Lorsque Guy Rolik a entendu pour la première fois parler de l’assaut meurtrier commis par le Hamas dans le sud d’Israël, c’était encore le 6 octobre. Ce journaliste et universitaire israélien raconte qu’alors qu’il se préparait à aller se coucher, dans son domicile de Chicago, il avait lentement commencé à comprendre l’énormité de ce qui était en train de se passer, un demi-monde plus loin.
« La première chose que j’ai faite, ça a été d’appeler tous les membres de ma famille en Israël », se souvient-il lors d’un entretien récent. « Après m’être assuré qu’ils allaient bien, je leur ai fait une demande : je leur ai demandé de ne pas aller sur les réseaux sociaux ».
Une requête qui n’est pas inhabituelle de la part de Rolnik, professeur de management stratégique au sein de la Booth School of Business de l’université de Chicago. Il faut préciser que depuis plusieurs années, il enquête sur l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux sur l’économie, sur la société, sur la politique dans le monde.
A travers des écrits et des conférences, il est devenu une sorte de prophète de l’apocalypse, dénonçant sans relâche une menace, qui, selon lui, plane sur l’Humanité. La menace qui émane des firmes qui contrôlent ces plateformes et qui sont implicitement autorisées à amasser de la puissance.
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Dans le sillage immédiat de l’attaque, il s’est abstenu lui-même de s’aventurer sur les réseaux sociaux.
« Pas de Facebook, pas de Twitter, pas d’Instagram, pas de Telegram, pas de TikTok. Ainsi, j’ai évité de cliquer sur les vidéos qui m’arrivaient sur WhatsApp. Aucune. Et j’ai soumis la même requête à mes enfants : ‘Ne cliquez pas. N’ouvrez pas’. Je l’ai dit immédiatement à tous ceux qui étaient désireux de m’entendre : ‘Les réseaux sociaux vont être une catastrophe’, » se souvient-il.
Et dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, encore sous le choc de l’invasion, des violences, des meurtres, des sévices sexuels et des enlèvements, Rolnik a d’abord réellement cru que les questions qui se trouvaient au cœur de ses enquêtes passionnées, ces questions qui entourent les multiples impacts sociétaux des réseaux sociaux, passeraient pour lui au second plan – pour un moment tout du moins.
Après tout, avait-il la force mentale de se plonger dans les algorithmes de Facebook et dans les mécanismes de ciblage de YouTube alors même que des horreurs étaient en train de se dérouler ?
Mais au fur et à mesure que les forums, sur internet, sont devenus des foyers d’antisémitisme bruyants et que cette haine s’est transformée rapidement, sur le terrain, en centaines, voire en milliers d’actes violents qui ont pris pour cible les Juifs et les Israéliens dans le monde entier, il raconte avoir réalisé que cette problématique était devenue peut-être plus importante que cela n’avait jamais été le cas auparavant.
« Quelques jours après le 7 octobre, une membre de ma famille m’a dit que certains de ses amis en Europe et aux États-Unis s’étaient soudainement retournés contre Israël », explique Rolnik. « Elle m’a dit : ‘Je regarde leurs pages Instagram – des gens qui sont de bons amis à moi, pourtant – et ça me choque’. C’est là que j’ai appris pour la première fois ce qui se passait dans les cercles de Black Lives Matter ou dans ceux des activistes de la défense du climat. Elle est liée à ces deux groupes au niveau social ».

