Israël en guerre - Jour 500

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Zippi peignant les lettres de la devanture de la galerie Luxor, à Bratislava, en 1938. (Crédit : Autorisation)
Zippi peignant les lettres de la devanture de la galerie Luxor, à Bratislava, en 1938. (Crédit : Autorisation)

Une histoire d’amour à Auschwitz

Dans un récit s’appuyant sur des entretiens, des archives, des citations et des mémoires autobiographiques (publiées ou non), la journaliste Keren Blankfeld raconte une histoire d’amour advenue à Birkenau, le camp le plus vaste et le plus meurtrier du complexe d’Auschwitz dont 2025 marque le 80e anniversaire de la libération

Eros et Thanatos. Peut-on s’aimer dans un camp de la mort ?

Une petite amourette / N’est jamais trop jolie / Quand on sait d’avance / Ce que dure la vie, chantait avec légèreté Leni Escudero. À Auschwitz, où la question n’était pas de savoir si on allait mourir mais quand, la moindre amourette entre prisonniers (ou entre geôliers et prisonniers) pouvait mener à la torture ou à la mort. La difficulté et le risque étaient grands, pour les couples, de se donner rendez-vous dans un endroit à l’abri des regards.

C’est pourtant une rencontre amoureuse que la journaliste américaine Keren Blankfeld a décidé de raconter dans ce livre qui doit sa parution au retentissement d’un article qu’elle avait préalablement écrit sur le sujet pour le New York Times. « Il s’agissait d’une histoire incroyable que j’ai partagée alors que l’on commémorait la libération du camp d’Auschwitz. Mais un article ne pouvait couvrir l’ampleur de leur histoire », explique l’autrice.

Blankfeld a grandi avec, en tête, les récits familiaux entendus depuis l’enfance.

« Je voulais écrire un livre sur la Seconde Guerre mondiale et sur les survivants qui avaient entamé une nouvelle vie aux Etats-Unis. Descendante de quatre grands-parents européens immigrés au Brésil, où je suis née, j’ai toujours été fascinée par la façon dont ils étaient parvenus à se reconstruire, après avoir quasiment tout perdu. »

Ses recherches lui ont confirmé que la matière était abondante et les histoires multiples. Certaines ont laissé percer déception et désenchantement, comme Fuck America où l’écrivain allemand Edgar Hilsenrath décrit, de façon cruelle, ses conditions de vie à son arrivée aux Etats-Unis dans les années cinquante.

Keren Blankfeld, autrice du livre « Les amants d’Auschwitz, Une histoire vraie ». (Crédit : Autorisation)

C’est un ami qui suggéra à Keren Blankfeld de recueillir les propos de David Wisnia, ancien déporté dont il connaissait le périple depuis sa Pologne natale.

La journaliste a donné, sur des sites juifs américains, les détails de sa première rencontre avec Wisnia en 2018.

« Je suis allée l’interviewer chez lui en Pennsylvanie », raconte Blankfeld qui se souvient du drapeau américain pavoisant la maison du survivant à l’accent new-yorkais. Elle le décrit comme « Un Américain fier et authentique doté de beaucoup d’humour ». Pour elle, il a déroulé le fil de sa vie, entamée en 1926 dans une petite ville proche de Varsovie. Précoce, l’enfant rêvait de mener une carrière de chanteur lyrique aux Etats-Unis. À l’âge de huit ans, Wisnia se produisit sur la scène d’un cinéma de sa ville où il interpréta « Schnei Michtavim » [Les deux lettres] poème hébreu mis en musique. Si la famille Wisnia menait une vie agréable, elle restait néanmoins celle des Juifs vivant dans la Pologne des années 1930, minée par l’antisémitisme ancestral et la mémoire des pogroms qui avaient si souvent frappé les villages.

Le 31 août 1939, David célébrait sa bar mitzvah. Le 1er septembre 1939, Hitler envahissait la Pologne. « Une nouvelle ère venait de commencer », écrit Blankfeld.

