom de Ye, n’avait pas encore publié de tirades antisémites en ligne.)
Ce tweet et d’autres messages avaient refait surface plus de deux ans plus tard, après le massacre perpétré en Israël par le Hamas, le 7 octobre 2023 – ce qui avait valu à Hasson d’être banni de plusieurs compétitions de jeux en ligne de haut-niveau, selon une plainte fédérale qui a été déposée en décembre à New York. Hasson a intenté des poursuites contre les organisateurs des compétitions pour l’avoir exclu dans une affaire qui, espère son équipe juridique, créera un précédent juridique pour d’autres secteurs, en ligne et IRL. L’affaire illustre également l’évolution de la méthodologie des batailles juridiques qui sont menées contre l’antisémitisme et l’antisionisme, alors que les défenseurs et les opposants d’Israël saisissent les tribunaux.
Hasson, un New-Yorkais de 21 ans, est un joueur professionnel spécialisé dans le jeu Super Smash Brothers Ultimate de Nintendo. Il avait commencé à participer à des tournois en ligne en 2020 et, en 2022, il était classé troisième en Israël alors qu’il y résidait pendant une année sabbatique.
Jouant sous le pseudonyme T_pot, Hasson était classé 19e mondial des joueurs incarnant Terry, l’un des personnages de Smash.
Le procès fait valoir que, si la famille de Hasson est originaire des États-Unis, le jeune homme considère Israël comme son « lieu d’origine nationale ultime » en raison de son identité ethnique et religieuse juive. Cette définition protégerait le sionisme de Hasson en vertu du titre II de la loi fédérale américaine sur les droits civiques de 1964. La loi garantit l’égalité dans les « lieux publics », y compris dans les stades, sans discrimination fondée sur la race, la couleur, la religion ou l’origine nationale.
« Ce que nous faisons, c’est que nous exerçons de réelles pressions en faveur d’une jurisprudence qui considérera que le simple fait de dire à une personne juive que vous ne l’inclurez pas dans votre lieu public parce qu’elle soutient Israël constitue en soi une discrimination », déclare l’avocat de Hasson, Matthew Mainen.
Hasson a grandi dans l’Upper West Side de Manhattan, où il a assisté à des événements organisés par la branche locale du mouvement Loubavitch. Il explique au Times of Israel qu’il a rêvé de devenir un joueur de compétition depuis le CM1. Il a essayé différents jeux avant de se décider pour Smash, vers 2020.
Après le tweet publié lors de sa randonnée en Cisjordanie, Hasson avait partagé plusieurs autres messages pro-israéliens. Il avait qualifié d’« évident » un mème partagé par l’armée israélienne et il avait plaisanté sur le fait que les joueurs palestiniens de Smash utilisaient des bombes dans le jeu, en référence aux roquettes du Hamas.
Le 7 octobre, il avait déclaré sur X, anciennement Twitter, que « Gaza allait certainement avoir quelque chose de gros à affronter », et deux mois plus tard, il s’était moqué d’un message posté sur X qui montrait un utilisateur célébrant l’attaque du Hamas, avant de déplorer la réponse de l’armée israélienne.

Hasson indique qu’un autre joueur avait vu l’un de ses messages au sujet d’Israël puis qu’il avait déterré les autres, contactant ensuite les organisateurs du tournoi. En décembre 2023, l’autre joueur avait partagé des captures d’écran des messages de Hasson, demandant aux organisateurs de Luminosity, une société de jeux vidéo, « pourquoi cette fouine sioniste et raciste est-elle autorisée à vos événements ? ».
« Israël commet un génocide et quiconque l’encourage devrait être traité avec le mépris approprié », avait-il asséné.
En réponse, un organisateur de Luminosity avait annoncé que Hasson avait été exclu d’un événement à venir à New York.
« Nous avons organisé des événements toute la journée, nous en sommes arrivés là et il a été exclu », avait posté un organisateur de tournoi sur X, suivant sa déclaration d’un emoji de pouce levé.
L’annonce « a beaucoup fait parler d’elle », dit Hasson, ce qui avait incité d’autres compétitions à suivre le même exemple. Aucun des organisateurs n’était entré en contact avec lui avant de le laisser à la marge, précise-t-il. Presque toutes les compétitions auxquelles Hasson avait été interdit de participer s’étaient déroulées en présentiel.
« Pendant les semaines qui ont suivi, pendant plusieurs semaines, j’ai ressenti une oppression constante dans ma poitrine, j’étais vraiment inquiet », se souvient Hasson.
