Israël en guerre - Jour 375

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Les déracinés du 7 octobre

« Chez moi, ce n’est pas quatre murs, un porche et un jardin. Je suis agriculteur. Dans les champs de Nirim, je suis chez moi »

Bar Heffetz, 47 ans, originaire du kibboutz Nirim. Ce père de deux enfants de 12 et 15 ans s’occupe de la production d’avocats et de litchis du kibboutz. Il a été évacué à Eilat ● Voici son histoire

Ce texte fait partie d’une série intitulée « Les déracinés ». Chaque article est le monologue d’un parmi les dizaines de milliers d’Israéliens déplacés à cause de la guerre contre les terroristes du Hamas, évacués de la frontière nord du pays ou du pourtour de Gaza.

Samedi 7 octobre

À la fin de cette semaine, nous avions fêté l’anniversaire du kibboutz Nirim. De nombreux invités, venus de loin, étaient restés pour la nuit. Mes proches étaient logés dans quatre maisons différentes. Ma partenaire Tal (une Israélienne installée à Varsovie) et moi étions chez moi, avec ma sœur qui dormait dans la pièce sécurisée.

Je me suis réveillé 10 minutes avant l’alerte rouge pour annoncer les tirs de roquettes. D’habitude, je n’y prête pas trop attention, mais quand Tal est à la maison, nous allons nous abriter dans la pièce sécurisée. Nous avons fini par y passer toute la journée. Nous avions trois téléphones et chacun notre rôle : je suivais les publications du groupe WhatsApp du kibboutz, ma sœur celles des sites d’information et Tal, Twitter.

Dans le groupe WhatsApp appelé « Parents de Nirim », je voyais passer des messages du genre « Au secours, il y a des terroristes chez moi », suivis de : « Une plante commençant par T ? », certaines personnes, dans leur pièce sécurisée, étant loin de se douter de ce qui se passait à l’extérieur et jouaient à « Ville, campagne, rivière ».

Nous avons entendu des coups de feu, des explosions et des cris en arabe.

Certaines personnes ont vu des terroristes déambuler dans le kibboutz, et malgré les informations faisant état d’une infiltration terroriste, certaines personnes ont envoyé des messages disant : « Pas du tout, c’est l’armée, pas des terroristes. » Vu la situation, le déni me paraissait raisonnable. Après quelques heures, l’équipe d’urgence du kibboutz a publié le message : « Enfermez-vous dans votre pièce sécurisée et n’en sortez pas. »

Mon père, ex-commandant de compagnie à Sayeret Matkal, a une arme chez lui – qui appartenait à mon grand-père – qu’il garde comme un souvenir. Je ne pense pas que quelqu’un l’ait touchée depuis 30 ans. Ce matin-là, il a sorti l’arme, préparé des pizzas pour les enfants et les a fait aller dans la pièce sécurisée. Ils regardaient des films pendant que lui, assis dans le salon, armé, montait la garde.

Nadav Popplewell, enlevé par des terroristes du Hamas au kibboutz Nirim le 7 octobre 2023. (Autorisation)

À un moment, il a vu Channah Peri, 80 ans, [relâchée fin novembre] et son fils Nadav Popplewell, 51 ans [toujours captif] en train d’être sortis de chez eux par des terroristes.

Il nous a appelés pour nous le dire.

Peu à peu, des amis des kibboutzim voisins ont commencé à envoyer des textos : Nir Oz, Magen et Nir Yitzhak. C’est alors que j’ai pris conscience que la situation était terrible.

A ce moment-là, qu’avez-vous pensé de toutes les informations qui vous parvenaient ?

Nous étions effrayés. Mais je n’ai pas le souvenir de symptômes physiques de peur comme la transpiration, les tremblements ou les dysfonctionnements. Le temps passait vite car l’adrénaline était là. Nous communiquions constamment avec le reste de la famille, en essayant de comprendre ce qui se passait.