Juifs dans le ghetto de Varsovie, en 1941. (Crédit : USHMM)

Un matin de l’été 1941, son père, trop mal en point pour aller travailler, demanda à David de le remplacer. Le fils ne sut jamais si cette demande avait été le fruit d’un pressentiment ou s’il s’était agi d’une coïncidence. À son retour, le jeune garçon fut confronté à « l’innommable » spectacle du tas de cadavres formé par sa mère, son père, son petit frère et son grand-père. La Pologne avait basculé dans le chaos. À quinze ans, David était seul au monde.

Avec, chevillée au corps, la volonté de survivre, il s’enfuit, passa de ghetto en ghetto, jusqu’à celui de la ville polonaise de Nowy Dwór. Ce fut sa dernière étape avant le camp. Blankfeld raconte l’arrivée à Auschwitz, les déportés dépouillés de leurs biens, tondus et tatoués. Les êtres humains hagards qui avaient débarqué sur la rampe n’allaient désormais devoir leur survie qu’à leur utilité pour les nazis. « La répartition des tâches était une question de chance ou de relations », écrit l’autrice.

Dès son arrivée à Auschwitz, David fut intégré à la brigade des porteurs de cadavres – Leichenkommando – où il travailla « mécaniquement », trouvant la force de ne pas réfléchir à ce qu’il faisait, répétant en son for intérieur, comme un mantra salvateur, l’adresse new-yorkaise de ses tantes qu’il espérait pouvoir rejoindre.

« Y a quelqu’un qui sait chanter ? », cria un jour un Blockälteste [chef de Block]. Désigné par ses camarades, le jeune garçon intégra à partir de ce soir-là le cercle « privilégié » des prisonniers qui, par leur talent, étaient en mesure de divertir les kapos et les officiers. Sa voix de ténor avait donné à David le moyen de « gagner sa survie », écrit Blankfeld. Des rations supplémentaires et un poste dans le bâtiment de décontamination des vêtements – le Sauna – allaient rendre son sort un peu plus supportable.

Une femme juive marchant vers les chambres à gaz avec trois jeunes enfants et un bébé après la sélection. (Crédit : USHMM)

En janvier 1945, Himmler donna l’ordre d’évacuer les camps. Une longue marche attendait les prisonniers, ultime épreuve à laquelle nombre d’entre eux n’allaient pas résister. Quitter Auschwitz signifiait, pour David, perdre son statut spécial, « ses privilèges, son réseau de connaissances ». Telle était la logique, cruelle et cynique, du camp.

Puis ce fut l’arrivée à Dachau, une bande de terre rongée par la maladie : « ce que l’humanité peut produire de pire », écrit Blankfeld. Wisnia était encore à peu près en forme. Il se porta volontaire pour aller travailler dans le sud de l’Autriche, où les Allemands avaient besoin de main d’œuvre.

Une pause en rase campagne lui donna l’occasion de s’enfuir à travers champs. Il erra de grange en grange, ne progressant qu’à la faveur de la nuit. La rencontre inespérée d’une colonne de chars américains décida de la suite de sa vie. Il s’agissait des soldats de la 101e division aéroportée qui « adoptèrent » le jeune survivant dont l’allemand courant et la compréhension croissante de l’anglais faisaient un interprète idéal. Une partie de son rêve venait de se réaliser : il était devenu le soldat américain David Wisnia.

Keren Blankfeld ne pouvait imaginer que le récit qu’elle venait de recueillir (et dont elle se saisit avec un sens aigu de la narration et une précision étayée sur ses nombreuses recherches) avait une suite. Son interlocuteur la lui souffla de façon impromptue. À Auschwitz, il avait eu une petite amie. Une girl friend qui s’appelait Zippi. « Une petite amie ? », avait-elle répété, quelque peu circonspecte. Wisnia confirma. Ils s’étaient rencontrés dans le camp, et s’étaient revus il y a deux ans, à Manhattan où elle habitait.

La mémoire du nonagénaire, qui venait de se livrer si longuement, n’était-elle pas confuse ? Ne mélangeait-il pas tout ? Mais qu’avait-elle à perdre en laissant tourner son enregistreur ?

