En cette période trouble, une exposition parisienne nous remonte le moral. C’est celle consacrée à Pierre Dac qui a joué des mots et de leur sens pour faire rire, mais également pour éclairer l’actualité. Elle est à nouveau proposée à partir du 20 avril au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme par Anne-Hélène Hoog et Jacques Pessis, légataire universel de Pierre Dac avec lequel il a co-écrit plusieurs ouvrages. Il est également l’auteur de sa biographie (Pierre Dac : mon maître soixante-trois, Paris, François Bourin, 1992, 479 p.).
Des trésors de sa collection sont à découvrir dans le parcours de cette exposition, déjà programmée en 2020 mais fermée peu après son inauguration en raison de la pandémie. Ce sont près de 250 documents issus des archives familiales, des extraits de films, émissions télévisées et radiophoniques qui contribuent à éclairer la vie et l’œuvre de ce maître de l’absurde.
Par l’utilisation de modes d’expression très divers, il contribua à donner naissance à l’humour contemporain en France. Des années 1930 au milieu des années 1970, l’imagination et l’inventivité de Pierre Dac ont en effet nourri la culture française savante et populaire d’un extraordinaire arsenal humoristique que l’exposition invite à découvrir.
Homme de radio et de télévision à l’humour absurde, poétique et avant-gardiste, son histoire a épousé celle d’un XXe siècle fécond en bouleversements.
Ses engagements traversent en effet ses déchirures, ainsi que celles des médias, du rire et du spectacle. De Radio Cité à radio Londres, de Signé Furax au Schmilblick, l’exposition nous plonge dans son univers foisonnant inspiré de son attachement à ses origines juives.
Né le 15 août 1893 à Châlons-sur-Marne, qu’il avait rebaptisé Chalom-sur-Marne, André Isaac est le fils de Salomon Isaac et Berthe Kahn, issus de familles juives alsaciennes qui ont choisi la France après l’annexion allemande de 1871.
André est le cadet des deux enfants. En 1896, la famille part s’installe à Paris où André poursuit une scolarité brillante. Nourri à l’humour, il baigne dans les langues familiales dont il finira par jouer : le judéo-alsacien et le français, et aussi le louchebem, l’argot des bouchers, la profession de son père.
Au déclenchement de la Grande Guerre, André et son frère Marcel sont mobilisés. Patriotes, ils souhaitent en découdre avec l’Allemagne pour rendre l’Alsace-Lorraine à la France. La mort de son frère pendant les attaques de Champagne est une blessure de l’âme dont il ne guérit jamais, au contraire de celles qu’il reçut physiquement lors des combats.
À l’instar de l’humour juif traditionnel, les drames de l’existence ont suscité chez André Isaac une appétence à en sourire afin de les dépasser.
Après l’Armistice, André se tourne vers le cabaret après avoir exercé plusieurs petits boulots. Il débute comme chansonnier à la Vache Enragée. « André Isaac, ce n’est pas un nom de scène », lui lance alors Roger Toziny à l’issue de sa première audition, le directeur de ce cabaret montmartrois. « Tu es chansonnier d’actualité, tu t’appelleras Dac. André, ça ne sonne pas bien. Pierre, ce serait mieux, Tu t’appelleras Pierre Dac ! ». Ça sonne bien et le voici qui étrenne ce nouveau patronyme dans les sketches et les chansons qu’il compose. Ses jeux de mots, et ses considérations sur l’humanité qu’il nomme « Pensées », en hommage au philosophe Pascal, le révèlent comme un maître de l’absurde. Le succès est immédiat. Sur les scènes des théâtres et des cabarets parisiens, il connaît rapidement la célébrité. On le sollicite même au cinéma où il est à l’affiche de plusieurs succès dont Le Fada de Léonce-Henri Burel (1932), Le bidon d’or de Christian-Jacque (1932) ou Les deux Monsieur de Madame d’Abel Jacqui et Georges Pallu (1933).
Au même moment, la TSF entre chez les foyers français, comme Pierre Dac qui y crée la première émission d’humour, L’Académie des Travailleurs du chapeau, sur les ondes de Radio Cité du publiciste Marcel Bleustein-Blanchet. Il en anime d’autres avant de fonder l’hebdomadaire L’Os à moelle dont le tirage atteint le chiffre impressionnant de 400 000 exemplaires.
Il poursuit sa carrière de chansonnier en popularisant l’humour
« loufoque », un terme qui signifie fou en louchebem, l’argot de son père. Ce terme restera associé au style qu’il a inventé, un genre alors inconnu en France : l’humour absurde qui rappelle les histoires des shtetls.
L’existence de Pierre Dac suit ses engagements. Opposé au nazisme depuis 1933, il est mobilisé brièvement à la suite de la crise des Sudètes. Durant la conférence de Munich en septembre 1938, il poursuit le combat dans les colonnes de L’Os à Moelle. Dès que la guerre éclate entre l’Allemagne et la France, en septembre 1939, il soutient le moral des troupes engagées dans la « drôle guerre » en participant à diverses tournées organisées par Le Poste parisien puis par le Théâtre aux armées, en particulier sur la ligne Maginot.
