Israël en guerre - Jour 349

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Une expo montre la Shoah en temps réel à travers des lettres de Juifs britanniques

Jusqu’au 16 juin, la Wiener Holocaust Library de Londres expose des lettres de Juifs de la Seconde Guerre mondiale à la recherche d’informations pour protéger leurs proches

  • Friedel Jaffe travaillant comme commis au bureau berlinois d’Adler et Oppenheimer en 1936. (Avec l’aimable autorisation de Deborah Jaffe)
    Friedel Jaffe travaillant comme commis au bureau berlinois d’Adler et Oppenheimer en 1936. (Avec l’aimable autorisation de Deborah Jaffe)
  • Deborah Jaffe prend la parole lors de l’exposition à la Wiener Holocaust Library à Londres, le 23 février 2023. (Crédit : Adam Soller Photography)
    Deborah Jaffe prend la parole lors de l’exposition à la Wiener Holocaust Library à Londres, le 23 février 2023. (Crédit : Adam Soller Photography)
  • Une lettre exposée à la Wiener Holocaust Library à Londres. (Autorisation)
    Une lettre exposée à la Wiener Holocaust Library à Londres. (Autorisation)
  • Une carte postale portant la mention « parti sans laisser d’adresse de réexpédition », tirée des archives des familles Hepner et Cahn. (Avec l’aimable autorisation des collections de la Wiener Holocaust Library)
    Une carte postale portant la mention « parti sans laisser d’adresse de réexpédition », tirée des archives des familles Hepner et Cahn. (Avec l’aimable autorisation des collections de la Wiener Holocaust Library)

Lorsque sa mère est décédée, il y a de cela 15 ans, Deborah Jaffe a découvert, à la cave, deux dossiers moisis contenant 200 lettres dactylographiées, certaines avec des caractères allemands très reconnaissables.

Écrites par son père sur sa chère machine à écrire Continental, deux ans avant le début de la guerre en septembre 1939, ces lettres sont adressées aux membres de sa famille qui ont quitté en toute hâte l’Allemagne nazie, comme à ceux qui s’y trouvent encore.

Elle a beau ne comprendre que quelques bribes d’allemand, Jaffe a immédiatement conscience de l’importance de sa découverte, qui en dira beaucoup plus long sur l’histoire tragique de sa famille que jamais à ce jour.

Quelques-unes de ces lettres soigneusement conservées et traduites sont visibles dans « Holocaust Letters », l’exposition de la Wiener Holocaust Library de Londres qui se tient jusqu’au 16 juin.

Avec ses dernières lettres déchirantes, ses appels désespérés à l’aide et ses sombres prémonitions d’un désastre imminent, l’exposition souligne l’importance de la correspondance comme forme la plus ancienne de connaissance de la Shoah.

Elle éclaire d’un nouveau jour les contraintes et règles sévères imposées aux communautés juives des pays d’Europe occupés par les nazis, qui tentent malgré tout de communiquer avec leurs proches.

Et elle témoigne aujourd’hui de l’importance des lettres, pour les descendants des survivants ou de ceux qui ont péri, et pour une meilleure compréhension de la Shoah par le grand public.

Deborah Jaffe prend la parole lors de l’exposition à la Wiener Holocaust Library à Londres, le 23 février 2023. (Crédit : Adam Soller Photography)

« C’est par ces lettres que l’on a eu connaissance de ce qui s’est passé, elles en sont aussi la preuve », explique l’exposition. « Les Juifs persécutés ont écrit à leur famille, à leurs amis, pour leur dire ce qu’ils savaient et les menaces qui pesaient sur eux. Ces derniers ont acquis une incomparable compréhension de la Shoah qui les a poussés à agir dans l’urgence, souvent pour venir en aide à d’autres. »

Ces lettres de la Shoah que l’exposition met en avant témoignent d’émotions brutes, variées et parfois paradoxales.

L’arrivée soudaine de courriers de la part d’amis ou de parents dont on n’avait plus de nouvelles depuis des semaines voire des mois, avait parfois un effet « apaisant et réparateur ». Pour certains, ils ont été tout bonnement « salvateurs ».

