« C’est une histoire d’amour et de mort », écrit le journaliste et politicien britannique Daniel Finkelstein à propos de son nouvel ouvrage. « Sur la manière dont les grandes forces de l’Histoire se sont abattues en vagues sur deux familles heureuses. »
Ces vagues – le nazisme et le stalinisme, les deux mouvements les plus destructeurs du 20e siècle – ont infligé des souffrances presque indicibles aux parents et grands-parents de Finkelstein.
Mais ils ne les ont pas noyés.
Hitler, Stalin, Mum and Dad : A Family Memoir of Miraculous Survival [Hitler, Staline, maman et papa: L’histoire d’une survie miraculeuse] est une histoire sombre, remplie de rafles et d’arrestations, de goulag et de camps de concentration, de faim et de peur.
C’est aussi un récit magnifiquement écrit, évocateur de la façon dont les aïeux de Finkelstein – Mirjam et Ludwik – ont survécu au sort qu’Adolf Hitler et Josef Staline leur avaient assigné, et qui a coûté la vie à des millions d’autres.
Aux yeux de Finkelstein, chroniqueur au journal The Times et membre conservateur de la Chambre des Lords, l’histoire de sa famille ne fait pas partie du passé. Il croit au contraire qu’elle est très pertinente dans le monde d’aujourd’hui. Car elle met en évidence les assauts du populisme, ces dix dernières années, contre les valeurs libérales et les conséquences – criantes de violence en Ukraine – de l’incapacité de la Russie à régler l’héritage de Staline.
Les grands-pères de Finkelstein étaient des hommes impressionnants. Juif allemand farouchement patriote, Alfred Wiener peut se targuer d’avoir été l’un des premiers intellectuels à tirer la sonnette d’alarme à propos de la résurgence de l’antisémitisme après la Première Guerre mondiale. « Une puissante tempête antisémite est en train de s’abattre sur nous », écrit-il dans son tract de 1919, « Le prélude aux pogroms ? »

Au service de la principale institution communautaire juive allemande dans les années 1920, il analyse avec précision et justesse le danger qu’incarne le parti nazi, mouvement pourtant encore très marginal. En 1929, la Büro Wilhelmstrasse est créée dans le plus grand secret et placé sous sa direction pour surveiller le parti, sa propagande et sa direction.
Alfred croit au pouvoir de la vérité et des preuves pour lutter contre l’antisémitisme et les nazis. En 1929 toujours, son travail contribue à mettre derrière les barreaux pour deux mois Julius Streicher, célèbre rédacteur en chef du Der Stürmer, qui hait les Juifs. Il joue ensuite un rôle central dans le procès de Berne, qui a amené les tribunaux suisses à déclarer que le « Protocole des Sages de Sion » était faux. Alfred s’adresse directement à la population, se déplaçant partout en Allemagne avec une valise remplie de propagande nazie : il anime des réunions dans les villages et les villes et fait en sorte de sensibiliser la classe moyenne à la menace que représente Hitler. Son travail est un contrepoids « nécessaire mais insuffisant » aux nazis et au conspirationnisme qui sous-tend leur vision du monde, croit Finkelstein.

En 1933, après avoir quitté l’Allemagne, Alfred se rend aux Pays-Bas, puis en Grande-Bretagne en 1939 et aux États-Unis en 1940. Son Bureau central d’information juif, désormais reconnu, continue à suivre et documenter méticuleusement l’activité des nazis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les dossiers d’Alfred sont, de l’aveu même de l’un des chefs du renseignement britannique, « de loin la source d’information extérieure la plus utile ». Après-guerre, les archives d’Alfred apportent les preuves du génocide nazi lors des procès de Nuremberg et d’Eichmann. Aujourd’hui, ils sont à la base de la Wiener Holocaust Library de Londres.