Et c’est ainsi que David lui raconta l’histoire de Zippi dont une somme de documents atteste l’existence et dont l’écrivaine fournit la liste en annexe de son livre.

« J’ai décidé d’écrire sur cette histoire d’amour uniquement après avoir été en mesure de vérifier en détail ce que m’avait raconté David. Zippi avait parlé de sa rencontre amoureuse à Jürgen Matthaus, du Musée de l’Holocauste à Washington (USHMM). Il avait fort heureusement pris des notes pendant leur entretien et il les a partagées avec moi. J’ai également pu entendre Zippi elle-même parler avec David de leur romance, dans un enregistrement de leur rencontre à Manhattan, soixante-douze ans plus tard.

« Je n’aurais jamais écrit cette histoire si je n’avais pas eu accès à ces sources fiables », précise l’autrice qui a entendu parler de Zippi alors que celle-ci était décédée.

Des femmes juives marchant vers leurs baraquements après avoir été désinfectées et s’être fait raser la tête. (Crédit : USHMM)

Originaire de Slovaquie, Helen Zipora (Zippi) Spitzer avait huit ans de plus que David. Issue d’une famille de la classe moyenne, la jeune fille avait été contrainte de renoncer à des études de botanique en Moravie lorsque Hitler avait été nommé chancelier. Qu’à cela ne tienne : ce petit bout de femme dotée d’une belle dose de ténacité et de chutzpah [culot, audace en hébreu] – il en fallait quand on était femme et juive – trouva rapidement sa vocation : elle concevrait des enseignes et des panneaux publicitaires. Elle serait graphiste. Designer, dirait-on aujourd’hui.

En février 1942, les autorités convoquèrent les jeunes filles et les femmes juives de moins de 45 ans, sommées de se présenter avec moins de 50 kg de bagages. Zippi était parmi elles. Le déplacement serait temporaire, leur avait-on promis. Le 29 mars 1942, le convoi dans lequel elle se trouvait arrivait à Auschwitz : les cris, les aboiements, la rampe, la sélection, les biens confisqués, la désinfection griffant les corps nus, les cheveux rasés par une tondeuse brutale, les ongles coupés à ras, le tatouage… Privées de leur humanité, les femmes allaient endurer la brutalité des kapos, les appels interminables, le froid, la faim, la soif, les châlits, les rares latrines communes, les maladies, les poux et les punaises, les brigades de travail, les chambres à gaz.

La plupart du temps, explique Blankfeld, les déportées se regroupaient par nationalité, par langue ou par culture. Ouverte et curieuse, Zippi parlait à tout le monde, ce qui lui permit de nouer de nombreuses amitiés. « C’est ce qui œuvra à lui sauver la vie » commente l’autrice, répétant à quel point, outre la chance, l’affectation des tâches et les relations (les « amis influents ») constituaient un facteur majeur de survie.

Parmi les Slovaques, qui constituèrent les premiers contingents de femmes juives déportées, des jeunes filles instruites furent « recrutées » pour occuper des postes au sein de l’administration du Lager, [camp] en lieu et place des aryennes. Seule dessinatrice du camp des femmes, Zippi sut se rendre indispensable auprès des autorités, ce qui lui permit de « gravir des échelons » et d’être affectée au bureau d’enregistrement des prisonnières. Pointant le matricule des défuntes, elle voyait aussi celui des condamnées que lui fournissaient les SS. « Zippi apprenait donc la mort d’une codétenue avant même sa survenue », lâche Blankfeld.

Des prisonniers « Kanada Kommando » triant des biens confisqués devant un entrepôt d’Auschwitz. (Crédit : Yad Vashem)

Grâce à ses nouvelles conditions de vie, elle était redevenue jolie. Ses compétences artistiques lui avaient offert une « échappatoire ». Dans son bureau chauffé, elle se faisait cuire des pommes de terre.

