Un vendredi soir, au mois de février 2015, le neurologue et auteur juif britannique légendaire Oliver Sacks avait réuni son cercle proche dans son appartement de New York City. Pendant une grande partie de sa vie, Sacks avait écrit des livres poignants consacrés à ses patients en situation de handicap, offrant un aperçu sur leurs existences. Cette nuit-là, toutefois, Sacks avait transmis aux personnes présentes un message pressant qui ne concernait que lui-même : Il venait d’apprendre qu’il se trouvait en phase terminale de cancer.
Au cours des six mois qui avaient suivi, Sacks avait donné ce que l’un de ses amis, l’auteur Lawrence Weschler, avait qualifié de « master class sur comment mourir ». Il avait continué à écrire une prose profonde, très réfléchie, méditant cette fois-ci sur la mortalité en compagnie de sa famille, de ses amis et de son partenaire Bill Hayes.
Sacks, participant à des séances filmées avec le réalisateur de documentaire primé Ric Burns, était revenu sur une existence extraordinaire et parfois tumultueuse – sa fuite d’une éducation orthodoxe, sa lutte contre son homosexualité, le rejet subi de la part de la communauté scientifique pendant une grande partie de sa carrière et, finalement, l’admiration et la reconnaissance du milieu universitaire et du public. L’année de sa mort, 70 % des étudiants en dernière année de neurologie avaient attribué, au mois en partie, le mérite de leur choix d’orientation professionnelle à Sacks.
Cinq ans plus tard, le réalisateur Burns se prépare à faire découvrir au public le documentaire qu’il a consacré à Sacks. « Oliver Sacks: His Own Life » sortira le 23 septembre par le biais du Forum du film de New York et de la plateforme virtuelle de cinéma Kino Marquee. Il a déjà été projeté, cette année, au cours du festival du film de Telluride et du festival du film de New York. Même si la sortie générale a été reportée de six mois pour cause de crise de COVID-19, Burns se dit très heureux que le public ait enfin l’opportunité de découvrir son oeuvre.
Lauréat de deux Emmy Awards et d’un Peabody Award, Burns fait partie d’un duo de réalisateurs reconnus de documentaires salués par la critique. Lui et son frère, Ken Burns, ont travaillé ensemble sur l’épopée « The Civil War », sortie en 1990, avant de faire bande à part. Ric Burns a aussi réalisé une série tout aussi mémorable sur l’histoire de New York City et il travaille actuellement sur le dernier épisode – qui couvrira la période allant du 11 septembre à la crise sanitaire entraînée par la COVID-19.
Au cours d’un entretien téléphonique avec le Times of Israel qui a eu lieu le 30 août – cinquième anniversaire du décès de Sacks – Ric Burns a raconté la genèse inattendue de ce dernier projet.
Au début du mois de janvier 2015, Sacks venait de terminer ce que Burns qualifie « d’autobiographie pas encore publiée et remarquablement sincère ». A peu près à la même époque, le réalisateur avait reçu un appel de l’éditrice de longue date du neurologue, Kate Edgar.
« Oliver est en train de mourir », lui avait-elle dit, se souvient-il encore. « Est-ce que vous pourriez venir et le filmer ? »
Il venait d’apprendre qu’il allait mourir et il voulait vraiment partager le temps qui lui restait à vivre
« Il venait d’apprendre qu’il allait mourir et il voulait vraiment partager le temps qui lui restait à vivre », dit Burns. « On lui avait dit qu’il mourrait dans six mois et, en effet, il était mort six mois après. Il voulait réfléchir, penser, s’expliquer : pas seulement par écrit mais également devant la caméra ».
« C’était une manière très différente de réaliser un film », ajoute Ric Burns, qui poursuit en disant qu’habituellement, « on vous présente une idée, on en parle ensemble et on réfléchit à la manière de faire avancer le projet – comment l’écrire, comment interviewer les personnes, comment collecter des fonds ».
Pour lui, c’était un oui dès le départ, poursuit-il – réaliser le film représentait une forme de contre-la-montre.