Adolf « Dolu » Finkelstein – le père de Ludwik – mènera lui aussi une vie accomplie. Héritier d’une puissante entreprise de sidérurgie, il se bat dans les rangs de l’armée austro-hongroise pendant la Première Guerre mondiale.
De retour dans la ville d’origine de sa famille – la ville polonaise de Lwów (anciennement Lemberg et aujourd’hui maintenant Lviv) – après la guerre, il la trouve en faillite, gravement endommagée par les combats et violemment divisée entre citoyens juifs, polonais et ukrainiens. Dolu est bien décidé à faire le nécessaire pour reconstruire la ville et ses affaires prospèrent.
Au début des années 1930, lorsqu’il remporte les élections municipales de Lwów, l’expansion de son entreprise lui vaut le surnom de « Roi de fer ». Au sein du conseil municipal, il lance des programmes pour aider les chômeurs et les sans-abri. Animé du rêve d’une Pologne moderne, libérale et multiethnique – dans laquelle les Juifs seraient pleinement chez eux – Dolu combat également contre l’antisémitisme sur les campus universitaires.
On trouve, au cœur de l’histoire de Finkelstein, deux femmes remarquables.
« J’étais fasciné par la façon dont toute cette histoire finissait par être dominée par mes grands-mères et leur force, surtout au regard de la nature exceptionnelle de leur époux respectif », explique Finkelstein pour le Times of Israel.
Titulaire d’un doctorat en économie – distinction rare pour une femme au début des années 1920 –, l’épouse d’Alfred, Margarete, est sans nul doute l’égale intellectuelle de son mari. Elle deviendra une partenaire doublée d’un soutien inestimable. Quand Alfred part pour Londres en septembre 1939, Grete et leurs enfants Mirjam, Ruth et Eva, ainsi que sa sœur, Trude, et son beau-frère, Jan, restent aux Pays-Bas. La raison pour laquelle Alfred part sans sa femme et ses filles a, écrit Finkelstein, « longtemps été un mystère pour toute la famille ». Le premier souci du couple, suggèrent leur correspondance, est de préserver les conditions de vie, heureuses et stables, des enfants à Amsterdam. Nombreux sont les Juifs qui croient encore que la neutralité des Pays-Bas les protégera de la guerre à venir.
Pour autant, déchue de sa citoyenneté allemande en août 1939 et financièrement mise à rude épreuve par les frais qu’implique le travail d’Alfred à Londres, la famille sent le danger se rapprocher. Les efforts désespérés d’Alfred, au printemps 1940, pour leur obtenir des visas pour la Grande-Bretagne sont vains. La lettre de l’ambassade britannique informant Grete de la délivrance de son visa et de celui de ses filles arrive le 6 mai 1940, le jour de l’invasion allemande.

Pendant les trois années qui suivent, Grete et ses enfants sont pris dans l’étau toujours plus dur que les nazis imposent aux Juifs. L’argent manque : Grete doit vendre des objets de famille et la collection de timbres de son mari. Elle travaille au sein du Conseil juif, à un poste administratif pour lequel elle est sur-qualifiée. Pendant un temps, ce travail protège sa famille de la déportation, mais, finalement, leur tour vient le 20 juin 1943.
La famille est envoyée au camp de transit de Westerbork – « délabré, infesté de rats et surpeuplé » – d’où Trude, Jan et leur fils, Fritz, sont envoyés à Sobibor moins d’un mois plus tard. Dans un premier temps, Grete et ses filles sont retenues, dans le cadre du programme d’Himmler pour échanger des Juifs dits importants contre de l’argent, des armes ou des Allemands emprisonnés dans des pays Alliés.

Finkelstein sait depuis longtemps que sa mère a été sauvée par son passeport paraguayen. La façon dont la famille, qui n’avait aucun lien avec l’État sud-américain, obtient les passeports est « un incroyable mélange de relations, coïncidences, inventivité et bravoure » que les recherches de Finkelstein ont permis de démêler pendant la rédaction du livre.
On y trouve les efforts inlassables d’Alfred pour sauver sa famille, les amitiés nouées lors de l’affaire des Protocoles de Sion, une dizaine d’années auparavant, et une cellule secrète de diplomates polonais, le Groupe Ładoś, impliquée dans le sauvetage des Juifs via des documents achetés à un avocat précédemment consul du Paraguay à Berne.
L’échange qui vaut à Grete et ses enfants d’être libérés en janvier 1945 ne concerne que 136 Juifs. Au total, quelques milliers de Juifs seulement seront sauvés dans le cadre de ces échanges, durant la guerre. En outre, la famille a, pendant un an, connu le froid, la faim et les appels interminables à Bergen-Belsen. Durant cette période, Grete, sans doute atteinte du typhus, s’affame pour nourrir ses enfants. Faible au point d’être à peine capable de quitter sa couchette pendant près de deux mois, Grete réussit à faire passer à ses filles l’examen médical requis par les nazis, qui ne veulent pas que leurs otages meurent avant l’échange. C’est, écrit Finkelstein, « une preuve extrême de l’immense courage et de la force dont Grete a fait montre durant cinq ans ». Quelques jours plus tard, peu de temps après avoir franchi la frontière suisse, Grete meurt. (Les filles retrouveront leur père à New York).

