« À l’heure où je rédige ces notes, Daniel Franck vit encore. Il vient au printemps 2022, de fêter ses 96 ans », écrivait Yves Durand dans son livre, Tu leur diras que… (Ed. Nouvelles sources, 2024). Daniel Franck fut l’un des douze enfants juifs que son père, instituteur au collège moderne et technique de Castres (Tarn), contribua à sauver en 1943-1944.
La pointe de fierté perçue dans la voix de Durand, tandis qu’il parlait de ces jeunes Juifs que de belles âmes avaient, parfois in extremis, soustraits à la fureur nazie, fit place à une infinie tristesse lorsque, tout récemment, il annonça au Times of Israël le décès de celui auquel il avait consacré un long chapitre.
Daniel Franck a été inhumé le 24 février 2025.
« Il était important pour moi que notre père, qui était athée, ait une fin de vie juive » dit Pascal Melihan-Cheinin, l’un de ses trois fils contacté par le Times of Israël.
Avant de devenir le photographe de tous les organes de la presse juive de France et de couvrir, de 1957 à 2004, le colloque des intellectuels juifs de France, Daniel Franck – né Abraham Melikhan-Scheinine – fut un résistant de la première heure, cumulard de pseudonymes (pas moins de treize du début à la fin de la guerre), d’arrestations et d’évasions, parcourant plaines et montagnes pour mener à bien, au mépris du danger, les missions confiées par le réseau de Résistance dans lequel il s’était engagé à seulement quinze ans.
Une prime jeunesse qui lui aura durci le cuir, donné l’envie et la force, après-guerre, d’assouvir pleinement ses passions et de relever des défis. Pascal Melihan-Cheinin parle de deux premières vies : « Son enfance et son adolescence. Elles ont été particulières. Il a grandi sans parents et n’a revu sa mère qu’après la guerre. Il a été élevé par sa nourrice, parfaite incarnation de la France anticléricale de l’époque. Son compagnon et elle-même étaient des libres-penseurs. C’est elle qui a appris à lire et à écrire à mon père. Elle a même voulu en faire son héritier. Le jour où, à son invitation, il est arrivé dans le village où elle habitait, il a vu un attroupement massé autour d’un corps gisant sur une brouette. C’était celui de la nourrice. Elle avait été victime d’une crise cardiaque avant d’avoir pu passer chez le notaire. Mon père n’a même pas pu récupérer les souvenirs qu’il avait laissés chez elle ».
Abraham – « Manou » pour ses proches – était le fils de Nahum, né en Biélorussie et de Rebecca, issue de la haute bourgeoisie juive russe.
De la Crimée à la Venise du Gâtinais.

Engagé volontaire quand éclata la Première Guerre mondiale, Nahum (Naoume) fut grièvement blessé au poumon dès août 1914. Fait prisonnier par les Allemands, il fut interné dans un camp de civils fin 1918 ou début 1919. À sa libération, il repartit en Ukraine et épousa Rebecca Kalmenman à la synagogue de Kiev en 1919, année qui fut également celle de la proclamation de la République socialiste soviétique d’Ukraine.
La défaite des Blancs contraignit le jeune couple et leur petite fille Rosalie à fuir la Crimée en 1921.
Après un court séjour en Turquie, la famille reprit la route et arriva à Montargis, dans le Loiret où Daniel Abraham, second enfant du ménage, vit le jour en 1926.
En 1927, un accident du travail toucha le second poumon de Nahum qui mourut quelques jours plus tard. Rosalie succomba à la maladie l’année suivante. « C’en était trop pour la jeune maman, incapable d’assumer seule l’éducation de son garçon » écrit Yves Durand. C’est ainsi que l’enfant de trois ans se retrouva placé chez la nourrice.