Burns a enchaîné les sessions de tournage-marathon dans l’appartement de Sacks, qui était situé sur Horatio Street à Greenwich Village. Avec 80 heures d’enregistrement d’images, en utilisant de multiples caméras, il a filmé Sacks et le cercle d’êtres chers qui prenaient soin de lui. Il y avait eu d’éminents journalistes et auteurs, notamment le chirurgien et écrivain Atul Gawande, et Temple Grandin, icône de la défense des droits des animaux et activiste dans la sensibilisation à l’autisme.
Sir Jonathan Miller, metteur en scène de théâtre et d’opéra, qui était un ami d’enfance de Sacks, est aussi interviewé dans le documentaire.
« [Sacks] était toujours entouré d’une manière ou d’une autre par la famille qu’il s’était créée pendant sa vie », explique Burns. « Et c’est déjà en soi quelque chose d’unique »
Ce qu’était Sacks était également unique. Burns le décrit aujourd’hui comme un juif britannique homosexuel et athée, et le film se penche avec sensibilité sur tous ces aspects de sa vie. De manière notable, il a été l’oncle de l’ancien Grand-rabbin Jonathan Sacks, qui avait été critiqué en 2013 pour son opposition au mariage civil pour les couples gay au Royaume-Uni.
Une vie remarquable
Oliver Sacks est né en 1933 de parents orthodoxes accomplis, Samuel Sacks, médecin généraliste, et Muriel (Landau) Sacks, qui fut l’une des premières femmes chirurgiens au Royaume-Uni. Oliver était leur quatrième enfant. Il était un parent éloigné de l’homme d’État israélien Abba Eban et de l’économiste Robert John Aumann, lauréat du prix Nobel.
L’enfance d’Oliver Sacks a été interrompue non seulement par le Blitz, mais aussi par la lutte de son frère Michael contre la schizophrénie. Quelques années plus tard, à 18 ans, il révèle son homosexualité à son père, et à sa mère peu de temps après. D’après le film, elle le traitait d’abomination et souhaitait qu’il ne soit jamais né.
« Dans un sens, à partir de ce moment, il était en fuite », indique Ric Burns. « Il fuyait sa mère, sa famille, sa sexualité, lui-même », avec Oliver Sacks « fuyant la folie, essayant de la cacher, de l’apaiser, de l’exacerber. »
Après avoir obtenu son diplôme de médecine à Oxford, il part pour les États-Unis, trouvant un refuge difficile à San Francisco, où le film le montre en train d’établir un record d’haltérophilie, d’avoir une relation infructueuse avec un homme, de prendre des drogues récréatives et de faire des balades risquées à moto – tout en étant médecin à UCLA.
Il prend un nouveau départ lorsqu’il déménage à l’autre bout du pays, à l’hôpital Beth Abraham dans le Bronx. Là, il traite des patients laissés catatoniques par une épidémie de maladie du sommeil dans les années 1920. Il prend la décision peu orthodoxe de prescrire un médicament appelé L-dopa. Les premiers résultats semblaient prometteurs, car les patients se mettent à marcher et à parler, mais ils doivent subir les effets secondaires du médicament, et certains retrouvent leur état antérieur, selon un article du site web du NIH.
Le film le montre en train d’établir un record d’haltérophilie… de prendre des drogues récréatives et de faire des balades risquées à moto
Oliver Sacks raconte ces expériences dans son livre « Awakenings », qu’il a écrit avec l’aide de sa mère dans la maison familiale de Mapesbury Road à Londres, après s’être réconcilié avec elle.
Le film montre qu’il continue à écrire sur ses patients handicapés dans des livres et des articles. Après « L’Éveil », par exemple, il y a eu l’anthologie « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ». Les médias se montrent réceptifs à ses œuvres et contributions.
« J’ai lu beaucoup de ses livres, je le connaissais comme la plupart des gens », indique le documentariste. Le scientifique a également collaboré régulièrement avec les magazines New York Review of Books et London Review of Books.
