Le 15 mars 1938, trois jours après le passage des soldats allemands en Autriche, quelque 250 000 personnes font un triomphe à Adolf Hitler, venu annoncer depuis le balcon de la Hofburg, le palais impérial de Vienne, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.
L’Anschluss entraîne de nombreuses arrestations à Vienne et déchaîne une vague de violences antisémites. Des Juifs sont frappés et tués, leurs magasins pillés et des dizaines de personnes se suicident. Au tout début de la prise de contrôle de l’Autriche par l’Allemagne, Sigmund Freud occupe encore sa résidence et son bureau de Berggasse 19, dans le 9ème arrondissement de Vienne. « Finis Austriae [la fin de l’Autriche] », observe le neurologue et fondateur de la psychanalyse dans son journal, au moment des faits.
« En tant que Juif, connu de surcroît pour ce que la plupart des responsables nazis dénoncent comme [une] pseudoscience juive, [Freud] était naturellement en danger », écrit Andrew Nagorski dans son nouveau livre Saving Freud, publié le 23 août dernier.
Nagorski se penche sur la manière dont Freud a fui la Vienne nazie et trouvé refuge à Londres, et cela commence par un voyage en train en direction de Paris, le 4 juin 1938. Le voyage n’est pas facile et nécessite l’intervention de ce que Nagorski qualifie d’ « équipe de sauvetage ».
Ce groupe de disciples freudiens compte, entre autres, Ernest Jones, William Bullitt, Marie Bonaparte et la fille de Freud, Anna.
« Ces personnes étaient toutes différentes, hautes en couleurs, de toutes origines et nationalités, avec en commun leur dévotion à Freud et à ses théories », écrit Nagorski dans le chapitre d’ouverture du livre. « Ils ont tout fait pour que Freud accepte de quitter Vienne. »
Nagorski a passé plus de trente ans en qualité de correspondant et rédacteur en chef pour Newsweek à l’étranger, tour à tour en Allemagne, en Russie, en Pologne, en Italie et à Hong Kong. De 2008 à avril 2014, Nagorski a été vice-président et directeur du groupe de réflexion sur les affaires internationales « EastWest Institute ».
Ce journaliste américain d’origine écossaise a également publié « 1941 : L’année où l’Allemagne a perdu la guerre », « Chasseurs de nazis » et « Hitlerland : les témoins oculaires américains de l’ascension nazie ».
Le Times of Israel s’est entretenu avec Nagorski via Zoom depuis sa maison de St. Augustine, en Floride. L’entretien a été légèrement remanié pour plus de clarté.
Le Times of Israel : Sigmund Freud a inventé le terme de « psychanalyse » en 1896. Pouvez-vous nous parler de la façon dont le mouvement scientifique et culturel s’est développé à Vienne au début du 20e siècle ?
Andrew Nagorski : Cela a commencé avec la Société psychanalytique de Vienne, un petit groupe qui se réunissait tous les mercredis soirs, à la résidence de Freud dans le 9ème arrondissement de Vienne. Freud voulait que ses idées prospèrent bien au-delà de Vienne et de Budapest, d’où venaient la plupart de ses premiers adeptes.
Ce groupe de psychanalystes était pour l’essentiel juif. Or, Freud ne voulait pas que la psychanalyse soit perçue comme une science juive. Il était suffisamment conscient de l’antisémitisme pour savoir que si cela se produisait, ce serait au détriment de la psychanalyse.
Il a été ravi que le psychologue suisse Carl Jung, qui n’était pas juif, exprime le souhait de faire partie de ce groupe.
Malheureusement, plus tard, ils se brouilleront.
Dans le livre, vous étudiez comment les nazis se sont arrogés certaines des idées de Freud, ce qui semble plutôt étrange étant donné qu’ils ont brûlé publiquement ses livres à Berlin en 1933.
En effet, les nazis ont publiquement rejeté les œuvres de Freud et la psychanalyse dans son ensemble. Mais en 1936, Matthias Göring – le cousin du bras droit d’Hitler, Hermann Göring – ouvre l’Institut allemand de recherche psychologique et de psychothérapie à Berlin, pour fonder sa propre forme de psychothérapie, expurgée des idées et analystes juifs.
Mais ce faisant, les nazis s’appuient clairement sur des idées fondamentales énoncées par Freud et ses disciples, même s’ils affirment que cela n’a rien à voir avec Freud ou les premières versions de la psychanalyse.
Pouvez-vous nous parler de la relation de Freud avec le sionisme ?
C’était compliqué.
Il était membre du conseil d’administration de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il n’était pas opposé à la notion d’État juif. Il a même parlé de sa sympathie envers l’élan sioniste.