« J’ai donc vécu en orphelin depuis mon plus jeune âge » déclarait Daniel Franck, décelant peut-être dans l’âpreté de son enfance la source de son esprit d’indépendance, de son audace et de sa débrouillardise. Il rapportait également, dans l’entretien très nourri recueilli en 2021 pour le Times of Israël par l’historienne Sandrine Szwarc, que ses jeux solitaires, notamment la construction de cabanes dans les arbres en lisière de forêt, lui avaient été d’un grand secours pendant ses jours d’errance sous l’Occupation.
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Il n’avait que quinze ans lorsqu’il rejoignit la Résistance, en s’engageant au sein du réseau de « La Sixième – Eclaireurs israélites de France » (Daniel Franck précisait, rapporte Y. Durand, qu’il s’agissait de « la branche résistante de l’Union générale des Israélites de France – UGIF »). Il entra également en relation avec le Mouvement de la jeunesse sioniste mais aussi, lit-on dans l’ouvrage de Yves Durand, avec la Croix-Rouge, le Secours catholique, des quakers, des pasteurs, des prêtres et des monastères. « Les nombreuses missions dont il était chargé permettaient à mon père de connaître différents réseaux qui eux-mêmes ne se connaissaient pas », commente Pascal Melihan-Cheinin.
Ses missions : liaisons, reconnaissances, convoyages, protection d’enfants, fabrication et transport de faux papiers.
Son odyssée se poursuivit au rythme d’arrestations et d’évasions. À Castres, il fut sous les ordres de Robert Gamzon, dit Castor, fondateur en 1923 de la branche juive du mouvement scout français. « Mon père a été interné trois fois et trois fois, il s’est évadé. Sa seule décoration est d’ailleurs la médaille des évadés. Au début des années 1950, Robert Gamzon lui avait proposé de présenter sa candidature pour la Légion d’Honneur mais mon père avait refusé, arguant qu’il y avait des personnes plus méritantes que lui », explique Pascal.
C’est à la rentrée 1943, au moment de l’évacuation de la maison des Eclaireurs israélites de France de Moissac, que le futur Daniel Franck rallia le collège moderne de Castres où enseignait Edmond Durand, père de Yves, déjà cité. Supervisant l’installation des enfants juifs dans l’internat, le jeune résistant se glissait parfois parmi les internes. « Mon père avait un laisser-passer ferroviaire qui lui permettait de prendre n’importe quel train et d’aller où il voulait. Comment s’était-il débrouillé pour obtenir cela, je n’en sais rien ! » s’amuse, admiratif, Pascal Melihan-Cheinin. Celui qui veillait à la protection des fugitifs cachés dans des cabanes, des vignes ou, avec de la chance, dans des lieux un peu mieux équipés, n’avait souvent que quelques années de plus que ses protégés.
« Sous les ordres de Castor, il poursuit ses nombreuses missions extérieures de liaison entre les maquis du Tarn et les différents mouvements de Résistance » écrit Durand qui rapporte également que le jeune homme prit part, avec le maquis et ses hommes, aux combats pour la libération du Tarn, fin août 1944. Castres libérée, il participa aux services d’épuration (qu’il quitta rapidement, par rejet de l’épuration) puis fut désigné délégué militaire auprès du SERE (Service d’évacuation et de regroupement des enfants). Son travail consistait alors à rechercher et à collecter tous les documents administratifs pouvant apporter des informations sur les arrestations, les détentions, les déportations et les exécutions pendant l’Occupation.
Voilà donc, à grands traits, les premières vies d’Abraham, au fil des pseudonymes utilisés dans ses missions. Son action et son engagement, développés dans le livre et l’article cités plus haut, valaient d’être rappelés, d’abord pour lui rendre hommage mais aussi parce que, à l’heure où les derniers témoins disparaissent et où l’antisémitisme progresse, l’avenir de la transmission peine à se dessiner. Comme l’écrivait Franck dans la lettre adressée à Edmond et Raymonde Durand : « Que reste-t-il des grands sentiments, du civisme, de l’éthique de vie qui vous ont animés, vous et tous les Justes ? ». C’était en 2001.