Vers 13h30, on a annoncé sur WhatsApp que les soldats arriveraient bientôt et viendraient frapper aux portes. Des membres de l’équipe des premiers intervenants se sont joints aux soldats, ont cartographié la zone et sont allés de maison en maison, avec eux, pour voir où exactement il y avait des gens et combien. À ce moment-là, il y avait surtout des pillards de Gaza qui trainaient encore. Plus tard, on a su que quatre personnes avaient été prises en otages dans le kibboutz.

Selon une rumeur, des travailleurs de Gaza auraient donné des informations au Hamas sur les kibboutzim

Cela fait 20 ans que les travailleurs de Gaza ne travaillent plus dans le pourtour de Gaza (soit les zones peuplées situées à moins de 7 kilomètres de la bande de Gaza). Les travailleurs palestiniens qui ont construit les communautés du pourtour de Gaza venaient en majorité de Cisjordanie et d’Hébron. Le nouveau quartier de Nirim, par exemple, a été construit par des ouvriers d’Hébron. S’il y a eu des informateurs, c’est sans doute de là. Par ailleurs, les plans des kibboutzim sont disponibles sur Internet.

Je suis le seul à employer des travailleurs gazaouis dans les vergers : ils viennent pour la majeure partie de Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza. Mais ils n’entraient jamais dans le kibboutz lui-même, à l’exception du patron, qui venait dans le bureau réservé à la gestion du verger. Lors de la prise de pouvoir du Hamas à Gaza en 2007, ils ont jeté l’un de ses enfants du 20e étage d’un immeuble parce qu’il était lié au Fatah. Cela fait des années qu’il dit ne pas comprendre pourquoi on ne les tue pas.

Bar Heffetz dans un verger d’avocats du kibboutz Nirim en 2022. (Autorisation)

À 18 heures, l’armée est venue nous chercher pour nous escorter à la sortie de chez nous. On nous a tous rassemblés dans la salle de réunion du kibboutz. Il y avait environ 500 personnes, des chiens, un chat en laisse et même un perroquet. Tout le monde était sous le choc. Nous sommes allés chercher de la nourriture au magasin général pour préparer un repas, après 12 heures passées dans des pièces sécurisées. Les soldats se sont déployés tout au long de l’enceinte de Nirim alors qu’ailleurs, il y avait encore des combats et des alertes rouges.

Après cela, nous avons commencé à penser à la nuit : tous ces gens au même endroit, cela ne semblait pas très bon question sécurité. Certains de mes amis sont partis dormir dans les maisons des jeunes, situées près de la salle de réunion, d’autres, dans la réserve du Comité culturel, qui est sécurisée.

À un moment, nous avons entendu parler de ce qui se passait à Nir Oz et à Beeri, et reçu la nouvelle que des gens que nous connaissions avaient été tués. C’est là que nous avons pris conscience que nous étions passés près de la catastrophe. Nous avons dû patienter pour quitter le kibboutz : nous voulions fuir au plus vite. Ils ont promis de nous évacuer, mais cela a pris du temps parce que l’armée a dû aller de maison en maison pour s’assurer qu’il n’y avait plus de terroristes.

Dans la soirée, des rescapés de la rave Nova, près de Reïm, sont arrivés. Ils se sont assis à part, complètement sous le choc. Nos assistantes sociales se sont occupées d’eux, même si elles aussi étaient très affectées.

L’évacuation

À Nirim, il existe en plus du Comité d’intégration et de culture un Comité d’évacuation avec un rôle bien particulier, comme par exemple réserver des chambres d’hôtel pour tout le monde. Lorsque nous avons quitté la pièce sécurisée, nous avons pris conscience qu’il fallait évacuer cette fois, et l’équipe s’est mise au travail.

Anat, mon ex-femme, dirige l’équipe d’évacuation et elle est toujours avec le reste du kibboutz à Eilat. Je pars dans le nord avec les enfants pour lui donner quelques jours de calme. Il s’agit de la huitième évacuation de Nirim ; lors de l’opération Bordure protectrice en 2014, nous avons été évacués durant 80 jours.

Nous avons pris l’essentiel – documents, chargeurs de téléphone et d’ordinateur, quelques vêtements et des articles de toilette – et sommes montés dans un bus en direction de la gare. Le long de la route qui sépare Nirim d’Ofakim – une route longue de 20 kilomètres -, nous avons vu des voitures brûlées et criblées de balles, ainsi que des corps, le long de la route. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé l’ampleur de la folie qui se déroulait. Tout ce que nous voulions, c’était sortir de là le plus vite possible.

