Israël en guerre - Jour 339

Rechercher
La vitrine fermée de l'Institut de bagels de Detroit, dans le Michigan, après le départ des employés qui s'insurgeaient contre le nouveau propriétaire "sioniste" de l'enseigne, le 31 juillet 2024. (Crédit : Andrew Lapin/JTA)
La vitrine fermée de l'Institut de bagels de Detroit, dans le Michigan, après le départ des employés qui s'insurgeaient contre le nouveau propriétaire "sioniste" de l'enseigne, le 31 juillet 2024. (Crédit : Andrew Lapin/JTA)

Une boutique de bagels de Detroit ferme, ses employés ayant démissionné pour cause de gérant « sioniste »

Les tensions causées par la gentrification perçue de la ville et par le conflit opposant Israël au Hamas ont atteint un pic le mois dernier quand les salariés ont quitté publiquement l’enseigne, secouant toute la zone métropolitaine

DETROIT (JTA) — Arad Kauf est assis dans la salle vide du magasin de bagels qu’il était supposé gérer. Il avait de nouvelles recettes à apporter au menu – mais aucun client n’a pu les goûter : il n’a plus de cuisinier.

Tous les employés de l’Institut des Bagels de Detroit ont démissionné ou ont été renvoyés, le mois dernier. Le résultat d’une situation tendue qui est devenue hors de contrôle en partie à cause d’Israël – ce pays dont Kauf est originaire.

« J’ai honte. Je me sens humilié », explique Kauf. « Je tente tant bien que mal de comprendre ce que j’ai pu faire de répréhensible. Mais qu’est-il donc arrivé ici ? »

En réalité, ce qui est arrivé à l’Institut de Bagels de Detroit a résulté de la combinaison d’une querelle immobilière locale et des tensions accrues qui ont été entraînées par la guerre entre Israël et Gaza, des tensions qui agitent les États-Unis depuis maintenant dix mois. La vente du magasin à Philip Kafka, promoteur immobilier déterminé et partenaire commercial de Kauf, avait rapidement donné lieu à des protestations – Kafka avait tenu des propos, dans le passé, où il apportait son soutien à Israël.

Le personnel du magasin avait, lui aussi, fait part de son mécontentement.

« Mes convictions les plus intimes m’interdisent de travailler pour un sioniste », avait ainsi écrit un employé dans un courriel adressé aux nouveaux propriétaires de la boutique. « Je ne peux pas permettre que ma créativité et mon travail soient associés au sionisme alors que c’est quelque chose que je rejette avec véhémence, et que j’ai toujours dénoncé avec force. »

Les deux premiers salariés à démissionner avaient aussi évoqué « les tendances politiques sionistes des nouveaux gérants » en plus « d’antécédents de pratiques commerciales médiocres », déplorant également un « manque de transparence » pour justifier leur départ.

« Je pourrais vous qualifier de vautour – mais j’aime trop les vautours pour nuire à leur réputation », avait écrit un employé.

Kafka a refusé de s’entretenir avec la Jewish Telegraphic Agency comme l’a également fait un représentant des anciens salariés. Les courriels que JTA a pu lire montrent que les critiques à l’encontre d’Israël et des partisans de l’État juif, de la part des employés, se mêlent à des inquiétudes portant sur les conditions de travail, avec l’expression d’une anxiété réelle face au phénomène de gentrification qui touche actuellement Detroit. Les salariés rejettent toute idée que leur opposition à un État juif souverain au Moyen-Orient puisse traduire un antisémitisme, quelle que soit sa forme.

« Je pense que le judaïsme est une belle religion et que le sionisme est profondément antisémite », avait écrit l’employé qui avait comparé Kafka à un vautour.

L’Institut des Bagels de Detroit est loin d’être le seul lieu de travail, à Detroit, à connaître des divisions sur fond de guerre opposant Israël au Hamas dans la bande de Gaza – une guerre qui avait commencé à cause du pogrom commis par le groupe terroriste dans le sud d’Israël, le 7 octobre. Les hommes armés avaient massacré près de 1 200 personnes sur le territoire israélien, des civils en majorité, et ils avaient enlevé 251 personnes qui avaient été prises en otage au sein de l’enclave côtière.

A New York City, par exemple, le personnel du Cafe Aronne a démissionné après que le propriétaire de la chaîne a fait part de son soutien à l’État juif au lendemain du 7 octobre.

Mais le coup de théâtre qui s’est déroulé dans ce magasin de bagels de Détroit a quelque chose de particulier – peut-être dans la mesure où il touche une entreprise proposant une restauration juive par nature. Ses fondateurs, Philip et Ben Newman, avaient fait part de leur volonté de réintroduire « de la nourriture juive réconfortante » dans une ville qui avait largement oublié son passé juif.