Quelques semaines avant le massacre, Rolnik avait fini le montage des deux premiers épisodes de « The Rolnik Report », une série d’émissions d’investigations commandée par la chaîne publique israélienne Kann. Les deux traitaient du sujet des réseaux sociaux.
Et plutôt que de mettre de côté l’émission, une cadre de Kann a demandé à Rolnik s’il serait d’accord pour réintégrer la salle de montage pour adapter l’émission à la période post-7 octobre.
« Je lui ai répondu : ‘Absolument. Presque toutes mes mises en garde, depuis presque dix ans, se sont matérialisées le 7 octobre' ».
Robots et faux comptes
Les événements du 7 octobre ont été sans précédent – non pas en raison de l’ampleur du massacre et de la nature des atrocités commises car malheureusement, l’Histoire regorge de telles horreurs. Ils se distinguent plutôt parce qu’ils ont été accompagnés d’une vague de terrorisme secondaire qui a utilisé le pouvoir des réseaux sociaux pour toucher au plus profond de leur être les proches des victimes.
Dans le premier épisode de « The Rolnik Report », Rolnik réalise une interview dans ce qui reste du domicile incendié de Bracha Levinson, l’une des nombreuses victimes du kibboutz Nir Oz.
Le 7 octobre, la fille de Levinson, Shahar Bayder et sa petite-fille, Mor Bayder, avaient été réveillées par les sirènes d’alerte à la roquette qui retentissaient dans le centre d’Israël, où elles vivent. Elles avaient immédiatement appelé Levison pour s’assurer qu’elle allait bien. La grand-mère, qui avait trouvé refuge dans sa pièce blindée, avait dit être ennuyée par ces sirènes qui étaient venues perturber sa matinée de Shabbat.
Peu après, Shahar Bayder avait reçu un appel téléphonique affolé de sa nièce qui était alors en voyage au Japon. Elle était allée sur Facebook et elle avait assisté, par le biais du live, au meurtre brutal de sa grand-mère par les terroristes du Hamas.

Les membres de la famille ont confié à Rolnik que ces images atroces, qui avaient été diffusées à dessein par le groupe terroriste, resteraient gravées en eux pour toujours.
En plus des vidéos en direct, le Hamas avait disséminé des séquences de meurtre et d’autres atrocités, filmées à l’aide de caméras GoPro qu’un grand nombre de terroristes portaient sur eux. Ils avaient diffusé les images sur les comptes de leurs victimes, sur les réseaux sociaux, pour que leurs êtres chers puissent les voir.
Les vidéos, qui avaient fait parfois l’objet d’un montage infernal, étaient entrées dans le cadre d’une opération préméditée et parfaitement orchestrée qui visait à élargir l’impact de cette campagne terroriste bien au-delà du sud d’Israël.
« Le Hamas a reconnu que sur le terrain, il pouvait atteindre et porter préjudice à 10 000 personnes », commente Orit Perlov, analyste des réseaux sociaux au sein de l’Institut d’études de sécurité nationale, qui s’exprime dans le cadre de l’émission. « Mais sur internet, il peut pénétrer dans la conscience de dix millions d’Israéliens, de 400 millions d’internautes au Moyen-Orient et, potentiellement, dans celle du monde entier. La puissance de cet outil est parfois plus importante que la puissance des armes ».

Rolnik prétend que les sentiments anti-israéliens qui ont explosé en ligne – se métastasant souvent en antisémitisme – entrent dans le cadre d’une campagne qui a été minutieusement préparée et lourdement financée. Il évoque des discussions qu’il a pu avoir avec de hauts-responsables des plateformes de réseaux sociaux qui lui ont révélé – sous couvert d’anonymat dans de nombreux cas – ce qui se passait réellement en coulisses.
« J’ai rencontré une personnalité de premier plan qui travaille pour un réseau social – qui avait initialement refusé de me recevoir, d’ailleurs. Il a insisté sur le fait que nous devions laisser nos téléphones ailleurs lors de notre entretien et quand j’ai commencé à lui parler, il a explosé devant moi », indique Rolnik. « Il m’a dit que je ne comprenais pas la gravité de la situation. C’est de sa bouche que j’ai appris pour la première fois le nombre de vues que les contenus pro-Hamas et anti-israéliens ont récolté aux États-Unis, en Europe, en Chine et en Russie ».
La source a expliqué à Rolnik que dans les trois premières semaines de la guerre, les contenus anti-israéliens avaient gagné un niveau d’exposition aux usagers qui, s’il devait être acheté, coûterait un quart de milliard de dollars.
« Tout le monde sait maintenant qu’Israël a envahi Gaza, qu’Israël a tué plus de 20 000 personnes, des enfants pour la moitié, alors qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il y ait des manifestations contre Israël partout dans le monde ? Mais ce n’est pas ce qui est en train de se produire – ce qui se passe ici, c’est qu’une campagne énorme a été lancée contre nous le 7 octobre, au moment même où les nôtres étaient encore massacrés ».