« Ta carte postale, tant attendue, nous a remplis de joie. Tu nous as sauvés, car nous ne pourrions vivre sans toi ! » répond Bernard Rechnic à son fils, Michał, déporté par les Soviétiques au fin fond de la Russie après le dépeçage par Staline et Hitler, en 1939, de la Pologne, berceau de la famille. De même, Hans Maršálek, survivant de Mauthausen, déclare : « Les lettres de chez nous nous donnaient de l’espoir et le courage de ne pas abandonner. »

Une photo non datée de Michal Rechnic. (Avec l’aimable autorisation des collections de la Wiener Holocaust Library)

Les nazis ont tenté d’utiliser ces correspondances pour diffuser de fausses nouvelles. L’opération Courrier, à l’été 1942, a pour but de propager de fausses informations sur les camps. Les prisonniers doivent laisser entendre qu’ils sont en bonne santé et que leur « réinstallation » se passe bien, de manière à découvrir l’adresse des Juifs dans les territoires occupés par les nazis. L’administration du Troisième Reich enregistre consciencieusement, quoique de manière très opaque, les départs de déportés à l’Est. Les courriers envoyés au domicile des personnes envoyées dans les camps sont estampillés « Parti sans laisser d’adresse ».

Comme le montre l’exposition, les Juifs auteurs de ces lettres n’utilisent pas encore le terme de « Shoah » – qui sera utilisé la première fois par le New York Times, en 1943, pour désigner l’assassinat de Juifs européens – mais les euphémismes qu’ils emploient en disent long sur les rumeurs, difficiles à croire, et les nouvelles qu’ils se communiquaient les uns aux autres.

« Sauvez mes parents avant que la guerre ne commence », écrit de manière quasi-prophétique l’auteur d’une de ces lettres, en mai 1939. L’Allemagne « court au désastre », avertit un autre en janvier 1940. Entre fin 1941 et début 1942, des phrases comme « les conditions allemandes », « la nouvelle ère » et « le sort de nos amis dans les camps » commencent à apparaître dans les lettres. Et à partir de 1942, la « Pologne » apparaît régulièrement dans les lettres. Bien que les détails précis du génocide ne soient alors pas bien connus, l’existence de convois et l’absence de nouvelles des déportés vers l’Est laissent deviner quelque chose de terrible.

« Si nous allons en Pologne, nous sommes assurés de mourir », écrit depuis Berlin Gertrud Hammerstein à sa fille et à son gendre, en octobre 1942.

Lire entre les lignes

Le niveau de connaissance des horreurs qui se préparent ou se déroulent déjà, et dont témoignent les auteurs de certains courriers, est révélateur.

Une carte postale de Frida Motulski, de Berlin, à son ami Hugo Zwillenberg, Juif allemand qui a trouvé refuge aux Pays-Bas, montre sa compréhension de ce qu’est la Shoah dès mars 1942. Elle établit des liens entre les réinstallations, les priorités militaires et la nature systématique des déportations, consciente du fait que le caractère imprévisible des destinations et du sort réservé aux déportés est la preuve que ce qui se passe est d’une à la fois d’une incroyable brutalité et très évolutif.

Une carte postale portant la mention « parti sans laisser d’adresse de réexpédition », tirée des archives des familles Hepner et Cahn. (Avec l’aimable autorisation des collections de la Wiener Holocaust Library)

Tout en écrivant que « nous sommes tous en bonne santé » et « pour le moment tout est comme avant », elle poursuit : « Nous ne pouvons pas nous détendre. Chaque jour apporte de nouvelles sources d’inquiétude, d’autant plus que ces jours-ci, les convois reprennent, et une fois de plus, nous connaissons des gens qui en font partie. Naturellement, précise-t-elle, « nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander quand ce sera notre tour. »

L’absence de nouvelles de la part des proches et des amis « nous inquiète terriblement », écrit Motulski, qui apprend à lire entre les lignes et se méfier de ce qui est écrit. « La dernière carte d’Erna, qui a toujours très bien écrit, me semble étrange », écrit-elle, évoquant les rumeurs selon lesquelles les habitants du ghetto Piaski, où avait été conduite sa nièce, sont sur le point d’être « transférés », peut-être en Ukraine.