Mais il a également évoqué ce qu’il identifiait comme les problèmes inhérents à une patrie pour les Juifs, dans ce qui était alors la Palestine mandataire.
Cela a été exprimé dans une lettre très célèbre, longtemps gardée sous le boisseau en Israël.
Dans cette lettre, Freud dit qu’il ne voit pas comment Musulmans et Chrétiens pourraient tolérer le fait que des Juifs contrôlent la Terre Sainte si le projet sioniste se réalisait.
Il jugeait préférable d’installer une patrie juive ailleurs. Mais il comprenait aussi que, pour des raisons historiques et culturelles, au cœur du projet d’État juif, cela soit inacceptable pour les Juifs.
Freud avait donc des sentiments ambivalents sur la question.
Il s’identifiait comme Juif culturel, fier de son ascendance juive.
Mais il était profondément athée et n’avait aucun lien avec la croyance religieuse, même s’il était fasciné par la religion comme sujet culturel.
Dans le livre, vous évoquez la vie sexuelle de Freud, bien qu’il n’y ait pas beaucoup de commérages ou de scandales à raconter. Qu’est-ce que cela nous dit sur l’œuvre et l’histoire de Freud ?
Freud a dit un jour : « Je suis tout à fait pour une plus grande liberté sexuelle, mais pas pour moi. » C’était un homme plutôt coincé, dirons-nous. Il a épousé Martha, sa femme, [à l’âge de 30 ans] et il a été père de famille très rapidement.
Freud pouvait parler avec ses patients, dont la plupart étaient très actifs sexuellement, de tout, sans inhibitions ni jugement. Mais pour ce qui est de sa vie privée, il était [sexuellement] très conservateur. J’irais même jusqu’à dire qu’il était maladroit et timide avec les femmes.
Ernest Jones, le biographe officiel de Freud, est un personnage clef de votre livre. Quel rôle Jones a-t-il joué dans la diffusion de l’œuvre de Freud dans le monde anglophile ?
Ernest Jones était un médecin gallois qui a commencé à lire l’œuvre de Freud en allemand dès son plus jeune âge. Jones a ensuite été présenté à Freud par Carl Jung. Jones a fait connaître le travail de Freud au monde anglophone. Auparavant, il n’était disponible qu’en allemand.
Plus tard, Jones est devenu président de l’International Psychoanalytical Society.
Jones et Freud ont noué une véritable relation. Jones a contribué à faire de Freud une figure mondialement connue.
Sa biographie en trois volumes sur Freud est toujours la source privilégiée des recherches sur la vie de Freud.
Vous vous penchez également sur la relation entre Anna Freud et son père. C’était assez intense !
Anna était la plus jeune des six enfants des Freud. Freud est devenu son analyste. Il l’a déconseillé plus tard.
Puis, en vieillissant, Anna s’est occupée de ses besoins quotidiens, dans son appartement de la Berggasse 19 à Vienne, puis chez lui à Hampstead, à Londres, où il mourut en septembre 1939.
Anna a également joué un rôle important dans l’opération de sauvetage de la famille Freud. Elle a négocié avec les nazis, ce qui a aidé à surmonter les obstacles bureaucratiques qui les empêchaient de partir en Angleterre.
Dans quelles conditions Freud a-t-il finalement échappé à la Vienne nazie ? Était-ce simplement une question d’argent ? Ou ses relations sociales et professionnelles l’ont-il aidé ?
L’argent, bien sûr, a simplifié les choses. Mais ce n’était pas seulement une question d’argent.
Lorsque l’Anschluss a eu lieu, les nazis ont nommé des “administrateurs” pour les grandes familles juives [d’Autriche], en particulier les familles juives riches. Freud faisait partie de ce groupe, même s’il était loin d’être le plus riche.
Les nazis ont imposé ce qu’ils ont qualifié de « taxe de fuite ». Cela les a amenés à évaluer la richesse de certains Juifs viennois. Dans le cas de Freud, ils ont calculé qu’il avait une valeur nette [en actifs] d’environ 50 000 dollars, comprenant son appartement et la maison d’édition psychanalytique internationale.
Aujourd’hui, cela représenterait environ un million de dollars. Les nazis ont ordonné à Freud de verser un quart de cette somme.
Freud a-t-il payé les nazis et comment a-t-il obtenu l’argent ?
Une femme riche, Marie Bonaparte, qui était l’épouse du prince Georges de Grèce et du Danemark, et aussi l’arrière-petite-nièce de Napoléon. Elle a fourni la plus grande partie en espèces.
En 1938, il n’y avait pas beaucoup de pays désireux d’accepter des réfugiés juifs du Troisième Reich. Comment Freud a-t-il réussi à être accepté en Angleterre ?