Selon Rolnik, la campagne a impliqué d’exploiter les outils précis de ciblage des plateformes pour inciter rapidement un vaste public, à des endroits différents, à voir les contenus et ce, en utilisant une propagande personnalisée. Une propagande qui a été disséminée grâce à une armée massive de robots, d’avatars et de faux comptes.
Un robot est un profil, sur les réseaux sociaux, qui fonctionne sans intervention humaine – l’équivalent d’un appel automatisé made in internet. Les avatars sont de faux comptes exploités par des êtres humains et ils peuvent coûter cher. Plus sophistiqués, certains faux comptes présentant un passé convaincant, avec une empreinte sur la Toile, qui sont capables de fonctionner pendant une période prolongée en conservant une apparence de légitimité.
Ce genre de compte peut, pendant plusieurs semaines, poster des contenus anodins ou exprimer des opinions convaincantes sur des sujets intéressants pour les autres membres d’un groupe. Ainsi, lorsqu’il commence à publier des contenus anti-israéliens – affirmant, par exemple, que le Hamas n’a pas tué de civils – il aura d’ores et déjà gagné la confiance du groupe, donnant à ses affirmations un éclat de fausse vraisemblance.
Et lorsque des dizaines de milliers de faux comptes, avatars et autres robots lancent simultanément des attaques anti-israéliennes, anti-sionistes et anti-juives, ils peuvent rapidement toucher des millions de personnes sur la Toile.

Souvent, les accusations qui sont lancées sont taillées sur mesure pour le groupe cible. Par exemple, les activistes de Black Lives Matter ont été inondés de messages et de vidéos qui dépeignaient Israël comme un pays « blanc », opprimant les personnes à la peau noire. Les activistes qui défendent le climat, inquiets au sujet de l’avenir de la planète, ont reçu des messages présentant Israël sous l’image d’une entité colonialiste qui détruit l’environnement naturel. Les militants défendant le partage des richesses ont été bombardés par une campagne qui montrait les Israéliens comme des impérialistes capitalistes peu soucieux à l’idée d’écraser les moins favorisés.
Pour Rolnick, les échecs des différents services de sécurité qui ont été enregistrés avant le 7 octobre – qui ont permis aux milliers de terroristes d’entrer dans le sud d’Israël sans pratiquement rencontrer aucun obstacle, tuant près de 1 200 personnes et kidnappant des centaines d’otages lors d’une démonstration de violences sans précédent – sont « pâles » en comparaison à l’incapacité d’Israël à s’attaquer à la campagne en ligne qui a été lancée à son encontre et à l’encontre des Juifs du monde entier.
« C’est notre pire échec. Pourquoi ? Parce que dans ce domaine, nous sommes particulièrement hors-course », estime-t-il. « Et on peut bien voir que même maintenant, malgré tout ce qui s’est passé le 7 octobre, malgré tout ce dont nous avons parfaitement connaissance, Facebook, Google et toutes ces entités nous sapent encore. Cela me rend fou. Que doit-il donc se passer encore pour que nous soyons pris au sérieux ? »
« C’est toxique »
En Israël, Rolnik est avant tout connu pour avoir fondé le supplément économique du journal Haaretz, dont il a été le tout premier rédacteur en chef. Il est considéré par un grand nombre comme l’un des journalistes spécialistes de l’économie les plus influents de ces deux dernières décennies.
En 2013, à l’âge de 45 ans, il a reçu le Prix Sokolov, l’équivalent israélien du Prix Pulitzer.
Rolnik a commencé à travailler sur les réseaux sociaux avec une méfiance qui s’est rapidement transformée en inquiétude, il y a une dizaine d’années à peu-près. Il déclare que, à l’instar de nombreux autres, il a d’abord considéré les plateformes de réseaux sociaux et les compagnies technologiques comme des moteurs susceptibles d’induire des changements positifs, d’aider à décentraliser le pouvoir de donner une voix aux masses.