L’autre héroïne du livre de Finkelstein fait elle aussi preuve d’un grand courage et d’une incroyable force : il s’agit de la mère de son père, Lusia.
Intelligente et dure, elle aussi est séparée de son mari au début de la guerre. En vertu du pacte Molotov-Ribbentrop, au terme duquel Hitler et Staline s’accordent sur le découpage de la Pologne, Lwów est occupée par les Soviétiques. En sa qualité de membre de l’élite polonaise, que Staline veut détruire, Dolu est arrêté en avril 1940, interrogé pendant des mois et condamné par contumace pour « le danger qu’il représente pour la société ». Par un froid sibérien, il est exilé à 3 500 kilomètres, dans un goulag situé au bord du cercle polaire arctique, pour y purger une peine de huit ans. La vie y est extrêmement dure : Dolu, réduit au rôle de bête de somme, transporte des troncs d’arbres abattus dans une forêt voisine.
Lusia et Ludwik ne s’en sortent guère mieux. Dans le cadre du programme des Soviétiques pour écraser la Pologne et réprimer son peuple, ils sont exilés dans une ferme d’État en Sibérie. C’est, rappellera plus tard Lusia, « une île de faim et de mort ». Elle survit grâce à de toutes petites rations de farine non tamisée. La journée, elle fabrique des briques avec de la bouse de vache et la nuit, elle dort dans une étable. L’hiver est bien pire : Ludwik et elle partagent avec quatre autres personnes une petite chambre dans une cabane glacée.
Telle un aigle, Lusia surveille et protège Ludwik. Bien qu’ils soient tous deux mal nourris et couverts de poux, elle trouve la force d’éduquer son fils : elle lui raconte « L’Iliade et L’Odyssée d’Homère de mémoire et lui parle des oeuvres de Frederich Schiller. « À la ferme, Lusia, déjà très forte mentalement, devient une vraie guerrière », écrit Finkelstein. « Elle avait un esprit incroyable. Un côté impérial, omniprésent, lui confère une autorité naturelle à laquelle même les administrateurs soviétiques se plient. »
L’invasion de l’Union soviétique par Hitler, en juillet 1941, contraint Staline à concéder « l’amnistie » aux Polonais emprisonnés et exilés. Il autorise la libération de Dolu, Lusia et Ludwik, ce qui, assure Finkelstein, leur sauve la vie. Ils finissent par se retrouver. Mais, par une cruelle ironie, l’opération Barbarossa signe l’acte de mort de la plupart de leurs proches à Lwów, tombée entre les mains des nazis et de leurs alliés.

Finkelstein dit de l’histoire de son père, et de celle de Staline pour anéantir la Pologne, qu’elles ont été « occultées par la grande Histoire ».
« On en parle peu, ou alors pour nier ce pan de l’histoire… pour la plupart des gens, c’est complètement méconnu ». Le silence sur les crimes terribles des Soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale a eu des conséquences sur le long-terme. « Ils n’ont jamais eu à rendre de comptes sur ce qu’ils ont fait », écrit-il. « Ils n’ont jamais été obligés de reconnaitre que ce qu’ils avaient fait était honteux. Cela a permis à Vladimir Poutine d’écrire sa propre version de l’histoire russe et ukrainienne et l’a aidé à justifier, en tout cas pour lui-même, sa guerre contre les habitants de la ville d’origine de mon père. »
Malgré tout, les Finkelstein mènent ensuite une vie confortable, accomplie et assumée en banlieue, dans la Grande-Bretagne d’après-guerre. Mirjam et Ludwik, qui se rencontrent en 1956, se marient un an plus tard et ont trois enfants, qu’ils élèvent à Hendon, dans le nord de Londres. Ludwik restera proche de Lusia, qui vit à proximité, et à laquelle il rend visite tous les matins, sur le chemin de l’Université de la ville, où il enseigne. Mirjam est professeure de mathématiques puis éducatrice de la Shoah. Elle raconte son histoire à des groupes de jeunes, des politiciens de premier plan et des réalisateurs de documentaires télévisés.
Frappée de plein fouet par le totalitarisme le plus meurtrier, la famille Finkelstein apprécie très logiquement les « institutions paisibles » et « l’État stable » de la Grande-Bretagne. Comme Lusia le dit souvent : « La reine est en sécurité à Buckingham Palace et nous, à Hendon Central. »

Pourtant, depuis une dizaine d’années, les démocraties occidentales font face à une vague populiste que Finkelstein juge très préoccupante. Au-delà du seul désir de préserver l’histoire de sa mère et de son père pendant la guerre, il estime le moment venu de « rappeler les conséquences de l’abandon des normes démocratiques libérales en faveur d’un discours sur les élites et la volonté du peuple, quelque chose que l’on trouve à gauche comme à droite ». Le discours de la gauche dure sur les conspirations sionistes internationales et les discours d’extrême droite sur le pouvoir des « mondialistes » font écho aux théories complotistes combattues par son grand-père Alfred dans l’entre-deux-guerres, dit Finkelstein.
L’histoire de sa famille a sans aucun doute pesé sur sa construction en tant que politicien conservateur et libéral. Pas seulement sur l’importance de protéger et promouvoir les droits de l’homme à l’échelle internationale, droits des réfugiés, des immigrants et des demandeurs d’asile compris, mais également dans l’approche inclusive et généreuse de la politique, que ses lecteurs retrouvent dans ses chroniques hebdomadaires.
« Cela m’a convaincu du caractère crucial de la modération, de la stabilité, de la primauté du droit, du pluralisme, de la démocratie libérale, du doux progrès, de la tolérance envers les autres et … du sens de la mesure », dit-il.