Ernest Jones a joué un rôle important. Il a tiré toutes les ficelles qu’il pouvait à Londres pour s’assurer que les Freud obtiennent un visa. Jones était très débrouillard et avait beaucoup de relations en haut lieu.
Mais jusqu’à ce que les Freud montent à bord du train à destination de Paris, le 4 juin 1938 à Vienne, rien ne leur garantissait de pouvoir sortir du pays en toute sécurité.
À ÉCOUTER : Marie Bonaparte (1882-1962), princesse pionnière de la psychanalyse
Quatre des sœurs de Freud restées en Autriche allaient périr dans les camps de la mort pendant la Shoah.
Freud était-il régulièrement en contact avec ses quatre sœurs ?
Oui. Il leur avait laissé beaucoup d’argent, dans l’espoir qu’elles survivent. Freud était très inquiet pour elles.
Quand il a réussi à quitter l’Autriche, il a demandé à Marie Bonaparte, qui tentait de faire sortir d’autres Juifs d’Autriche et d’Allemagne, si elle pouvait essayer à nouveau de faire sortir ses sœurs. Mais cela n’a pas été possible.
Freud a vécu une grande partie de sa vie sous l’Empire austro-hongrois, qui s’est effondré en 1918. Ses souvenirs de sa culture politique libérale et tolérante ont-ils alimenté la foi qu’il avait, dans les années 1930, dans une sorte de statut à part de l’Autriche ?
Cela a certainement joué un rôle. Freud a toujours eu l’espoir que les hommes politiques autrichiens tiennent les nazis et Hitler à distance. Il pensait que l’antisémitisme existant à Vienne, dont il se plaignait souvent, demeurerait, mais à une échelle modeste. Après l’Anschluss, il s’est aperçu que cela avait été une grosse erreur de calcul.
Souvenons-nous que Freud n’avait aucune envie de changer de vie et de devenir un émigré, d’autant plus qu’il était déjà âgé.
Le romancier autrichien Stefan Zweig apparaît plusieurs fois dans ce livre. Vous semblez avoir un vif intérêt pour son travail.
J’ai eu l’idée d’écrire ce livre en lisant l’autobiographie de Stefan Zweig, « Le monde d’hier ». Zweig quitte Vienne en 1934 et meurt à Petrópolis, au Brésil, en février 1942.
Zweig considérait que la situation était devenue beaucoup trop dangereuse à Vienne pour [les Juifs]. Freud a préféré rester.
Zweig renoue plus tard avec Freud, à Londres en 1938.
La lecture de la biographie de Zweig m’a fait réfléchir à la question qui m’a poussé à écrire ce livre : pourquoi tant de Juifs ont-ils quitté Vienne à ce moment-là, et pourquoi Freud a-t-il à ce point voulu rester ?
Zweig et Freud étaient-ils proches ?
Non. Mais Zweig et Freud avaient énormément de respect l’un pour l’autre. Ils ont appris à se connaître à Vienne, et encore davantage à Londres.
Freud appréciait Zweig en tant qu’écrivain, et Zweig appréciait Freud en tant que penseur de son époque. Freud, après tout, est sorti de l’anonymat, dans sa jeunesse, pour devenir l’un des intellectuels les plus célèbres du [début du 20e] siècle.
Freud a atteint le statut de célébrité quand il est arrivé à Londres en 1938. À ce stade, il était déjà un intellectuel de renommée mondiale.
Pourquoi les Britanniques avaient-ils tant d’admiration pour lui ?
En Autriche, la célébrité de Freud est venue progressivement. Il était une figure bien connue des cafés et des rues de Vienne. Mais à Londres, on l’a traité comme une énorme célébrité et son arrivée a constitué un événement majeur, avec une énorme couverture médiatique.
Nombre de Britanniques étaient fiers qu’il ait choisi de venir chez eux.
Il s’est retrouvé bombardé de courriers et d’invitations de la part d’universités et d’institutions culturelles. Des célébrités de l’époque lui ont rendu visite, dans le nord de Londres, parmi lesquelles H.G. Wells, Virginia Woolf ou Salvador Dali.
En faisant des recherches pour ce livre, avez-vous réfléchi à ce qui aurait pu arriver à la famille Freud si elle était restée à Vienne après 1938 ?
Oui, j’y ai évidemment pensé. Freud serait probablement mort avant le début de la Shoah, car il s’est éteint à Londres en septembre 1939.
Mais je suppose que s’il était resté à Vienne après 1938, lui et sa famille auraient été de plus en plus tourmentés par les nazis et que sa femme, Martha, et sa fille, Anna, auraient péri dans la Shoah.