En février 1945, sous l’identité de Daniel Béchard (le pseudonyme qu’il aura le plus utilisé), il fut libéré de ses obligations militaires auprès de l’Organisation juive de combat- Forces françaises de l’intérieur (OJC-FFI).
Lui-même s’étonna-t-il plus tard d’avoir, si jeune, pris de tels risques ?
« Interviewé à l’occasion de la remise du Titre de Gardien de la Vie à la branche clandestine des EEIF – La Sixième (2020), mon père a déclaré qu’il n’avait jamais vraiment eu peur. Son français sans accent avait été un avantage, tout comme le fait d’avoir été élevé dans un milieu péri-rural qui lui avait enseigné comment se débrouiller seul dans la nature. Sa jeunesse lui avait aussi sans doute insufflé une forme d’audace et d’inconscience. La ligne rouge, conservée jusqu’à son dernier souffle, fut de ne jamais frayer avec ceux qui s’étaient mal comportés pendant la guerre. Cette condition a toujours décidé de ses fréquentations. J’ai réalisé, en regardant des photos et en me remémorant des réunions organisées chez eux, que la plupart des amis de mes parents étaient des anciens des E.I qui vivaient en Israël ou en France. Pour eux, être juifs, c’était avoir été contemporains de cette histoire. Ils étaient des Juifs qui avaient résisté pendant la guerre. Leur solidarité s’était par la suite manifestée envers les Juifs qui combattaient aux côtés d’Israël. Mes parents ne se sont jamais affirmés sionistes – terme qui, à cette époque, désignait ceux qui allaient vivre en Israël – mais ils avaient des liens très étroits avec l’ambassade d’Israël à Paris et avec les Israéliens. Je me rappelle l’attention avec laquelle nous écoutions les informations lorsqu’il s’agissait d’Israël. Ils ne l’ont pas formulé ainsi mais pour mes parents, leur identité juive relevait, en un sens, du fait d’avoir été pourchassés comme du gibier », explique Pascal Melihan-Cheinin.
Une nouvelle vie : des missions en solitaire à la photographie en couple
Daniel Melihan-Cheinin épousa Elyane Kernbaum dont les parents avaient été assassinés à Auschwitz. « Pour survivre, après-guerre, ma mère faisait le ménage dans les bases américaines où on lui donnait des donuts et un repas par semaine. Le couple formé par nos parents fut fusionnel. Ils se sont rencontrés en 1944 à la synagogue de la rue Montevideo, à Paris et se sont mariés, très simplement, en 1946 : un taxi et un chocolat chaud sur les Champs-Elysées ! » explique Pascal.

Ensemble, ils ont appris le métier comme salariés chez un photographe. « Ils avaient également un camarade qui faisait du parachutisme. Mon père a fait du planeur et il a réalisé de magnifiques photos aériennes » indique Pascal Melihan-Cheinin qui évoque aussi les nombreux clichés rapportés par le couple en 1952, lors d’un premier séjour en Israël.
Les liens étroits que Daniel (devenu, après-guerre, Daniel Franck) avait maintenus avec les anciens de la Sixième et le soutien de son parrain, Jacques Sée (président du Consistoire de Paris avant et après-guerre), ont aidé le couple à s’imposer progressivement au sein de la communauté juive française et parmi les personnalités israéliennes.

« Je me souviens que le président de la Knesset était venu au pot que mes parents avaient organisé pour ma bar-mitsva, en 1981. Mon père, dont l’hébreu était loin d’être parfait, m’a un jour raconté que lors d’un défilé organisé en Israël pour Yom HaAtsmaout, il avait demandé à Ben Gurion qui était l’homme qui se trouvait un peu plus loin. « Ma zè ? » avait questionné mon père. « Non, Mi zè » avait corrigé Ben Gurion en lui présentant Moshe Dayan dont nous avons de nombreuses photos. Mon père était aussi ami avec Sharon. Il fut le photographe attitré de la famille Rothschild. Je crois bien que c’est la baronne Alain de Rothschild qui lui avait offert une girafe Sophie pour ma naissance ! ». Le monde politique français – Daniel Franck était accrédité à l’Elysée – et certains gouvernements africains avaient également recours à ses talents.
On doit également à Franck les clichés des éditions du Colloque des Intellectuels juifs de France, de 1957 à 2004.