Un post Instagram de Philip Kafka, promoteur immobilier juif, posent avec une veste arborant des écussons israéliens, le 23 mai 2021. (Capture d’écran via JTA)

Kauf, né à Tel Aviv, est arrivé à Detroit en 2021 au moment où son épouse devait commencer son stage post-doctoral dans le secteur. Il avait été nommé gérant de l’Institut des Bagels de Detroit avant que le personnel ne démissionne – et il n’est pas sûr, confie-t-il, que les salariés aient eu conscience qu’il était lui-même un ressortissant israélien. Il indique avoir été profondément troublé par l’explosion de colère qui a suivi l’annonce de la vente.

« Dans mon enfance, un ‘sioniste’, cela signifiait la communauté, la culture et l’amour pour la terre d’Israël – pas pour son gouvernement ou pour sa politique mais pour sa beauté en tant que telle », déclare-t-il. Il refuse de parler de ses convictions politiques.

Aujourd’hui, il craint d’être éclaboussé, à l’avenir, par les conséquences de cette controverse — même s’il est conscient du fait que la colère s’est essentiellement exprimée à l’encontre de Kafka. Depuis le milieu des années 2010, ce dernier, né à Dallas dans une famille qui s’était enrichie dans la vente de panneaux publicitaires, a transformé la communauté délabrée mais résolue du quartier de Core City, à Detroit, en terrain de jeu architectural, avec ses cabanes Quonset et ses restaurants de luxe. Kafka avait également lancé, dans le passé, une campagne de publicité dans laquelle il encourageait les New Yorkais à s’installer à Detroit.

Des initiatives qui ont été applaudies par la communauté des designers et des architectes – et par Kauf, qui déclare qu’il s’est lui-même installé dans l’un des immeubles dessinés par Kafka parce qu’ils sont « vraiment enthousiasmants » et « futuristes ». Kauf raconte avoir été tellement impressionné par la vision de Kafka qu’après avoir travaillé pour Hillel et pour la métropole de Detroit – des postes où il n’a fait qu’un bref passage – il s’est présenté devant son propriétaire pour lui demander un emploi. Il est alors devenu le gérant du Cafe Prince, qui appartient à Kafka. Même si l’établissement n’est pas explicitement israélien ou juif, une mezuzah a été accrochée sur la porte et le prix de nombreux plats, sur le menu, sont des multiples de 18, ce qui signifie « la vie » dans la tradition juive.

Un grand nombre d’habitants sont néanmoins en colère face à l’approche adoptée par Kafka en matière de développement. L’homme a été taxé « d’opportuniste embourgeoisé », voire de « colonisateur ». Et le fait que le Cafe Prince, dans son initiative visant à ne proposer que des ingrédients frais, se mette à vendre des carottes crues et pelées au prix de 1,80 dollar n’a pas arrangé les choses – une preuve supplémentaire, pour un grand nombre de personnes, que les initiatives prises par Kafka étaient totalement déconnectées de la communauté (Kauf a encore la carotte sur son menu, et il évoque « un moyen, pour nous, de mettre l’accent sur notre philosophie ».)

Si Kafka et Kauf ont suivi la voie qui était la leur dans leur vie d’hommes d’affaires à Detroit, Newman, le fondateur de l’Institut des Bagels, s’était créé un chemin très différent. Né à Detroit, lui et son frère avaient ouvert leur magasin – son premier emplacement physique – en 2013 dans le quartier chic de Corktown, lui donnant en partie son nom en hommage au musée d’art de la ville, emblématique pour ses habitants.

De gauche à droite : Arad Kauf au Cafe Prince; le propriétaire d’origine de l’Institut de Bagels de Detroit Ben Newman en 2023. (Autorisation : Detroit Jewish News via JTA)

La boutique était rapidement devenue populaire. Elle avait, en outre, ouvert à un moment où des jeunes Juifs étaient revenus à Detroit des décennies après la fuite vers la banlieue d’une génération antérieure de résidents issus de la communauté. Newman raconte qu’il s’est inspiré des traiteurs dont il dégustait les plats avec délice dans sa jeunesse.

Néanmoins, l’entreprise avait rencontré des difficultés et Newman avait baissé le rideau en 2020, au début de la pandémie de COVID-19. En rouvrant ses portes, l’année dernière, dans l’un des immeubles de Kafka, juste à côté du café de Kauf, Newman avait embauché une équipe jeune, diversifiée et solidaire qui voulait, disait-elle, créer « une communauté » autour du magasin. Kauf lui-même adorait l’endroit ; il avait construit son propre menu autour du pain préparé par le magasin de bagels où il allait le chercher, tous les matins.