« Sans oublier d’en donner à ses amies » ajoute la journaliste. Pourquoi cette précision que l’on repère en plusieurs points du livre ? Blankfeld rapporte que Zippi rendit service aux réseaux de résistance (*) œuvrant à l’intérieur du camp, même si ce fut sans poser de questions et peut-être parfois même « sans le savoir » ; qu’elle aida autant que possible les femmes de Birkenau, avec la complicité de son amie et co-détenue Katya Singer, elle-même maîtresse d’un haut responsable nazi connu pour son sadisme ; que, perfectionniste, elle s’arrangea pour réorganiser et réduire la durée des appels, qu’elle sauva de nombreuses vies quand, pour satisfaire à la demande d’une gardienne qui réclamait une liste de prisonnières condamnées à la chambre à gaz, elle échangeait leurs matricules avec ceux de déportées déjà décédées ; ou qu’elle faisait sortir des déportées trop faibles sous prétexte qu’elle avait besoin d’assistantes.

Sans doute Blankfeld pressent-elle qu’elle s’aventure ici dans la « zone grise » dont parle Primo Levi et qu’il définit comme une bande « aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves […] ; « la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires en constitue l’ossature et, en même temps, l’élément le plus inquiétant ». On reporte le lecteur à l’extraordinaire entretien que l’écrivain et chimiste italien avait accordé à deux historiens (La zone grise, Primo Levi, 176 p, Editions Rivages, 8,80 €)

La Zone grise également pointée par Philippe Colin dans un entretien accordé au Times of Israel à propos de Frank Meir, le barman juif du Ritz qui, en pleine Occupation, rendit service aux Allemands tout en aidant des familles juives à fuir.

Le livre « La zone grise », de Primo Levi, aux Editions Rivages. (Crédit : Autorisation)

Survivre et sauver des vies. « Elles [Zippi et Katya] satisfaisaient aux quotas exigés par l’administration du camp, tout en sauvant quelques vies », écrit Blankfeld, soulignant un exercice d’équilibre dangereux.

Dans cette géhenne, des détenus des deux sexes parvenaient tout de même à se rencontrer. Les rendez-vous se tenaient au Canada, « l’endroit où l’on trouve de tout », dans le langage du camp car ce qui avait été dérobé aux déportés y était stocké. En échange d’un peu d’argent, un petit coin était aménagé pour les couples dont les ébats étaient protégés par une pile de linge et un camarade qui montait la garde. Zippi et David s’y donnaient rendez-vous. Sans doute retrouvaient-ils à ce moment-là un peu de l’humanité et de la chair qu’on leur avait volées.

« La première fois qu’ils se sont vus, c’était au Sauna, parmi des monceaux de vêtements sales », écrit Blankfeld en préambule de son livre. « Lui avait dix-sept ans, le crâne rasé, le visage rond. Il semblait relativement bien nourri, en dépit des circonstances.[…] Quand elle est entrée, il a presque oublié où il se trouvait. Sa seule apparition lui ouvrait des perspectives nouvelles. […] De près, elle aimantait le regard. Elle se déplaçait avec une assurance rare dans leur situation. Il l’a suivie des yeux, le cœur battant. Elle le regardait. Oui, son regard s’attardait sur lui. Il en était sûr ». Zippi, rappelle Blankfeld, n’était pas du genre à prendre des risques inutiles. Elle en prit pour organiser ses rencontres avec David.

En janvier 1945, les SS entreprirent de détruire tout ce qui pouvait les incriminer. Zippi avait dupliqué sur du papier paraffiné la quasi totalité des listes, diagrammes et croquis que les nazis lui avaient demandé de faire. Elle avait dissimulé ces documents, avec l’espoir que les Alliés les trouvent et qu’éclatent au grand jour les massacres perpétrés.

Witold Pilecki. (Crédit : Institute of National Remembrance Archive / Domaine public)

Après les hommes, ce fut au tour des femmes d’entreprendre la longue marche.

Zippi rejoignit la file le 18 janvier 1945. Son groupe se dirigerait vers le nord-ouest, celui de David vers le sud-ouest.

Les amants s’étaient quittés sur la promesse de se retrouver au Centre communautaire juif de Varsovie.

Zippi se rendit à l’endroit convenu et y attendit longtemps. David ne vint jamais.