Les annulations avaient eu lieu pendant les vacances d’hiver à l’université – et sa mère s’inquiétait de son retour sur le campus.
« Et si la nouvelle s’était répandue sur le campus, et si ma sécurité était menacée ? », raconte-t-il. « Du genre : ‘Oh, c’est un sioniste, on va l’avoir.’ C’était très, très désagréable, c’était effrayant. »
Sionisme = judaïsme ?
Selon le procès, Luminosity avait permis à des joueurs qui avaient publié des messages antisionistes en ligne de continuer à participer aux compétitions, malgré l’interdiction prononcée à l’encontre de Hasson, le pro-israélien. Les messages partagés par les joueurs cités dans le procès disaient : « Israël est le mal » ; ils se moquaient de la contre-offensive d’Israël à Gaza en utilisant des images de la Shoah ; ils défendaient le Hamas ; ils partageaient des théories du complot laissant entendre qu’Israël était responsable de la plupart des victimes du 7 octobre ; ils traitaient les Israéliens d’« oppresseurs coloniaux » et ils accusaient Israël de génocide.
Le schéma s’était répété sur plusieurs autres forums de jeux qui avaient banni Hasson, mais pas les joueurs qui s’étaient alignés sur les discours anti-israélien. Un organisateur du café de jeux Waypoint à New York, avait accusé Hasson d’« incitation à la haine et à la violence » et il lui avait dit que tous les tournois de la région de New York avaient décidé à l’unanimité de l’exclure des compétitions, selon le procès. Selon Mainen, ce double standard a constitué un « traitement disparate », une forme illégale de discrimination.

Les avocats juifs ont cherché à définir le sionisme comme l’une des facettes de la foi juive, et non comme une croyance politique, afin de protéger les Juifs pro-Israël et de combattre l’antisionisme, dans le cadre des protections des droits civiques aux États-Unis. Un argument qui a été largement utilisé dans des affaires relevant du Titre VI, qui interdit la discrimination dans les programmes bénéficiant d’une aide financière fédérale, pour lutter contre l’antisionisme sur les campus qui reçoivent des fonds publics. Il n’a cependant pas été testé efficacement dans le cadre du Titre II, déclare Mark Goldfelder, le directeur du National Jewish Advocacy Center (NJAC), le groupe juridique qui soutient Hasson.
« Ce que nous avons fait dans cette affaire, c’est utiliser la loi sur les aménagements publics pour essayer de faire comprendre que l’exclusion des sionistes de n’importe quel espace, y compris dans ce cas-ci – qui concerne les plateformes électroniques – constitue une violation du Titre II », dit Goldfelder. « Nous voulons adopter cette approche du Titre II, la loi sur les aménagements publics, et l’intégrer dans le débat plus large sur les droits civiques. »
Il espère que, si le procès est couronné de succès, cela étendra les protections du Titre II aux Juifs pro-Israël dans des forums tels que les salles de concert, les compétitions sportives et les librairies, d’où les auteurs juifs « sionistes » ont été exclus. Mainen cite le cas d’un militant pro-Israël à Oakland, en Californie, qui a été expulsé d’un café pro-Hamas pour avoir porté un chapeau avec l’étoile de David.
« Le précédent que cette affaire pourrait créer concernerait non seulement les jeux vidéo, mais aussi tout lieu offrant des services qui tenterait de refuser une personne en raison de son soutien à Israël », note Mainen. « Ce sera le point de départ de nombreuses affaires à l’avenir. »
Le procès pourrait également affecter directement l’industrie du jeu vidéo et d’autres espaces numériques. Les joueurs juifs ont signalé un antisémitisme généralisé en ligne, et le NJAC a été sollicité par les personnes victimes d’abus dans le métaverse en quête d’une protection juridique.
« Il n’y a vraiment pas de statut sur lequel s’appuyer pour l’instant, mais comme la frontière entre la réalité virtuelle et ce que j’appellerais « notre monde » devient de plus en plus floue, les sports électroniques, comme tout le reste, sont un espace où les gens peuvent être victimes de discrimination », fait remarquer Ben Schlager, conseiller principal au NJAC.