À quoi ressemble la vie quotidienne ?

Je passe une partie de la semaine à l’hôtel et l’autre partie à Nirim.

Jusqu’à il y a deux semaines, je me rendais occasionnellement à Nirim pour participer à la traite des vaches. Maintenant que nous avons repris le travail, nous organisons des tours de garde dans les vergers pour qu’il y ait toujours quelqu’un sur place.

A l’hôtel, je partage une chambre avec mon fils, Eitan. Anat, mon ex-femme, a sa propre chambre avec son compagnon. Si Ori, ma fille, nous rend visite, elle dort avec nous. Les conditions de vie, à l’hôtel, sont correctes ; rien à redire de ma part. Actuellement, chez moi, c’est l’endroit où se trouve ma valise.

Les enfants de Bar Heffetz à Varsovie, en Pologne, à côté d’une affiche appelant à la libération des otages détenus par le Hamas, novembre 2023. (Autorisation)

Une fois par semaine, je me rends là où Ori est scolarisée (Givat Haviva International High School). J’ai même emmené les enfants à Varsovie pendant une semaine pour faire une pause. Le week-end, Eitan va avec Anat chez ses parents ou chez ma sœur, à Ramat Gan, pour passer du temps avec ses cousins.

Ori garde ses habitudes : très résiliente, elle sait ce qu’elle veut et où elle veut vivre. Eitan, le doux Eitan, a besoin d’ordre et d’un cadre pour sortir, mais il s’en sort. Un de ses camarades de classe a été kidnappé et deux autres ont été assassinés. Certains enfants ont perdu leurs parents. C’est une chose impossible à passer sous silence ; nous ne pouvons rien cacher. Même si les enfants n’ont pas vu ces vidéos horribles, ils savent exactement ce qui s’est passé.

Certaines personnes travaillent ou organisent des activités à l’hôtel. Il y a des discussions de groupe sur « Ce qui va se passer après », mais ils sont nombreux à ne pas avoir grand-chose à faire et chercher avant tout à passer le temps. Ça me tape sur les nerfs. Les femmes du kibboutz en plaisantent en disant que la vraie victoire, dans cette guerre, serait de retourner à Nirim au même poids qu’elles en sont parties… Oui, il y a déjà beaucoup de plaisanteries qui circulent au sujet de l’évacuation.

L’avenir

Pour ce qui est de l’avenir, c’est plutôt simple : je suis un prospère producteur d’avocats. Je pourrais le faire n’importe où : dans le sud de l’Espagne, en Nouvelle-Zélande ou en Galilée occidentale. Mais dans aucun de ces endroits je ne me sens chez moi.

Chez moi, ce n’est pas juste quatre murs, un porche et un jardin. Je suis agriculteur. C’est dans les champs de Nirim que je suis chez moi. Je sais exactement quelle quantité de pluie tombe chaque année. Tal en plaisante, en me disant que lorsque nous passons le carrefour de Saad, quelque chose change soudain en moi. Parce que c’est chez moi. C’est le seul endroit qui me convienne.

J’ai vécu dix ans à Tel-Aviv et j’ai géré le verger du kibboutz Maabarot, mais chaque fois que je parle de « nous », c’est de Nirim que je parle. J’aime sincèrement les habitants de Nirim, mais je suis surtout lié à ce lieu. S’ils annonçaient demain que la communauté de Nirim s’installait dans la vallée de Hefer, cela ne m’intéresserait pas.

Le kibboutz Nirim au crépuscule. (Page Facebook du kibboutz Nirim)

Nos documents internes portent actuellement le slogan « Nirim sur le chemin du retour ». La plupart des membres du kibboutz ont l’intention de revenir.

Dans un mois environ, nous sommes supposés partir nous installer dans un complexe résidentiel à Beer Sheva. Certains adultes envisagent l’option de la résidence-services (pour ne pas avoir à cuisiner). En ce qui nous concerne, nous avons décidé de rester à Beer Sheva et de ne pas déménager une nouvelle fois en cours d’année scolaire. Nous prévoyons de revenir au kibboutz l’été prochain.