Les choses ont changé en 2014, quand il a rejoint l’Advanced Leadership Institute, à Harvard, en tant que chercheur et qu’il a étudié les firmes technologiques avec davantage d’attention.
« Cela a été un processus », dit-il. « Si vous relisez mes écrits datant de cette période, vous remarquerez que je me focalise de plus en plus sur les problèmes relatifs au monopole numérique et que je suis en train de réaliser que les compagnies technologiques pourraient bien ne pas être la solution mais le problème ».
Sa transformation en éternel insatisfait des réseaux sociaux a été partiellement renforcée par sa propre popularité alors croissante, ajoute-t-il. En 2015, il a fait une apparition dans le premier épisode de « Magash Hakesef, » un documentaire très regardé qui examinait les problèmes financiers en Israël. Mais il a vite réalisé que les réseaux sociaux, s’ils augmentent le nombre des engagements, abaissent également la qualité du discours.
« Je me suis retrouvé dans une situation où, pour la toute première fois, mon exposition a explosé sur les réseaux sociaux – relativement parlant, bien sûr, pour quelqu’un qui écrit sur les finances. Je pouvais atteindre des centaines de milliers de personnes mais très rapidement, j’ai compris que je n’appréciais pas cette popularité virtuelle », déclare-t-il.
Rolnik a réalisé qu’il pouvait vulgariser ses écrits pour les rendre plus facilement accessibles aux usagers des réseaux sociaux. « J’ai réalisé que Facebook m’obligeait, dans les faits, à écrire différemment et à penser différemment », dit-il.
« J’ai constaté que quand j’écrivais quelque chose de complexe, qui avait de la valeur, j’obtenais X commentaires et X partages et que quand j’écrivais quelque chose de simple, de clivant, alors le nombre de commentaires et de partages était multiplié par dix », se souvient-il. « Et quand j’ai compris ça, j’ai aussi compris que ce n’était pas quelque chose pour moi. J’ai commencé à comprendre que ce truc était toxique. Et j’ai commencé à réduire ma présence sur les réseaux sociaux ».

Il a commencé à écrire sur la nécessité de brider Facebook et Google en 2016 et, l’année suivante, il indique s’être singulièrement focalisé « sur les monopoles numériques et sur les dangers qu’ils posent à la démocratie et à l’économie ».
Mais malgré ses tentatives vaines de tirer le signal d’alarme, la période a été illustrée par le déploiement d’algorithmes toujours plus sophistiqués sur les réseaux sociaux.
« Notre addiction aux réseaux sociaux a aussi augmenté, ce qui a rendu ces entreprises beaucoup plus nuisibles et beaucoup plus dangereuses pour le monde », déclare-t-il. « C’est ainsi que nous sommes entrés dans une nouvelle réalité où les personnes de talent qui travaillent pour ces entreprises, notamment en Israël, se font beaucoup d’argent en faisant fonctionner un algorithme qui peut dorénavant devenir une arme entre les mains du Hamas. »
Certains ont écarté d’un revers de la main les mises en garde de Rolnik, notant que les réseaux sociaux font dorénavant partie de la vie. Il dit toutefois que ses griefs sont justifiés compte-tenu des dangers présentés.
« Est-ce que parce que nous avons besoin d’électricité, nous avons besoin d’une électricité corrompue ?, » interroge-t-il. « Est-ce que nous avons besoin d’une électricité qui nous prend pour cible ? Est-ce que nous avons besoin de nous lier à un réseau électrique qui fait se propager des vidéos de meurtre du Hamas et qui attise l’antisémitisme dans le monde ? »

Ses interviews réalisées pour les besoins de « The Rolnik Report” l’ont amené à croire que les firmes de réseaux sociaux ne procèderont à aucun changement permettant de parer les dangers à moins qu’ils n’y soient obligés.
« Ils s’en foutent tant qu’ils gagnent de l’argent », dit-il.
« Mon message est très, très simple : déconnectez-vous des réseaux sociaux autant que vous le pourrez. Allez sur les réseaux sociaux seulement si vous en avez véritablement véritablement besoin dans le cadre de votre travail ».
Alors que rares sont ceux qui ont remarqué les manipulations au service du Hamas sur ces plateformes, Rolnik pense que les prochaines élections présidentielles seront une autre histoire.
« La quantité de mensonges, de fake-news et de manipulations pour ces prochaines élections seront d’une ampleur jamais vue auparavant », prédit-il. « Peut-être qu’après cela, le monde va se réveiller. Et peut-être sera-t-il déjà trop tard », avertit-il.
Cet article avait été proposé à l’origine sur le site en hébreu du Times of Israel, Zman Yisrael. Vous pouvez le lire ici.