Dans leur dernier message, obsédant, écrit depuis le ghetto de Varsovie avant leur déportation imminente pour Treblinka, Maria et Maximilian Wortmann demandent à un cousin éloigné de leur venir en aide. « Ludwik, s’il te plaît, fais ce que tu peux », écrivent-ils. « Si nous ne revenons pas, prends soin de Dziunia. Tu es le seul qui reste », conclut la lettre. Une lettre adressée à leur fille lui demande d’être « courageuse et de faire face », tout en lui disant où ils ont caché de la nourriture et de l’argent – en langage codé, « le beurre est dans la garde-robe ».

Mais ces lettres de la Shoah ne sont pas que des mots. Elles ont « une portée bien plus large que les messages qu’elles contiennent », explique l’exposition. « Les marques qu’elles portent, leur état, la manière dont elles sont écrites, le type de papier utilisé et leur texture, entre autres caractéristiques physiques, donnent des informations qui excèdent leur strict contenu. » Les taches d’une lettre ou les marques de brûlure en disent long.

Une lettre exposée à la Wiener Holocaust Library à Londres. (Autorisation)

Le rôle des émigrés juifs – « dépositaires des premières informations sur la Shoah », selon les termes de l’exposition – est des plus importants pour aider les proches encore sous le joug nazi. Avant la guerre, ils leur donnent des nouvelles de la famille et leur envoient des colis de nourriture et d’autres objets du quotidien. Après 1939, leurs lettres témoignent de leurs tentatives, frénétiques et désespérées, pour faire sortir leurs proches de l’Europe hitlérienne. Ils sont bien conscients, en dépit de leurs difficultés quotidiennes, de leur chance d’être ailleurs.

Ainsi, en avril 1939, Josef Heilbronner raconte à son ami Moritz Altstadt, réfugié à Londres, son arrestation et son incarcération à Buchenwald suite à la Nuit de Cristal. Ayant obtenu un permis de travail temporaire pour la Palestine, il est libéré du camp après 10 jours. Depuis son nouveau foyer, il écrit : « La vie n’est pas facile ici, mais on accepte tout volontiers parce que, enfin, on peut respirer librement. »

Et, bien sûr, tant qu’ils le peuvent, ceux qui se trouvent dans les camps tentent de convaincre leurs proches de partir. Depuis le camp de concentration de Lichtenburg, à la fin décembre 1938, la Dr Hedwig Leibetseder dit à sa famille : « Je sais qu’un jour la vie reviendra. Je suis prête. Je vous aime, je vous embrasse et je vous serre dans mes bras. Soyez courageux et prenez soin de vous. » Elle conclut par deux mots simples, mais révélateurs : « Émigrez. Et écrivez. »

Des vies révélées

L’un de ces émigrés est Friedel Jaffe, jeune commis qui avait travaillé au bureau berlinois d’Adler et Oppenheimer. Il réussit à s’enfuir en Grande-Bretagne au début de 1939 grâce à la décision de l’entreprise d’ouvrir une usine dans le Lancashire, dans le nord-ouest de l’Angleterre.

Jusqu’à ce qu’elle découvre ses lettres, quelque 70 ans plus tard, sa fille croyait connaître son histoire.

« J’ai grandi en pensant que j’avais eu beaucoup de chance parce que mon père m’avait raconté ce qui s’était passé », confie-t-elle au Times of Israel. « J’étais bien consciente que d’autres personnes avaient des parents qui ne leur disaient rien de ce qui s’était passé. Je pensais avoir beaucoup de chance. »

Mais, poursuit Jaffe, « Ce qu’on m’a raconté, je le réalise aujourd’hui, c’est l’histoire officielle. Il s’était créé une version officielle dont il n’a jamais dévié. »

Les innombrables lettres, télégrammes, billets de train et demandes d’émigration qu’il a laissés lui sont destinés, pense-t-elle aujourd’hui. Et ils en disent bien plus long que l’histoire que Friedel a racontée à sa fille.

Friedel Jaffe travaillant comme commis au bureau berlinois d’Adler et Oppenheimer en 1936. (Avec l’aimable autorisation de Deborah Jaffe)

« Je crois que c’est normal en cas de fort traumatisme », dit-elle. « On compartimente, parce qu’il y a certains sujets auxquels on ne peut pas faire face et dont on ne parle pas. »

Ce traumatisme est révélé par ces lettres.