N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans le fait qu’un homme qui avait été contraint d’arrêter l’école très jeune ait été sollicité pour immortaliser les échanges des plus grands intellectuels juifs de France ? Une magnifique incarnation de résilience ? Une revanche ?
« Mon père, qui n’avait pas pu bénéficier de la culture dans laquelle sa famille avait baigné, n’a jamais manifesté de désir de revanche. Il s’agissait plutôt d’une curiosité toujours en éveil. C’est ce qui l’a mû et l’a conduit à apprendre énormément, notamment à travers ses connaissances. Pour autant, je suis tombé sur des notes manuscrites qu’il avait rédigées avant d’aller voir sa mère. C’est évidemment très émouvant mais j’ai surtout été frappé par sa calligraphie très lisible, son style très élégant, le tout rédigé sans fautes d’orthographe. Pas mal pour un homme qui n’avait que le certificat d’études ! Qu’il avait obtenu, m’avait-il un jour avoué, uniquement grâce au chant, alors que je ne l’ai jamais entendu chanter » nous dit le « petit dernier » du couple qui confie qu’il n’a pas toujours été facile pour lui et pour ses frères de se couler dans la relation, puissante mais complexe, que leurs parents, athées, entretenaient avec la judéité, à l’instar de nombreux rescapés et enfants cachés.
De cette vie consacrée à la photographie demeure, dans l’attente d’être exploitée, une somme impressionnante de clichés soigneusement stockés et répertoriés dans des tiroirs.

Le Times of Israel a eu le privilège de découvrir ce fonds d’archives exceptionnel. « Il faut distinguer deux choses. D’une part, des reportages photographiques commandés par des familles, majoritairement juives », explique Pascal Melihan-Cheinin en laissant ses doigts courir sur les pochettes nominatives renfermant l’intégralité des films et des dossiers de mariages, brith milah, bar ou bat mitsvoth dont ses clients avaient, à l’époque, acheté à Daniel Franck certains des clichés.
« Je pense que ces fonds privés pourraient intéresser les familles concernées » indique-t-il. L’autre fonds iconographique concerne des figures majeures et des évènements de l’histoire juive en Israël et en France. « Ces clichés ont suscité l’intérêt de différentes institutions mais aucune discussion n’a abouti à ce jour » précise Pascal. Son père lui avait indiqué qu’au cours de discussions avec Israël, il avait été avancé qu’en cas de cession du fonds, une rue de Jérusalem pourrait porter le nom de Daniel Franck.
« Un artisan qui faisait un travail d’artiste »
À la connaissance de ses fils, aucune exposition n’a été consacrée au travail de Daniel Franck. « On a toujours loué la qualité du travail de mon père. Je me souviens qu’il avait été présenté à des Américains comme le meilleur photographe de Paris. Il n’était pas forcément le plus célèbre mais il était connu pour son souci de la qualité de la prise de vue, du développement, du tirage, du glaçage et du repiquage des photos. C’est la raison pour laquelle j’aime bien le terme d’artisan. Il représente vraiment celui qu’était notre père : un artisan qui faisait un travail d’artiste. Il faut se rappeler que mes parents étaient des survivants et qu’ils avaient entamé leur vie professionnelle sans rien. La photographie a d’abord été pour eux un moyen de gagner leur vie. Ces contingences ont toujours pris le pas là où d’autres auraient été disponibles pour valoriser leur travail et le mettre en scène. La frontière entre l’artisan et l’artiste est souvent sociale et culturelle ».
L’appel est donc lancé. Toute demande concernant le fonds privé ou institutionnel peut être envoyée à l’adresse suivante : archives.daniel.franck@gmail.com