La jeune femme travailla avec la Brichah [fuite en hébreu] organisation non gouvernementale fondée par un groupe de survivants afin d’aider les rescapés juifs à traverser les frontières, pour se rendre en Palestine [sous mandat britannique] ou retrouver ce qui leur restait de famille. Elle escorta des personnes déplacées de Vienne à Munich puis à Feldafing, le premier camp destiné à accueillir des rescapés juifs.

Ce fut pour elle, écrit Blankfeld, une façon de redonner un sens à sa vie.

Zippi fut-elle dévastée ? Sans doute fut-elle choquée d’entendre, quelque temps plus tard, de la bouche d’un rescapé, que son jeune amant était engagé dans l’armée américaine, qu’il était stationné à Paris et « qu’il s’amusait beaucoup ».

Elle épousa Erwin Tichauer, brillant juif berlinois dont le parcours, parsemé de zones d’ombre, laisse à penser qu’il avait mené des actions d’espionnage et qu’il avait été lié aux forces armées américaines. Une photo le montre avec le général Eisenhower lors d’une visite au camp de Feldafing en 1945.

Erwin Tichauer conduisant le général Eisenhower lors de sa visite au camp de personnes déplacées de Feldafing, en septembre 1945. (Crédit : Autorisation)

Le couple s’installa par la suite au Chili, en Australie puis aux Etats-Unis où Erwin poursuivit ses recherches en ingénierie anatomique.

David, dont le rêve américain était devenu réalité (il fut naturalisé en 1951) trouva un poste de commercial bien rémunéré, se maria et eut quatre enfants (dont un fils qui devint rabbin). Il mit sa voix au service de la synagogue locale dont il devint d’abord chantre [hazan] bénévole, avant d’y être officiellement embauché. Il exerça ses talents lors de bar mitzvot et de mariages. « Son agenda était rempli des mois à l’avance », s’amuse Keren Blankfeld.

Il publia ses mémoires (Une voix, deux vies). Étonnamment, Zippi n’y apparaît que brièvement, sous le nom de Rose, « jeune femme sophistiquée jetant son dévolu sur le narrateur ». Indélicat, Wisnia ? Zippi, plus âgée et plus expérimentée que son jeune amant (elle avait été fiancée avant-guerre) avait, il est vrai, pris les devants.

Dans les premiers temps, embarrassé lorsqu’il s’agissait d’évoquer son histoire, l’ancien déporté avait gagné en assurance. Il accorda des entretiens à la presse locale, donna des conférences dans des musées et réalisa un documentaire, financé, lit-on, par un fabricant de climatiseurs de la ville où il habitait. La précision, quelque peu déroutante eu égard au contexte, ne semble pas avoir été relevée, l’essentiel ayant sans doute consisté à lever des fonds.

À Feldafing, Zippi avait accepté de se confier à David Buber, psychologue qui recueillait le récit de survivants à travers toute l’Europe : elle lui expliqua longuement les rouages du système concentrationnaire qu’elle avait connu au plus près. « Elle donna force détails, sans jamais se montrer larmoyante. Son but n’était pas de susciter la pitié, mais de raconter ce qu’elle avait observé tant du point de vue des déportés que de celui des nazis », écrit Blankfeld. Elle souligne que l’ancienne déportée avait toujours préféré se concentrer sur les faits. Son rôle consistait, répétait-elle, à établir ou rétablir la vérité. « Plus d’une fois, Zippi démentait un récit de survivant fabriqué de toutes pièces avant qu’il ne soit publié ». Elle la décrit comme « l’historienne des historiens ».

Dans ses entretiens accordés à Blankfeld, David souligna que sa liaison avec Zippi avait été plus charnelle que sentimentale. Sa rencontre avec le bataillon américain avait été son kairos [opportunité à saisir]. L’amour de Zippi et la promesse échangée, le fût-elle à Auschwitz, ne faisaient pas le poids.

