NEW YORK — On était au paroxysme de la seconde intifada, et l’envoyé spécial de l’administration Clinton au Moyen-Orient prenait son petit-déjeuner dans la salle quasi déserte de l’hôtel King David à Jérusalem.
Si de nombreux étrangers évitaient la capitale, qui faisait face à une vague d’attentats suicides, Dennis Ross se souvient que deux Américains s’étaient fait un point d’honneur à être en Israël pendant ces moments difficiles et l’avaient rejoint au petit-déjeuner. Ces deux hommes étaient le sénateur du Delaware Joe Biden et son conseiller aux Affaires étrangères Anthony Blinken.
« Biden pensait que c’était important d’être là, et Tony l’accompagnait », s’est souvenu Ross dans un entretien accordé au Times of Israël, soulignant comment vingt ans après, le président élu marche toujours main dans la main avec celui qu’il a nommé lundi pour être son prochain secrétaire d’État.
« Tout comme Biden, il a un attachement émotionnel instinctif à Israël », a dit Ross, faisant référence aux racines juives et à l’histoire d’exil de Blinken.
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— Mimi゚* ✧・゚゚ (@mimirose101) November 23, 2020
Meir Blinken, l’arrière-grand-père du nouveau secrétaire d’État, a immigré aux États-Unis à la fin du 19e siècle de Kiev, qui faisait alors partie de l’Empire russe et qui forme aujourd’hui l’Ukraine. Il avait acquis une petite notoriété pour ses recueils de nouvelles en yiddish, qui parlaient notamment des immigrants juifs en Amérique.
Samuel Pisar, le beau-père de Blinken, a survécu à Auschwitz et à Dachau. Il a quitté les camps orphelins et a fini par devenir un éminent avocat au service de John F. Kennedy.
Durant un évènement de campagne le mois dernier, Blinken a raconté comment son grand-père avait appris la fin de la Seconde Guerre mondiale.
« Un jour, ils se cachaient et ils ont entendu un grondement profond, et mon beau-père a regardé et a vu quelque chose qu’il n’avait jamais vu. Ce n’était pas la Croix de fer, pas une croix gammée, mais un tank avec une étoile blanche », a rapporté le Jewish Insider, citant l’intéressé.
« Et, peut-être de façon téméraire, il s’est précipité vers le tank. Il savait ce que c’était. Et il est arrivé, la trappe s’est ouverte, et un imposant G.I. afro-américain l’a regardé fixement. Il s’est mis à genoux et a dit les trois seuls mots qu’il connaissait en anglais, que sa mère lui avait appris avant la guerre : ‘God bless America’. »
« À ce moment, le G.I. l’a soulevé et fait entrer dans le char, vers la liberté, vers l’Amérique. J’ai grandi avec cette histoire, sur notre pays et sur ce qu’il représente et sur ce que cela signifie quand les États-Unis sont engagés et en position de force », a-t-il ajouté.
Dans une interview accordée au Times of Israël le mois dernier, Blinken avait mis l’accent sur le fait que les leçons tirées de la Shoah avaient façonné « l’engagement infaillible » de Biden envers Israël et sa sécurité.
« Il est convaincu que le seul moyen d’assurer que le peuple juif ne soit plus menacé de destruction, c’est d’avoir un foyer juif sûr en Israël. C’est essentiellement pour cela qu’il ne renoncera pas à la sécurité d’Israël, même s’il est en désaccord avec ses politiques », a dit Blinken.
Une relation israélo-américaine forte et honnête
Le nommé au poste de secrétaire d’État partage les positions de Biden, mais ceux qui connaissent le diplomate depuis longtemps assurent que Blinken pourrait tout aussi bien être en train de parler en son nom.
« Ce qu’il faut soulever d’important, c’est sa longue et étroite relation avec le président élu », a dit Ross, mettant en avant l’avantage dont jouira Blinken en tant que secrétaire d’État quand il rencontrera des dignitaires étrangers qui sauront que le plus haut diplomate américain parle au nom du président et jouit de son soutien total.
« Personne n’a travaillé plus étroitement avec Biden depuis le début des années 1990 que Blinken », a déclaré Ross, qui a côtoyé l’intéressé pendant les années Clinton et Obama.
Après avoir travaillé aux côtés de Biden au Sénat, ce dernier l’a rejoint deux fois au cabinet du vice-président, devenant son conseiller à la sécurité nationale. Blinken a ensuite été promu vice-conseiller à la sécurité nationale du président Barack Obama en 2013.
Mais ses rapports avec Biden sont restés intacts, comme l’illustre l’épisode suivant souvent raconté. En 2014, Blinken reçoit un appel de Ron Dermer, ambassadeur d’Israël aux États-Unis, en pleine nuit. Ce dernier avait désespérément besoin de l’aide de Washington pour produire davantage de batteries du Dôme de fer, qui ne suffisaient pas à faire face à l’afflux de roquettes provenant de Gaza.
Blinken, dans une interview avec le Times of Israël, avait rapporté avoir soumis la requête à Obama et Biden le lendemain, qui lui ont répondu par ces trois mots : « Get it done » [Fais le nécessaire].
Avec le vice-président, ils ont passé le week-end au téléphone et ont réussi à obtenir un quart de milliard de dollars de financement auprès du Congrès.
Ross a soulevé qu’il était remarquable que Blinken choisisse de souligner souvent cette anecdote lors de réunions avec des dirigeants juifs parce que cela le différencie des autres personnes à la Maison Blanche à l’époque qui n’étaient pas aussi pro-Israël.