Mais la situation financière était toujours difficile. Newman ne s’était pas versé de salaire pendant dix mois et il avait même commencé à chercher un second emploi pour soutenir le magasin, dit-il à JTA. Vendre son établissement à Kafka, explique-t-il, avait été le seul moyen de préserver à la fois l’entreprise et les emplois de ses salariés.

« Au lieu de vendre la boutique à de multiples parties qui se seraient associées, j’ai choisi de signer avec Philip et avec son équipe parce que je pensais que c’était la meilleure manière de maintenir le magasin ouvert tout en offrant une sécurité de l’emploi aux membres de notre personnel », dit Newman. « Philip et moi voulions que le magasin reste ouvert et que les emplois soient préservés. C’est la raison pour laquelle nous avons effectué un transfert de propriété. »

Les nouveaux propriétaires ont assuré au personnel que les emplois ne seraient pas mis en péril et que les salaires ne changeraient pas. Kauf, de son côté, devait seulement prendre en charge les questions publiques, laissant tout le reste entre les mains des salariés. Mais une tentative visant à organiser une rencontre avec les employés avait révélé une frustration de la part de ces derniers, avec des questionnements qui mettaient en doute la transparence de Kafka concernant ses projets pour l’avenir de la boutique.

Et à ce moment-là, alors qu’ils étaient d’ores et déjà en colère contre Kafka, les employés avaient retrouvé des écrits où leur nouveau propriétaire exprimait ses convictions pro-israéliennes. Kafka avait publié des Opinions et posté des publications, sur Instagram, où il faisait part de son soutien à l’État juif – il avait confié au Jewish Insider, à une occasion, qu’il voulait obtenir la citoyenneté israélienne – même si au moment de la vente de la boutique, le mois dernier, il n’avait tenu aucun propos public sur Israël depuis la dernière guerre à Gaza, en 2021.

Et pour certains, aucun doute : le soutien apporté à Israël par Kafka et ses intérêts à Detroit étaient nécessairement liés. « C’est facile pour lui d’esquiver les accusations sur son sionisme mais c’est beaucoup plus facile encore, sur la base de ses actions, de désigner du doigt qui est le véritable colonisateur en réalité », a confié un ex-employé au site d’information local Bridge Detroit.

Newman a refusé de dire s’il pensait que le « sionisme » de Kafka avait justifié le manque de soutien apporté à ce dernier par ses employés, refusant aussi de dire si son judaïsme ou si ses points de vue sur Israël avaient été évoqués lors des interactions qu’il avait eues avec ses salariés lorsqu’il était propriétaire du magasin. Lorsqu’elle avait démissionné, l’équipe avait posé pour une photographie où tous apparaissaient debout, les bras croisés, devant la vitrine de la boutique et devant ses inscriptions, peintes à la main, faisant la promotion de « latkes » ou d’une soupe aux « matzo ball ».

La salle de restaurant vide de l’Institut de Bagels de Detroit après le départ des employés qui voulaient protester contre le nouveau propriétaire « sioniste » de l’enseigne, le 31 juillet 2024. (Crédit : Andrew Lapin/JTA)

En réponse à la première vague de démissions, Kafka avait interpellé ses salariés : « Si quelqu’un parmi vous souhaite mettre un terme à son contrat sur la base de rumeurs à mon sujet, sur la base de notre héritage ou de nos politiques présumées, je vous en implore : Faites-le ». D’autres employés avaient suivi le mouvement et Kafka avait rapidement fermé la boutique, laissant les quelques salariés qui restaient encore sans activité professionnelle. « L’entreprise ne peut pas fonctionner sans les employés de premier plan qui ont récemment démissionné », avait-il écrit en guise d’explication.

Dans un courrier adressé à ses autres locataires et partenaires commerciaux, Kafka a depuis défendu le travail qu’il a réalisé dans le quartier de Core City, ajoutant que le personnel du magasin « avait des idées préconçues sur les nouveaux propriétaires, des idées qu’il n’a pas souhaité changer ».

Quand les employés ont parlé, pour la première fois, de « ses orientations politiques sionistes », a-t-il ajouté dans sa lettre, « j’ai été choqué de réaliser que deux personnes avec lesquelles je ne partageais qu’un ‘Bonjour’ le matin avaient le sentiment qu’elles savaient ce que je pense d’un sujet aussi compliqué et tragique que celui de la situation sur le Moyen-Orient ».