Averti du danger qu’il court comme auteur de textes antinazis, il quitte Paris avec sa compagne Dinah Gervyl à la veille de l’entrée de la Wehrmacht, et se réfugie en Bourgogne. Ayant entendu parler de l’appel lancé par le général de Gaulle le 18 juin, il part pour Toulouse, où la mère de Dinah est proche d’un réseau de résistants, avec le projet de rejoindre Londres.
Parallèlement, Jacques Canetti lui trouve des engagements pour des tournées en zone libre et en Afrique du nord jusqu’en novembre 1941. Résolu à passer en Angleterre, il traverse les Pyrénées, arrive en Espagne où il est arrêté et jeté en prison. Il revient en France quatre mois plus tard et entre dans la clandestinité. Il repart en Espagne où, après trois autres séjours en prison et grâce à un faux passeport canadien, il est échangé par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, contre des sacs de blé. Enfin libre, il gagne Alger puis l’Angleterre. À Londres, Pierre Dac apprend l’étendue des crimes des miliciens et des nazis, et déclare : « Tout juif qui aurait la possibilité de faire de la résistance et qui n’en fait pas, je le méprise d’office. »
À la BBC, dans l’équipe de l’émission « Les Français parlent aux Français » qu’il rejoint le 30 octobre 1943, il côtoie Jacques Duchesne, Jean Oberlé, Jean Marin et Maurice Schumann.
Sur les ondes, jusqu’en août 1944, il écrit plus de quatre-vingts éditoriaux et chansons fustigeant Pétain, les collaborateurs et les occupants. Son célèbre texte Bagatelle sur un tombeau, conclut une joute verbale avec Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy et orateur de Radio-Paris.
Fin août 1944, Pierre Dac revient à Paris, théâtre des combats de la Libération. En octobre, il reprend ses spectacles à l’ABC, participe à divers galas au bénéfice des victimes de guerre et épouse Dinah Gervyl civilement.
Après la capitulation de l’Allemagne, Pierre Dac revient à la vie civile. Son activité de résistant est reconnue officiellement par le général de Gaulle qui lui décerne la médaille de la Résistance française. Il est nommé chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 1946.
Au lendemain de la guerre, Pierre Dac rencontre Francis Blanche, avec lequel il crée « Sans issue ! » aux Trois Baudets, puis le célèbre « Sâr Rabindranath Duval » et le feuilleton Signé Furax, la série la plus écoutée de l’histoire de la radio.
En même temps, il milite à la Lica, ancêtre de la Licra. Il est le premier homme d’humour à se présenter aux élections présidentielles, ce sera en 1965 à la tête du MOU, le Mouvement ondulatoire unifié.
Ses jeux de langages sont des régals (« Quand on dit d’un artiste comique de grand talent qu’il n’a pas de prix, ce n’est pas une raison pour ne pas le payer sous le fallacieux prétexte qu’il est impayable », « L’âme des justes qui ont péri dans les fours crématoires est immortelle. La preuve, dans le ciel, j’ai vu briller des étoiles jaunes »), et sa définition du sionisme qu’il défendait est un poème : « Peuple échangerait beaucoup d’Histoire contre un peu de Géographie ». Il est notamment l’inventeur du « schmilblik », cet objet au nom yiddish « qui ne sert absolument à rien et peut donc servir à tout ».
Après la guerre, son humour change. Toujours loufoque, mais écœuré des compromis face à la Shoah, son humour se teinte de gravité. Par exemple, lorsque la version française de L’Instruction (Die Ermittlung) du dramaturge juif berlinois Peter Weiss est créée au Théâtre de la Commune à Aubervilliers en mars 1966 par Gabriel Garran, Pierre Dac tient le rôle du président de tribunal. Il dit : « Je suis avec vous, car c’est mon devoir. Cette aventure est indispensable ! Il faut par tous les moyens que la trace de faits aussi dramatiques demeure présente dans toutes les mémoires, afin qu’ils ne se reproduisent jamais. »
Le texte de Weiss est scrupuleusement tiré des minutes du procès de Francfort-sur-le-Main jugeant, de décembre 1963 à août 1965, vingt-deux responsables et gardiens du camp d’extermination d’Auschwitz. En cinquante représentations, le spectacle attire quinze mille spectateurs. Un extrait est présenté lors de l’exposition qui décrit avec un réalisme choquant pour les âmes sensibles le gazage…
En 1972, Pierre Dac publie ses Pensées, qui touchent une nouvelle génération. Sa popularité est énorme. Point étonnant de sa biographie, celui qui est attaché à l’humaniste et aux valeurs éthiques transmises par le judaïsme, se convertira au christianisme par amour, pour épouser religieusement Dinah Gervyl à l’église. Le roi du loufoque disparaît à Paris le 9 février 1975 et ses cendres sont déposées au columbarium du cimetière du Père-Lachaise.
L’exposition évoque également plusieurs générations d’humoristes, qui ont été, un jour ou l’autre, ses compagnons de route. Certains d’entre eux, notamment Francis Blanche, Jean Yanne et René Goscinny, figurent au Panthéon de l’humour.
Sans lui, Coluche, Pierre Desproges, les Guignols et beaucoup d’autres n’auraient sans doute jamais existé.
Au Musée d’art et d’Histoire du Judaïsme, du 20 avril au 27 août 2023 : Hôtel de Saint-Aignan — 71 rue du Temple 75003 Paris.