Le procès vise également à contester la section 230 de la loi sur les communications de 1934, une loi fédérale qui protège les plateformes en ligne de la responsabilité civile pour le contenu tiers de leurs utilisateurs. Facebook ne peut pas être poursuivi, par exemple, si un utilisateur en diffame un autre sur sa plateforme. La loi ne protège les fournisseurs de services que s’ils agissent de « bonne foi », ce qui signifie qu’ils ne sont pas responsables des décisions de modération de contenu si ces décisions sont prises de manière juste et raisonnable.
« Vous les bannissez parce que vous voulez les discriminer. Nous pouvons dire que c’est de la mauvaise foi. Vous ne pouvez pas faire de discrimination raciale, vous ne pouvez pas faire de discrimination fondée sur l’origine nationale, vous ne pouvez pas faire de discrimination religieuse contre un individu », précise Mainen. « Il a été difficile de faire des contestations avec succès, mais nous pensons que cette composante de discrimination va pouvoir percer l’immunité des fournisseurs de services Internet. »
Mainen souligne que le juge de la Cour suprême des États-Unis, Clarence Thomas, a indiqué qu’il était prêt à contester de telles interdictions discriminatoires.
« Nous sommes prêts à aller jusqu’à la Cour suprême. Nous attendons une invitation du juge Thomas », dit-il.
De nouvelles frontières
Le procès pourrait marquer un nouveau front dans la bataille juridique menée aux États-Unis sur le conflit israélo-palestinien et sur la discrimination qui y est liée. Des groupes juifs tels que le NJAC, le Lawfare Project et le Brandeis Center ont saisi les tribunaux pour défendre les Juifs, des efforts qui ont pris de l’ampleur depuis le 7 octobre. De l’autre côté, des groupes tels que Palestine Legal, le Council on American-Islamic Relations et la branche new-yorkaise de l’American Civil Liberties Union ont intenté des poursuites pour le compte de militants pro-palestiniens. Certaines universités, comme Columbia, sont malmenées par les deux camps.

Samuel Estreicher, directeur du Centre pour le travail et l’emploi de la faculté de droit de l’université de New York, n’est pas impliqué dans l’affaire Hasson. Il a examiné le procès et il indique que le sionisme estt une idée politique, et non religieuse, mais que le Titre II peut s’appliquer à l’affaire en raison de l’identité religieuse de Hasson. Le Titre II couvre la religion, mais pas la politique, souligne-t-il.
« Si vous traitez les Juifs différemment des autres groupes parce qu’ils adoptent certaines opinions concernant Israël, alors il s’agit d’une discrimination religieuse au sens du Titre II, je dirais », a déclaré Estreicher.
Il ajoute que si l’affaire est couronnée de succès, elle pourrait créer un précédent en soumettant les forums de jeux à la loi sur les lieux publics. Elle pourrait également ouvrir la voie à d’autres affaires similaires en vertu du Titre II impliquant des questions juives. Le précédent pourrait avoir de l’influence mais il ne serait pas contraignant, ce qui signifie que les autres tribunaux ne seraient pas tenus de suivre la même décision dans des affaires similaires, note-t-il. Le Titre II a été un outil important pour les défenseurs des droits civiques à l’époque, mais il n’est plus largement utilisé aujourd’hui, ajoute-t-il.
La plainte déposée auprès du tribunal fédéral du district sud de New York demande à la cour de déclarer que les interdictions à l’encontre de Hasson ont été illégales et elle demande à la justice d’exiger que les forums de jeux vidéo retirent le jeune homme de leur liste noire. Elle appelle au versement d’un million de dollars de dommages et intérêts.
Luminosity et Waypoint n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires et n’avaient pas encore de représentant légal dans l’affaire.
Hasson indique qu’il était toujours interdit de compétitions à New York, mais qu’il joue au Texas, où il fréquente l’université Rice de Houston et où il conserve une mezouza sur sa porte. Il connaît la communauté des joueurs de Houston, qui l’accueille en tant que joueur et qui prend sa défense quand des étrangers tentent de l’expulser des compétitions de la région. D’autres joueurs ont également mis en lumière cette affaire, soulignant le deux poids, deux mesures appliqué par les organisateurs à l’encontre de Hasson.
Hasson explique qu’il espère que le procès aboutira à des excuses, à sa réintégration dans les compétitions et qu’il sera l’occasion de transmettre un message plus large.
« J’espère qu’en gagnant cette affaire, cela enverra le message qu’il est permis d’exprimer des sentiments positifs à l’égard d’Israël et de ne pas craindre que toute la communauté vous ferme la porte et vous expulse à jamais », dit-il.