Il a aussi évoqué ses points de vue sur Israël, écrivant que « tous les peuples méritent de connaître la paix et la sécurité. La guerre et la mort sont terribles. Je soutiens la cause de tous ceux qui voudront rassembler une nation dont la priorité sera la sécurité et le bien-être de ses citoyens. Toutefois, je ne soutiendrai jamais un pays dont l’objectif principal sera de détruire son voisin. Point final. Pas besoin de discuter davantage de ça ».

Kafka a raconté qu’il avait tenté – en vain – de discuter avec le personnel et que « nous avons fait tous les efforts possibles pour tenter d’avancer de manière constructive jusqu’à ce qu’il devienne évident que nos employés avaient des idées préconçues à notre sujet, concernant notre travail et nos convictions ».

Au fur et à mesure que la nouvelle de la fermeture du magasin s’est répandue dans Detroit, c’est le « sionisme » de ses nouveaux propriétaires qui a dominé le narratif. La page Instagram de la boutique a été prise d’assaut par des commentateurs fustigeant Kafka tandis qu’un usager de Reddit qui affirmait être un ancien employé a écrit : « Il s’entraîne : Il exploite Detroit de manière à pouvoir aller faire sa m*erde illégale en Palestine ». Sur le réseau social X, un groupe d’aide collectif dont le siège est à Detroit a accusé Kafka d’être « un magnat sioniste ». Un locataire non-juif de Kafka, qui a ouvert un restaurant dans l’un de ses immeubles – c’est un restaurateur brésilien dont la famille est originaire du Liban – a confié à la JTA que son établissement figurait dorénavant sur « une liste noire » d’endroits à boycotter en raison de l’identité de son propriétaire.

« Pour une raison ou une autre, je suis puni pour des choses qu’il dit ou qu’il croit », regrette Javier Bardauil. « Qu’est-ce qu’ils attendent de moi, que je brûle ce restaurant parce qu’ils n’aiment pas mon propriétaire ? J’emploie plus de 50 personnes à Detroit ».

Bardauil déclare être particulièrement frustré dans la mesure où il pense ne pas partager les mêmes convictions que Kafka s’agissant de la guerre à Gaza.

« Moi aussi, je suis furieux quand je vois ce qui se passe en Palestine en ce moment. Je pense que la guerre n’est une bonne chose pour personne », déclare-t-il. « Mais le pire, c’est qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent ».

Malgré toutes les difficultés, Kauf dit être encore enthousiaste à l’idée de travailler à l’Institut des Bagels de Detroit dans le cadre du Cafe Prince. Mais il ne se fait pas d’illusion : le chemin sera encore long. Sur Instagram, les activistes commencent à envoyer des messages privés aux utilisateurs qui ont partagé des photos depuis l’intérieur du café. Ils leur transmettent des articles locaux sur Kafka dans l’espoir de dissuader les clients de fréquenter son établissement.

Et alors même qu’il s’embarque actuellement dans ce qui devrait être à terme une nouvelle aventure, Kauf reconnaît qu’il n’est plus sûr de vouloir s’installer à Detroit. Son épouse partage le même point de vue.

« On ne veut pas de nous », indique-t-il. « Je m’inquiète à l’idée d’élever un enfant ici. Je crains qu’il ne trouve pas de communauté à laquelle il appartiendra vraiment ».

Il regarde la boutique, qui est fermée depuis des jours. Les lumières sont éteintes. Une mezuzah est encore accrochée à la porte. Il reconnaît être encore perplexe et décontenancé, dit-il.

« J’aime tout le monde », s’exclame-t-il. « Je ne veux aucune négativité dans mon existence ».

En savoir plus sur :
S'inscrire ou se connecter
Veuillez utiliser le format suivant : example@domain.com
Se connecter avec
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions d'utilisation
S'inscrire pour continuer
Se connecter avec
Se connecter pour continuer
S'inscrire ou se connecter
Se connecter avec
check your email
Consultez vos mails
Nous vous avons envoyé un email à gal@rgbmedia.org.
Il contient un lien qui vous permettra de vous connecter.
image
Inscrivez-vous gratuitement
et continuez votre lecture
L'inscription vous permet également de commenter les articles et nous aide à améliorer votre expérience. Cela ne prend que quelques secondes.
Déjà inscrit ? Entrez votre email pour vous connecter.
Veuillez utiliser le format suivant : example@domain.com
SE CONNECTER AVEC
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions d'utilisation. Une fois inscrit, vous recevrez gratuitement notre Une du Jour.
Register to continue
SE CONNECTER AVEC
Log in to continue
Connectez-vous ou inscrivez-vous
SE CONNECTER AVEC
check your email
Consultez vos mails
Nous vous avons envoyé un e-mail à .
Il contient un lien qui vous permettra de vous connecter.