Rendre le handicap acceptable
Ric Burns qualifie les écrits d’Olivier Sacks de pont entre les personnes handicapées et le monde entier. Il incarnait un réservoir de données que ses collègues jugeaient initialement insignifiantes.
« Les données qu’il a collectées et résumées dans ses récits étaient des données uniques – un récit d’une expérience intéressante et subjective », commente Ric Burns. « Savoir à quoi [ses patients] ressemblent, et non pas ce qu’on voit sur une IRM, être une personne atteinte de myopathie, d’autisme, d’une maladie neurologique, quelle qu’elle soit. »
Le film se penche sur les détracteurs du psychiatre, y compris ceux qui l’ont accusé de faire du sensationnalisme auprès de ses patients. Pourtant, selon Ric Burns, dans les années 1980 et 1990, les choses ont commencé à changer. L’adaptation cinématographique de « L’Eveil » par Robin Williams en 1990 a apporté à Oliver Sacks une célébrité de grande envergure, tandis que ses idées ont été acceptées par des collègues respectés comme Francis Crick, qui a remporté le prix Nobel pour la co-découverte de l’ADN.
Oliver ne mesurait pas en chiffres, mais en mots
« [Le travail de Sacks] semblait soudain pertinent », souligne Ric Burns. « Pendant la plus grande partie de la vie d’Oliver, il n’avait aucun sens, aucune qualification, aucune donnée du tout… [il] pas mesurable. Mais Oliver ne mesurait pas en chiffres, mais en mots. »
Les décennies cachées
En lisant les livres et les articles d’Oliver Sacks, Ric Burns a remarqué qu’il manquait quelque chose.
« Je ne savais rien de sa vie après les années 1980 », confie le réalisateur. « Il était réservé jusqu’à la toute fin. Il ne s’est ouvert qu’à la toute fin. »
Oliver Sacks avait déjà été atteint d’un mélanome en 2005. Lorsqu’il est réapparu une décennie plus tard, le diagnostic était définitif. Ric Burns a gardé la caméra allumée lorsqu’il a annoncé la nouvelle à son entourage.
« Voici une personne qui arrive à la fin de sa vie, confrontée à l’inévitable, avec les gens qui l’entourent et qui comptent le plus », décrit le documentariste. « Son petit ami Billy, sa partenaire d’écriture de longue date Kate, sa belle-sœur… Il était pleinement conscient de qui nous étions. Et, vous savez, il voulait parler de ce qui compte dans la vie. »
Voici une personne qui arrive à la fin de sa vie, confrontée à l’inévitable, avec les gens qui l’entourent et qui comptent le plus
Quelques semaines avant sa mort, Oliver Sacks a écrit un article pour le New York Times intitulé « Sabbath », dans lequel il réfléchit à son passé juif, notamment aux Shabbat familiaux, à sa vie dans un kibboutz lorsqu’il était jeune et à son retour en Israël avec son partenaire des décennies plus tard pour le 100e anniversaire d’un parent. Il décrit une réception de bienvenue inattendue pour lui et Billy Hayes, et s’interroge sur ce qui aurait pu se passer s’il était resté pratiquant.
« Il a perdu la foi très tôt », a déclaré Burns. « Il n’allait pas être lui-même un Juif orthodoxe. Mais l’expérience du Shabbat, le seder, et le respect de ce qui était en fin de compte un monde [où] les mystères étaient possibles, n’ont jamais été totalement vaincus et il portait en lui un sentiment profond, une sorte de judaïsme sans la croyance religieuse en un être suprême, mais un sens profond de la sainteté de l’existence. »
Qualifiant le judaïsme de Sacks de « central et modelant », il a ajouté qu’il était « intrinsèquement, évidemment, complexe et un voyage ».
« Ce n’était pas un saint, mais il menait une vie dans laquelle il se dirigeait toujours vers ce qu’il considérait comme la lumière », commente M. Burns.
« [Cela] signifiait compréhension et connexion – comment me comprendre moi-même, comment comprendre un autre être humain, comment établir une connexion, comment partager cette connexion, comment être honnête ? ».