Qu’est-ce qui vous manque le plus ?

Ce qui me manque le plus, ce sont mes animaux, en particulier mon chien, qui est actuellement dans une famille d’accueil à Tel Aviv. J’ai pris contact avec eux par l’intermédiaire d’une organisation de bénévoles : ce sont des gens adorables. Mais plus que tout, ce qui me manque, c’est la sensation d’avoir une maison. Un endroit à moi. Un porche sur lequel savourer mon café, le matin, même si le mien a été anéanti par une bombe de mortier après notre départ. Les vergers d’avocatiers me manquent. Je suis heureux de respirer l’air pur et d’être au milieu de mes arbres. Rien ne me rend plus heureux.

Les choses qui me font pleurer, en ces temps difficiles, ce sont les bonnes actions des uns et des autres. Les gestes, la générosité. La famille qui a accueilli mon chien en famille d’accueil. Il n’est pas facile d’accueillir un chien de garde de 40 kilos, habitué à vivre à la campagne, dans un appartement de Tel Aviv, et pourtant, ils l’aiment vraiment. Cette sorte de gentillesse peut me faire monter les larmes aux yeux.

Et autre chose

Ces neuf dernières années, depuis l’opération Bordure protectrice, je répète la même chose : le statu quo de longue date le long de la frontière de Gaza était bon pour tout le monde.

Les tirs depuis Gaza sur la zone de l’enveloppe de Gaza étaient « plutôt bien perçus », que ce soit par les médias ou par la population israélienne, sur le plan du calcul coûts/avantages.

On estimait que c’était une manière plus raisonnable de gérer le problème, plutôt que de s’engager dans une longue guerre ou de rechercher une solution diplomatique de long terme. Personne ne voulait faire les frais – militaires ou diplomatiques – d’une tentative de règlement global.

Bar Heffetz. (Crédit : Dafna Talmon)

La façon dont cette guerre se terminera sera donc de la plus haute importance. Il faut aboutir à un accord. Conclu avec les Américains ou les Saoudiens, peu m’importe. Je veux qu’il y ait un accord qui précise ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ; quelles armes sont autorisées et lesquelles ne le sont pas, à quelle distance il est permis de s’approcher de la barrière, ce qu’Israël est prêt à transférer à Gaza (par exemple, l’électricité et l’eau) et quels sont les engagements d’Israël.

Je veux qu’il y ait un accord écrit et public, parce que la situation actuelle manque de clarté, ce qui rend difficile de déterminer qui viole quelle disposition. Rien n’est clair.

Vous vous rappelez du moment où Nir Dvori (le correspondant militaire de la Douzième chaine) a dit que les tirs du Hamas étaient « raisonnables », lors de l’une de ces rafales ? Je veux une définition claire de ce qui est considéré comme raisonnable et de ce qui ne l’est pas. Avec un accord transparent, les citoyens peuvent signaler les violations commises par l’autre partie. À l’heure actuelle, il y a un manque de clarté, et c’est le cas depuis 2012.

Je ne crois pas que les habitants du pourtour de Gaza reviendront dans leur communauté tant que le Hamas continuera de diriger de facto Gaza. Pour qu’ils envisagent de revenir, il faut un régime différent, un accord et la réinstallation de leurs dirigeants dans un pays tiers.

Même si on annonçait un cessez-le-feu demain, le retour dans ces communautés serait peu probable sans accord formel et retrait du Hamas du pouvoir.

Dans deux, trois mois, Israël recommencera à vivre – et c’est formidable. Je pense que c’est à ce moment-là que les gens auront vraiment besoin d’aide.

Les kibboutzim ont des communautés organisées et solidaires, avec le soutien du mouvement des kibboutzim. Je suis persuadé que si quelqu’un ne veut pas revenir, il trouvera des moyens de l’aider dans sa nouvelle vie. Je suis plus préoccupé par les habitants des moshavim, de Sderot et d’Ofakim, les villes proches de chez nous. L’État ne leur apporte aucune aide substantielle.

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