Cela ne veut pas dire que la politique du futur dirigeant américain consistera à laisser carte blanche à Israël sur la construction dans les implantations. Blinken avait précisé au Times of Israël que Biden s’y opposerait afin de garantir la viabilité de la solution à deux États.
Blinken a indiqué que le processus de paix ne ferait pas partie des priorités de ce dernier, mais a également clarifié que le fait « d’ignorer Israël-Palestine ne ferait pas disparaître » le problème.
Sur la question iranienne, « conformité contre conformité »
Mais Biden n’est pas le seul à trouver que Blinken fait du bon travail. « Je n’arrive pas à penser à quelqu’un qui ait travaillé avec lui et qui ne le considère pas comme un professionnel », a dit Ross.
« Avant tout, c’est un mensch« , a déclaré le vice-président exécutif de la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, Malcolm Hoenlein.
« Même lorsque que nous étions en désaccord, il a été capable d’écouter et de faciliter la communication », a indiqué Hoenlein, dont les relations de travail avec Blinken s’étalent aussi sur plusieurs décennies.
Ces désaccords portaient notamment sur l’accord sur le nucléaire iranien négocié par l’administration Obama en 2015 – quand Blinken était l’adjoint du secrétaire d’État – et qui devrait revenir sur la table étant donné que Biden souhaite normalement y réintégrer les États-Unis.
Le mois dernier, Blinken a fait savoir au Times of Israël que Washington reviendrait dans l’accord à la condition que l’Iran s’engage d’abord à respecter sa part de l’accord : « conformité pour conformité ».
« Nous travaillerons ensuite avec nos alliés et nos partenaires pour concevoir un accord plus durable et plus fort », avait déclaré Blinken.
Mais cette stratégie semble malavisée pour le gouvernement israélien et ses alliés arabes dans la région, ainsi que pour les Républicains et de nombreuses organisations juives majeures aux États-Unis qui veulent continuer à acculer l’Iran au pied du mur avec les sanctions paralysantes imposées par le président Donald Trump. Netanyahu et Dermer se sont tous deux prononcés publiquement ces derniers jours contre un retour des États-Unis à l’accord de 2015.
Blinken, à son tour, a fait valoir que si l’accord ne portait pas sur l’hégémonie régionale de l’Iran, il contribuait à freiner le programme nucléaire de la République islamique. Il a déploré la manière dont ces progrès ont été anéantis depuis le retrait de Trump de l’accord en 2018. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a indiqué au début du mois qu’après avoir respecté l’accord nucléaire jusqu’à la sortie des États-Unis, Téhéran a depuis enrichi 12 fois plus d’uranium que ce qui est autorisé par le JCPOA.
Un troisième site pose question, et c’est celui-là qu’a récemment pointé l’AIEA dans un rapport.
L’agence onusienne réclame « des explications complètes et rapides de l’Iran concernant la présence de particules d’uranium anthropogénique » (résultant d’activités humaines) sur un site non déclaré ».
Sa localisation n’a jamais été précisée officiellement, mais des sources diplomatiques ont indiqué à l’AFP qu’il s’agissait d’un entrepôt du district de Turquzabad de la capitale, dénoncé par le gouvernement israélien.
Le directeur général de l’agence onusienne, Rafael Grossi, avait déjà fait part en mars de son inquiétude à ce sujet.
« Le fait qu’on ait retrouvé des traces est très important, ça veut dire qu’il y a la possibilité d’activités et de matériel nucléaires qui ne seraient pas sous contrôle international et dont on ne connaîtrait ni l’origine, ni le destin », avait-il alors dit.
Disposé à apprendre de ses erreurs
« Il ne fait aucun doute que les choses seront différentes [sous Biden] par rapport aux quatre dernières années, mais [Blinken] sera ouvert et sensible, comme il l’a toujours été, aux préoccupations de la communauté juive », a assuré Ross.
« Il y a une honnêteté intellectuelle chez lui, en ce sens qu’il ne reste pas attaché à une position s’il réalise après coup que ce n’est pas la bonne », a-t-il ajouté.
Cela a été le cas avec la politique de l’administration Obama à l’égard de la Syrie, pour laquelle le président a établi une « ligne rouge » contre l’utilisation d’armes chimiques par le président Bachar el-Assad, qu’il n’a pas réussi à faire respecter par la suite.
« Nous n’avons pas réussi à empêcher la terrible perte de vies humaines. Nous n’avons pas réussi à empêcher l’exode massif… et c’est quelque chose que j’emporterai avec moi pour le reste de mes jours », a-t-il confié à CBS au début de l’année.
"We failed to prevent a horrific loss of life. We failed to prevent massive displacement…something I will take with me for the rest of my days," @ablinken on Obama admins Syria efforts. Adds it's "impossible" to imagine Biden ever negotiating with Assad https://t.co/PuEw3UZUmo pic.twitter.com/NncVtV8u8p
— Face The Nation (@FaceTheNation) May 20, 2020
Blinken a également critiqué l’administration Trump qui a adopté cette politique de non-intervention en retirant progressivement les forces américaines de Syrie.
« C’est une vision du monde basée sur l’importance du leadership américain, qui veut que lorsque nous ne dirigeons pas, des vides surviennent, et le monde devient plus dangereux », a commenté Ross. « C’est comme ça que Biden le voit, et c’est comme ça que [Blinken] le voit ».