« Les lettres racontent l’histoire poignante d’un jeune homme qui tente de s’échapper, aller ailleurs, pour travailler, avoir un avenir et apprendre l’anglais », explique Jaffe entre faux espoirs, entraves à la liberté et inquiétudes pour ses proches, en particulier ses parents Abraham et Eva qui vivent à Castrop Rauxel.

Il y avait beaucoup de raisons de s’inquiéter.

Abraham avait été arrêté après la Nuit de Cristal et envoyé à Sachsenhausen pendant six semaines. Quelques jours plus tard, Friedel en parle de manière énigmatique à son frère, qui a déjà émigré. Dans un paragraphe anodin, il écrit : « Rien n’a changé ici depuis. Notre cher Papa n’est pas à la maison en ce moment. » Depuis Londres, Irma, sa sœur, emploie le même code pour dire à son frère de prendre soin de lui. Il est « si facile d’attraper quelque chose » par « ce temps automnal », dit-elle.

Les dossiers du père de Jaffe font également ressurgir ce qu’elle qualifie de « lettres des disparus », ces courriers de ou à propos de membres de la famille et d’amis qui n’ont pas survécu et dont elle n’a jamais entendu parler.

Une lettre de mai 1938 de Friedel à ses parents parle de la lettre qu’il a reçue de « l’oncle Max », le frère d’Eva, qui tentait de faire émigrer la famille. « Il s’est réveillé un peu trop tard », craint Friedel.

Six mois plus tard, Max Rohrheimer écrit à Friedel, heureux de lui annoncer qu’Abraham a été libéré et qu’Eva et lui ont des papiers pour quitter le pays. Max dit espérer les voir avant leur départ pour l’Angleterre. Il parle de ses propres tentatives – qui échoueront – pour fuir : « Nous avons des garanties pour les États-Unis, mais nous sommes si nombreux. »

Les sœurs Rosa Dahlerbruch et Eva Jaffe avec leur mère, Lina Rohrheimer, sur une photo non datée. (Avec l’aimable autorisation de Deborah Jaffe)

Abraham et Eva parviennent en Grande-Bretagne peu de temps après leur fils, mais leurs beaux-parents – le frère d’Eva, Max et sa femme, Klara, et sa sœur Rosa Dahlerbruch avec son mari Adolf et leur fille Betti – n’ont pas cette chance.

Dans ce qui est sans doute la toute dernière – et très courte – lettre d’Eva à sa sœur, acheminée par la Croix-Rouge en juin 1942, elle lui dit : « Comment allez-vous, Adolf et Rosa ? Et Max et Klara ? Nous allons bien, les enfants aussi. Irma se mariera en juillet. » La réponse de Rosa évoque la déportation de Max et Klara : « Nous allons tous bien. Max, Clara et Betti ont une nouvelle adresse. Nouvelle adresse inconnue. Toutes nos félicitations pour le mariage. »

Jaffe ne regrette pas sa découverte, qui a supposé l’intervention de traducteurs et de longues heures de recherches dans les archives, sans parler des révélations douloureuses, tout au long de ces 15 dernières années.

« Découvrir tout cela m’a aidée plus que je ne pourrais le dire : avant, il y avait du vide, mais maintenant je sais ce qui s’est passé », dit-elle.

Dans les bureaux londoniens du World Jewish Relief, elle a découvert que son grand-père avait déclaré son arrivée au Royaume-Uni, ainsi que celle de son fils et de sa femme. Les archives contiennent également des cartes vierges aux noms de Max, Klara, Adolf et Betti, qu’Abraham avait déclarés dans l’attente de leur arrivée.

Dans les dossiers de son père, Jaffe a également trouvé une enveloppe brune, revêtue d’une graphie très particulière, qui contient les correspondances d’Abraham, après-guerre, avec la Croix-Rouge britannique, l’Ordre de Saint-Jean, le Comité des réfugiés juifs et le Bureau de recherches du Congrès juif mondial, à la recherche de nouvelles de ses proches.

« Avec sobriété mais sans ambages, elles disent ce qui leur est arrivé », confie Jaffe. Au recto de l’enveloppe, Abraham a simplement écrit : « Assassiné par les Allemands sous le joug du monstre hitlérien. »

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