Les historiens qui l’avaient interviewée de façon formelle n’ont jamais eu l’occasion d’interroger Zippi sur son histoire d’amour. De son côté, elle n’a jamais spontanément mentionné son ancien amant. « David n’est pas venu à Varsovie, je pense que cela l’avait profondément blessée et qu’elle a voulu passer à autre chose. Mais je crois surtout qu’elle a tenu à protéger son mari Erwin. C’est ce qu’elle a dit à David lorsqu’elle a accepté de le recevoir, chez elle, en 2016 : le rencontrer du vivant d’Erwin aurait été irrespectueux. »

Une question, néanmoins, avait hanté David pendant toutes ces années : comment expliquer qu’il fût « miraculeusement » resté en vie aussi longtemps ? Certes, il avait chanté pour les Nazis mais cela avait-il suffi à le sauver ? « Il avait la sensation qu’un ange gardien avait veillé sur lui », écrit Blankfeld. Il était convaincu que leurs retrouvailles, enfin acceptées par Zippi, allaient lui donner l’occasion de savoir si elle l’avait sauvé. David posa la question qui le taraudait depuis si longtemps. Couchée dans un lit médicalisé, Zippi leva cinq doigts en guise de réponse : c’était le nombre de fois où elle était intervenue pour l’arracher à la mort.

Portrait de Helen Zipora (Zippi) Spitzer après sa libération du camps d’Auschwitz, en 1945. (Crédit : Autorisation)

Si ses recherches lui ont permis de s’assurer que Zippi avait sauvé de nombreuses vies, rien n’atteste, nous a confirmé l’autrice, ce point précis, sinon les dires de David et sa survie miraculeuse dans le quartier pénitentiaire.

Zippi mourut deux ans plus tard. David s’est éteint en 2021.

Blankfeld confie : « Écrire ce livre m’a confrontée à l’horreur. Et pourtant, à travers David et Zippi, j’ai découvert qu’au milieu des ténèbres demeurait une immarcescible volonté de vivre et d’aimer. Leur histoire m’a donné l’espoir de croire que cette connexion à l’autre agit comme un super pouvoir capable de nous propulser vers la lumière, et donc vers la vie. »

En 1945, la presse américaine publia les preuves des crimes commis. Photographies et reportages allaient permettre aux Américains, écrit Blankfeld, de voir enfin ce que beaucoup refusaient encore de croire. Le directeur de publication du magazine Collier’s déclara : « Si certaines personnes endurent ces atrocités, d’autres peuvent certainement les regarder ».

Ainsi en a-t-il été du film réalisé par les Autorités israéliennes, composé d’extraits des caméras et téléphones des assassins du Hamas et d’images captées par des victimes et des secouristes, lors des massacres du 7 octobre, diffusés dans plusieurs pays. « Je me demande ce que Zippi dirait de l’état du monde aujourd’hui », confie Blankfeld.

« J’aurais tellement aimé avoir pu la rencontrer. Les manifestations d’antisémitisme dont nous sommes aujourd’hui les témoins sont effrayantes. L’histoire de Zippi et de David nous oblige. Espérons, pour le salut de nos enfants, que nous saurons tirer les leçons du passé. »

(*) Le livre, qui repose sur une somme considérable d’archives, n’omet pas de souligner l’action des résistants de toutes nationalités. Parmi eux, Witold Pilecki. Le soldat de trente-neuf ans au service de la Deuxième République de Pologne s’était volontairement fait arrêter lors d’une rafle à Varsovie, afin d’être emprisonné à Auschwitz et d’organiser la résistance de l’intérieur. L’un de ses hommes, libéré, avait mémorisé le rapport de Pilecki, suppliant le gouvernement polonais de bombarder le camp afin de mettre fin au calvaire des déportés, largement détaillé. Ces renseignements furent transmis aux Alliés par le gouvernement polonais en exil à Londres. La description du camp et l’organisation de la résistance au sein des prisonniers firent l’objet d’une seule ligne dans les journaux. Seule la requête du bombardement d’Auschwitz fit la une. Le ministère de l’Air britannique décréta que le bombardement créerait « une diversion indésirable et peu susceptible d’atteindre son but ».

Les amants d’Auschwitz, Une histoire vraie, Keren Blankfeld,

Albin Michel, 496 p, 22,90 €

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